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nature et raison rare alliance sans laquelle il ne peut absolument être heureux. Si la nature y manque, c'est l'Ecole des Maris ou l'Ecole des Femmes (1);

si la raison, c'est « le beau mariage de la jeune Dorimène, fille du seigneur Alcantor, avec le seigneur Sganarelle, qui n'a que cinquante-trois ans... O le beau mariage, qui doit être heureux, car il donne de la joie à tout le monde, et fait rire tous ceux à qui on en parle (2) ; » — si l'amour,

Savez-vous bien qu'on risque un peu plus qu'on ne pense
A vouloir sur un cœur user de violence;

Qu'il ne fait pas bien sûr, à vous le trancher net,
D'épouser une fille en dépit qu'elle en ait;

Et qu'elle peut aller, en se voyant contraindre,

A des ressentiments que le mari doit craindre (3)?

Cette triple leçon est reprise sans cesse, de cent manières diverses, et il n'y a, pour ainsi dire, pas une comédie où elle ne se trouve plus ou moins accentuée.

Si le mariage n'a d'autre mobile que la volupté, il devient semblable aux mariages de don Juan, où << lorsqu'on est maître une fois, il n'y a plus rien à souhaiter, et tout le beau de la passion est fini (4). »

Si on y est poussé par l'orgueil d'une noble al

(1) Sur les deux Ecoles, voir plus haut, chap. V, p. 96.

(2) Le Mariage forcé, sc. II, III.

(3) Les Femmes savantes, act. V, sc. I.

(4) Le Festin de Pierre, act. I, sc. II.

liance, il tourne comme le mariage de George Dandin, « qui est une leçon bien parlante (1). »

Si l'on épouse par intérêt d'argent, les maris sont des Trissotins et des Diafoirus (2), les femmes des Dorimènes et des Angéliques (3)

Si c'est par amour du bien-être et du pot-au-feu, on est traité comme Chrysale par Philaminte, ou comme Argant par Béline (4).

Si c'est par égoïsme et lubricité de vieillard, on a le sort des Arnolphes et des Sganarelles (5).

C'est, on le répète, une leçon variée à l'infini et toujours la même ; c'est l'affirmation continuelle que le mariage ne peut être bon ni heureux s'il ne repose sur une affection naturelle, un dévouement réciproque, et un profond sentiment du devoir. Ah! sans doute, ceux qu'une passion déraisonnable fait passer outre à ces indispensables conditions, sont souvent bien innocents et bien excusables: Molière en fut lui-même un exemple (6); et il y a un stoïcisme amer dans la façon joviale dont il essaye de prouver qu'on doit porter en galant homme de certaines disgrâces (7).

(1) Le Mari confondú, act. I, sc. I.

(2) Les Femmes savantes, le Malade imaginaire.

(3) Le Mariage forcé, le Mari confond u.

(4) Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire.

(5) Le Cocu imaginaire, les deux Ecoles, le Mariage forcé.

(6) Voir plus haut, chap. VII, p. 122, note 2.

(7) Le Cocu imaginaire, sc. XVII; l'Ecole des Femmes, act. I, sc. 1;

act. IV, sc. VIII.

Mais ce malheur sans doute se pourrait éviter si l'on n'épousait pas comme Sganarelle; si la nature dans toute sa pureté présidait à cette union; si ceux qui s'unissent s'aimaient de l'amour vrai dépeint au précédent chapitre; si, considérant avec toute leur raison la gravité de ce qu'ils font, ils se donnaient l'un à l'autre avec une franchise et un abandon sans bornes, décidés à trouver tout l'un en l'autre (1); si l'aveuglement de la jalousie mal fondée ne venait pas troubler la sincérité de leur affection (2); si, une fois unis, ils continuaient, comme le recommande Ariste, à garder entre eux toutes les délicatesses et les prévenances de l'amour (3); si, comme dit Mlle Molière, le mariage ne changeait pas tant les gens (4); s'ils négligeaient moins leurs enfants, ces seconds liens des cœurs, qui viennent remplacer ceux de l'amour qui s'usent (5); s'ils se consacraient résolûment aux soins de la maison commune (6); si l'homme, pénétré de sa dignité et de ses obligations, n'abdiquait pas comme Chrysale, et

(1) Le Misanthrope, act. V, sc. vII :

Puisque vous n'êtes

pas,

en des liens si doux,

Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous.

(2) Le Dépit amoureux, le Cocu imaginaire, le Prince jaloux. Voir D. Nisard, Histoire de la littérature française, liv. III, chap. IX, 8 2. (3) L'Ecole des Maris, act. I, sc. II.

(4) L'Impromptu de Versailles, sc. I : « Le mariage change bien les gens. >> (5) Le Tartuffe, le Bourgeois gentilhomme, les Femmes savantes, le Malade imaginaire.

(6) Elmire dans le Tartuffe; Mme Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme.

ne tournait ni à l'Orgon ni au M. Jourdain; si la femme renonçait franchement à être une Philaminte ou une Célimène, sans doute alors qu'on verrait plus de mariages heureux, et que les Elmires seraient moins rares.

Toute cette morale est dans Molière. Elle y est, et. elle pénètre le lecteur sans qu'il s'en doute. Toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur conjugal sont prêchées : la confiance, la douceur, les soins réciproques, l'indulgence; tous les devoirs imposés aux époux sont affirmés: affection, dévouement, secours, fidélité. Les escapades des maris sont traitées comme elles le méritent dans le tableau comique des amours du Bourgeois gentilhomme pour sa belle marquise; et le Tartuffe restera toujours la peinture la plus crûment vraie, c'est-à-dire la condamnation la plus absolue de l'adultère.

On n'a pas de paroles pour faire ressortir la délicalesse et la perfection de cette morale supérieure, sentie par un cœur d'une honnêteté rare, comprise par un génie d'une étendue étonnante, exprimée par un talent sans égal. Non-seulement cent personnages mis sous les yeux du spectateur offrent en exemple la morale du mariage; mais encore, de tous les discours mis çà et là dans leur bouche, on peut tirer un ensemble de maximes, qui, réunies et mises en ordre, constituent un véritable code moral du mariage je demande de quel auteur dramatique ou de quel romancier on en peut tirer autant?

Les Préceptes du Mariage.

I.

«Le mariage est une chose sainte et sacrée (1), une chaîne à laquelle on doit porter toute sorte de respect (2). » « On ne doit point se jouer d'un mystère sacré, et les libertins ne font jamais une bonne fin (3). »

II.

« Les suites du mariage sont des enfants et un ménage (4). »

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« Le mariage est pour toute la vie, et de là dépend tout le bonheur (6). »

V.

« Un engagement qui doit durer jusqu'à la mort ne se doit jamais faire qu'avec de grandes précautions (7). »

(1) Les Précieuses ridicules, sc. v.
(2) Le Mari confondu, act. II, sc. III.
(3) Le Festin de Pierre, act. I, sc. II.
(4) Les Femmes savantes, act. 1, sc. I.

(5) Id., act. I, sc. I.

(6) Le Malade imaginaire, act. III, sc. Iv. Comparez, l'Avare, act. I, sc. vII: « Le mariage est une grande affaire; il y va d'être heureux ou malheureux toute

sa vie. »

(7) L'Avare, act. I, sc. vII.

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