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que des dieux, et où les Hercules ne pouvaient être que des ducs du Maine (1).

Les comédies de la Jalousie du Barbouillé (2), du Cocu imaginaire (3), du Mariage forcé (4), du Mari confondu (5), bien qu'elles offrent d'ailleurs d'excellentes leçons (6), sont absolument condamnables au même chef.

Présenter l'adultère comme une chose réjouissante, fort supportable, et qui peut même avoir quelque avantage (7); couvrir de ridicule les victimes de ce

(1) En 1668, année de la première représentation d'Amphitryon, la marquise de Montespan était véritablement maîtresse en titre. Le duc du Maine naquit en 1670. Voir plus loin, p. 176, note 2.

(2) 1658.

(3) 1660.

(4) 1664. Le Mariage forcé était primitivement en trois actes, et contenait des entrées de ballet où le roi dansa lui-même, dans un rôle d'Egyptien (Troisième entrée), le 29 janvier 1664.

(5) 1668. Le Mari confondu a été énergiquement blâmé par J.-J. Rousseau : « Quel est le plus criminel, d'un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d'une femme qui cherche à déshonorer son époux? Que penser d'une pièce où le parterre applaudit au mensonge, à l'infidélité de celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni? »> Lettre à d'Alembert sur les spectacles. Voir plus loin p. 173, note 3.

(6) Voir plus haut, chap. VIII.

(7) Amphitryon, act. I, sc. Iv, Mercure-Sosie à Cléanthis:

Mon Dieu, tu n'es que trop honnête !

Ce grand honneur ne me vaut rien.

Ne sois point si femme de bien,
Et me romps un peu moins la tête...
Un mal d'opinion ne touche que les sots,
Et je prendrois pour ma devise:
Moins d'honneur et plus de repos..
J'aime mieux un vice commode

Qu'une fatigante vertu.

Voir aussi l'Ecole des Femmes, act. IV, sc. vi; et p. 172, note 3.

malheur (1); rendre toutes gracieuses les femmes infidèles, et leurs amants tout séduisants (2); leur donner des charmes tels que le spectateur ne peut s'empêcher de les applaudir et de rire avec eux de leur succès (3), c'est une œuvre immorale et sans excuse (4). On comprend sur ce point la sévérité d'un évêque comme Bossuet (5), voyant le troupeau entier du peuple se corrompre joyeusement à ces immoralités étalées, tandis que si peu d'hommes prudents y savent prendre les leçons excellentes qu'elles cachent.

On insiste sévèrement sur ce point, parce que l'étude que l'on fait ici ne peut avoir d'intérêt qu'à la condition de blâmer le mal avec autant d'énergie qu'on en met à louer le bien.

Autant on a approuvé les paroles hardies, mais convenables, qui effarouchaient les spectatrices précieuses de l'Ecole des Femmes (6); autant on approuvera même la gaillardise, peu conforme au caractère

(1) Le Barbouillé, dans la Jalousie du Barbouillé, Sganarelle dans le Cocu imaginaire et le Mariage forcé, George Dandin dans le Mari confondu. (2) Angélique et Valère dans la Jalousie du Barbouillé; Dorimène et Lycaste dans le Mariage forcé; Angélique et Clitandre dans le Mari confondu. (3) La Jalousie du Barbouillé, sc. III, IV, VII, XI, XII; le Mari confondu, act. I, sc. v, vi; act. 11, sc. III, X, XI; act. III.

(4) La seule excuse du comédien serait la nécessité de faire rire: Molière savait faire rire autrement.

(5) Voir, sur la question de Bossuet, plus loin, chap. XII. Voir aussi p. 172, note 3.

(6) L'Ecole des Femmes, act. I, sc. 1; act. II, sc. vi; la Critique de l'Ecole des Femmes, Sc. III, VII. Voir plus haut, chap. V, p. 100.

de Dorine, mais nécessaire pour répondre à l'hypocrite lubricité de Tartuffe (1) autant on condamnera sans rémission les plaisanteries grossières dont Molière a quelquefois sali d'excellentes scènes, entraîné' par le désir de soulever le gros rire populaire (2). Ici encore, c'est Bossuet qui a raison (3); et nonseulement la morale, mais le goût est avec Bossuet. Il est inutile de discuter ces choses-là. Peut-être pourrait-on dire que nous sommes plus délicats aujourd'hui qu'on ne l'était il y a deux siècles, et que nous affectons d'être « plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps (4); » il est vrai que le mot grivois ou gaulois, si l'on veut, était alors admis partout, excepté chez les précieuses, et que les dames même ne faisaient point de façon d'en rire :

(1) Le Tartuffe, act. III, sc. II. Voir plus haut, chap. VI, p. 117.

(2) La Jalousie du Barbouillé, sc. IV, VI, XI; le Médecin volant, sc. III, IV ; l'Etourdi, act. I, sc. II, vi; act. V, sc. VII, XVI; le Dépit amoureux, act. I, sc. I, 11; act. V, sc. ix ; le Cocu imaginaire, sc. II, IV–VI, XVI, XVII; le Mariage forcé, SC. IV, VII, X; le Festin de Pierre, act. II, sc. 1; l'Amour médecin, act. II, sc. VII; le Médecin malgré lui, act. I, sc. I; act. II, sc. iv, vII; act. III, sc. III; Amphitryon, Prologue, act. 1, sc. Iv; act. II, sc. II, III, VII; le Mari confondu› act. I, sc. Iv; act. II, sc. 1; M. de Pourceaugnac, act. II, sc. II, VI, VII, › act. III, sc. ; le Malade imaginaire, act. II, sc. VI.

x;

(3) « Il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies même de nos jours, et qu'on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière. On réprouvera les discours où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d'une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre Jeurs jaloux. » Maximes et Réflexions sur la Comédie, chap. V. Voir plus loin, chap. XII.

(4) La Critique de l'Ecole des Femmes, sc. III.

c'était une suite de la licence du seizième siècle (1). Cela peut être une explication, mais ce n'est pas une excuse. Molière pouvait aussi bien devenir le maître de la délicatesse et du bon goût que du bon sens, à l'époque où Boileau proclamait

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Que le lecteur françois veut être respecté (2).

Mais il y a quelque chose de plus corrrupteur que les grossièretés et même que les peintures indulgentes de l'adultère (3) c'est la théorie sentimentale des amours faciles. Cette matière banale des opéras est la forme poétique sous laquelle s'insinue la débauche de la façon la plus dangereuse. Et qui le croirait? Molière la terreur des précieuses, Molière le peintre d'Henriette, a usé son temps et son génie à collaborer avec Quinault pour chanter

...ces lieux communs de morale lubrique

Que Lulli réchauffa des sons de sa musique (4).

(1) Voir H. Taine, Voyage aux Pyrénées, chap. III, La Pudeur au XVIe siècle « Chaque siècle a son degré de décence...; parmi les mœurs du temps, le mot crû n'était que le mot naturel; les femmes l'entendaient à table tous les jours, et orné des plus beaux commentaires, etc. » Mlle de Sillery se contentait de trouver les Contes de La Fontaine obscurs (Tircis et Amarante).

(2) Art poétique, ch. II, v. 176.

(3) F. Génin (Vie de Molière, chap. VI), dans sa défense du Mari confondu contre les violentes attaques de J.-J. Rousseau (voir plus haut, p. 170, note 5), dit avec beaucoup de justesse : « Le vice d'Angélique n'est que spirituel; dans Julie, il est intéressant, ennobli par la passion; il emprunte les dehors de la vertu, tout au plus est-il présenté comme une faiblesse rachetable... La Nouvelle Héloïse a fondé cette école de l'adultère sentimental, qui de nos jours a envahi le roman, le théâtre, et jusqu'à certaines théories philosophiques. (4) Boileau, Satire X, v. 141.

Lui-même, avec cette sublime idée de l'amour qu'il se faisait et qu'il exprimait d'une manière si parfaite, il n'a pas eu le courage de refuser son talent à la vulgaire immoralité des opéras demandés par une cour licencieuse : il a su dire en vers admirables ce que d'autres ne savaient exprimer qu'avec platitude et froideur; il a su donner dans le tendre et la galanterie sans tomber dans le ridicule; il a su trouver des accents d'une touchante douceur, d'une grâce inouïe, pour les mettre au service du libertinage délicat et de la licence distinguée. Mais il n'avait pas besoin de donner cette preuve pour démontrer son intarissable facilité; et le moraliste ne peut lui pardonner d'avoir ainsi employé son art à corrompre, d'avoir véritablement prostitué son génie.

De Molière aujourd'hui, c'est le meilleur qui a survécu : quand on parle de lui, on songe d'abord à ses grandes comédies. On oublie, ou même on ignore les intermèdes et les danses qui s'y mêlaient, les paroles et les chansons qu'il mettait dans la bouche des nymphes et des bergers dont il peuplait l'Elide ou la vallée de Tempé transportées à Versailles. Mais quand on veut étudier sous toutes ses faces la variété de ce génie, on ne doit lui ôter ni son talent ni son immoralité de poëte anacréontique. Il faut citer, pour pouvoir l'admirer et le condamner en même temps, ce léger et séduisant langage de la corruption innocente, qui fut avec tant de succès imité mais non égalé par les petits poëtes du dix-huitième

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