Images de page
PDF
ePub

entre un louis d'or et un péché, il n'hésite pas ; et malgré le diable qui le tente et Sganarelle qui l'encourage, «< il aime mieux mourir de faim (1). »

L'amour du prochain, qu'il faut aimer comme soimême pour l'amour de Dieu (2), quand a-t-il été pratiqué d'une manière plus touchante que par done. Elvire, qui, trahie de la façon la plus injurieuse par un amant aimé, revient trouver ce scélérat, ce perfide, qu'elle a menacé de « la colère d'une femme offensée (3), » pour adresser à ce cœur de tigre les paroles qui tirent des larmes à Sganarelle : « Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater; et vous me voyez bien changée de ce que j'étois ce matin. Ce n'est plus cette done Elvire qui faisoit des vœux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetoit que menaces et ne respiroit que vengeance. Le ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel..., et il n'a laissé dans mon cœur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt... Je vous ai aimé avec une tendresse extrême; rien au monde ne m'a été aussi cher que vous ; j'ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait

(1) Le Festin de Pierre, act. III, sc. II.

(2) << Diliges proximum tuum sicut te ipsum. » Matth., cap. XXII, v. 39. (Conf. Lev., cap. XIX, v. 18; Marc., cap. XII, v. 31.)

(3) Le Festin de Pierre, act. I, sc. III.

toutes choses pour vous; et toute la récompense que je vous en demande, c'est de corriger votre vie et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi. Encore une fois, je vous le demande avec larmes; et si ce n'est assez des larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher (1). »

Quelle abnégation, dans la bouche d'une amante insultée et remplacée! Voilà la charité chrétienne bien différente de cette philanthropie ou de cette humanité au nom de laquelle don Juan fait l'aumône d'une pièce d'or, mais qui est entachée d'un vice irrémédiable, l'orgueil (2). Voilà le pardon des injures, le pardon chrétien, qui inspire Cléante quand Orgon s'élance sur Tartuffe vaincu, en criant:

Hé bien! te voilà, traître...

CLEANTE.

Ah! mon frère, arrêtez,

Et ne descendez point à des indignités;

A son mauvais destin laissez un misérable,

Et ne vous joignez point au remords qui l'accable.

(1) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. IX.

(2) « A propos de ce mot humanité, qui n'était point d'un usage populaire du temps où fut jouée cette pièce, Aimé Martin remarque justement que Molière, en l'employant, semble pressentir et critiquer à l'avance l'abus qu'en feront au commencement du siècle suivant les esprits forts, et à la fin de ce même siècle les scélérats qui ont fait de la guillotine l'instrument de leur politique. » Œuvres complètes de Molière, édition variorum de Ch. Louandre, Paris, 1864, tome II, p. 98.

Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour,

Qu'il corrige sa vie en détestant son vice (1).

Quant à la sublime humilité du repentir, aux trésors de la miséricorde divine, avec quelle grandeur et quelle douceur ces choses sont encore exprimées par done Elvire à don Juan: « Je sais tous les déréglements de votre vie; et ce même ciel, qui m'a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver (2), et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que, peut-être, vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au ciel, de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une passion condamnable (3). »

(1) Le Tartuffe, act. V, sc. vii.

(2) Cette phrase désigne évidemment la grâce. La grâce est encore affirmée dans cette parole: « On n'a pas besoin de lumière quand on est conduit par le ciel. » Le Festin de Pierre, act. IV, sc. XII.

(3) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. IX.

Enfin, la souveraine justice de Dieu, «< condamnant à des supplices éternels (1) » ceux qui trouvent << que le ciel n'est pas si exact qu'on pense (2), et qu'il faut qu'il parle un peu plus clairement, s'il veut qu'on l'entende (3); » cette souveraine justice frappant << d'un épouvantable coup (4) » les pécheurs qui ne profitent pas « de la miséricorde du ciel (5) » et les «< esprits forts qui ne veulent rien croire (6); » cette justice, dis-je, est affirmée par la brève autorité de cette parole: « L'endurcissement au péché traîne une mort funeste; et les grâces du ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre (7). »

Ces textes sont formels ils ne sont point des traductions, et il suffit de les comparer sommairement aux modèles espagnols, pour voir qu'ils sont écrits dans un esprit sérieux tout différent de l'esprit superstitieux qui domine chez Tirso de Molina (8). Ils

(1) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. IX. Comp. Platon, République, liv. x. (2) Id., act. V, sc. ix. Comp. encore Platon, République, liv. x.

(3) Id., act. V, sc. v.
(4) Id., act. IV, SC. IX.
(5) Id., act. V, sc. v.

(6) Id., act. IV, sc. vi. (7) Id., act. V, sc. vi. Ce n'était pourtant pas l'avis du prince de Conti, qui tonne contre le Festin de Pierre dans son Traité de la Comédie et des Spectacles « Y a-t-il une école d'athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d'esprit, l'auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire pour la soutenir toutes les impertinences du monde? Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de blasphèmes, à la faveur d'une fusée qu'il fait le ministre ridicule de la vengeance divine. » Que dire à cela?

(8) Voir F. Génin, Vie de Molière, chap. III.

ne sont point une nécessité de la comédie, qui aurait produit le même effet avec des affirmations moins précises. Quelque étonnement que cela cause, il faut reconnaître là une intention réfléchie et l'expression d'un sentiment personnel. En vérité, on exalte Shakespeare d'avoir mêlé dans le drame le langage héroïque à la trivialité populaire : mais que dire de celui qui, des bouffonneries de Charlotte ou de M. Dimanche (1), sait passer tout à coup à l'expression la plus pure de la foi chrétienne et aux élans les plus ardents de l'amour divin, sans que cet incroyable mélange choque le spectateur, qui ne s'aperçoit même pas de ces contrastes audacieux, tant est immense et douce la puissance du génie. Que dire de celui qui a fait le Tartuffe, et mis sur la scène ce qu'un moraliste osait à peine insinuer dans un livre spirituel (2), ce qu'un prédicateur n'osait pas prononcer du haut de la chaire (3)?

Ah! si la vraie piété est la vertu surhumaine qui ravit l'homme jusqu'à Dieu, et si une foi sincère est ce qu'il y a au monde de plus respectable, quel service n'est-ce pas rendre à la foi et à la piété que de mettre au pilori ceux qui empruntent un masque sacré pour satisfaire les deux plus honteuses passions, celle de

(1) Le Festin de Pierre, act. II, sc. 1-v; act. ÍV, sc. 111, IV. (2) La Bruyère, les Caractères, de la Mode.

(3) Bourdaloue, Sermon pour le septième dimanche après la Pentecôte. Voir plus haut, chap. II, p. 31, note 2. On ne parle pas ici de don Juan-Tartuffe (le Festin de Pierre, act. V, sc. I-III), parce que tout le même caractère se retrouve étendu et approfondi dans Tartuffe.

« PrécédentContinuer »