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quoique la morale de Molière ne parle guère de Dieu ni de religion, elle ne peut être confondue avec la morale que certaines gens appellent orgueilleusement indépendante (1); car, au fond, elle n'est morale, c'est-à-dire règle, que parce qu'elle est infuse en notre nature par la puissance divine, et elle n'est définie que parce que nous avons l'idée du bien, inséparable de l'idée de Dieu. Il est vrai qu'elle peut être formulée, et même pratiquée, sans religion positive. Et c'est rendre service aux hommes que de les accoutumer, comme fait Molière, à élucider l'idée du bien, à user de leur conscience, de leur bon sens et de leur liberté, à se fortifier dans le discernement et la pratique de l'honnête. Mais il faut avouer aussi qu'ils ne sont pas tous capables de le faire d'eux-mêmes, et que la plupart n'ont ni le temps, ni la volonté d'y songer; que, quand même ils le voudraient, ils sont trop livrés aux passions pour le pouvoir seuls avec efficacité : sans chercher la cause originelle de cette incapacité, on doit constater qu'elle existe. Il est donc compréhensible que Dieu créateur, qui a permis que les caractères de la loi naturelle pussent être à demi effacés dans les âmes, leur rende cette loi formulée par la religion, avec une promesse et une menace qui fasse le devoir plus clair aux bons, et les méchants plus inexcusables.

(1) La morale indépendante ne peut remplacer le principe de l'ordre providentiel qu'elle méconnaît, ni par conséquent faire respecter des préceptes pratiques qui ne relèvent que d'elle seule.

CHAPITRE XII.

RÉFLEXIONS GÉNÉRALES.

Quand, arrivé au terme de cette délicate et intéressante étude, on désire mettre en ordre toutes les idées qui se sont agitées dans l'esprit, la première impression qu'on éprouve est un étonnement profond que Molière ait été, au point de vue moral, si peu compris ou si incomplétement apprécié par des juges illustres à divers titres l'autorité de leur génie et de leur nom est impuissante à faire accepter leurs étranges conclusions.

De même que les habitants d'un canton montagneux ne sont pas bien placés pour apprécier la hauteur absolue ou relative des sommets qui les environnent, et qu'ils doivent, pour en mieux juger, se placer à distance en différentes perspectives, ainsi se trouvent situés les contemporains par rapport aux hommes de génie qu'ils voient s'élever autour d'eux, et dont ils ne peuvent juger absolument la grandeur, parce qu'il leur faudrait les pouvoir considérer avec l'abandon des préjugés de leur époque et la perspective du temps.

Lorsque Molière mourut, personne en France, à

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l'exception d'un petit nombre d'hommes d'élite, leau, La Fontaine, Louis XIV, Bussy, Bouhours, personne ne parut s'apercevoir de la perte que la patrie et les lettres venaient de faire. Le public ne fut, pour ainsi dire, frappé que d'une chose c'est qu'un bouffon, au moment où il jouait la mort, avait été joué par elle (1). «Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Condom, conseiller du Roi en ses Conseils, ci-devant précepteur de Monseigneur le Dauphin, premier aumônier de Madame la Dauphine (2), » ne pouvait, d'une si grande hauteur, considérer qu'avec mépris un baladin, journellement exposé à la risée publique, et qui, à la honte de cette profession proscrite, ajoutait le crime d'avoir été, sinon l'instigateur, au moins le complice des désordres et des scandales de la vie du roi (3). Lorsque, vingt après la mort de Molière, parut en tête du Théâtre de Boursault la Lettre du P. Caffaro (4), où se lisait, au profit dudit Boursault, une justification des représentations théâtrales en général, et de la comédie française en particulier « si épurée

(1) Voir à la fin des Euvres de Molière (Paris, Poirion, 1749, 8 vol. in-12) plus de vingt épitaphes ou épigrammes qui ne roulent que sur ce jeu de mots, qu'on trouve pour la première fois dans le Mercure galant, 1673, tome 1.

(2) Titre de la première édition du Discours sur l'Histoire universelle, Paris, S. Mabre-Cramoisi, 1681.

(3) Voir plus haut, chap. IX, p. 170, note 1; p. 176, note 2; p. 185, note 3, et 186, note 2.

(4) Lettre d'un Homme d'érudition et de mérite consulté par l'auteur pour savoir si la comédie peut être permise, ou doit être absolument défendue.

qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre tous les jours, à la cour, les évêques, les cardinaux et les nonces du pape ne font point de difficulté d'y assister...; et elle se joue avec le privilége d'un prince qui gouverne ses sujets avec tant de sagesse et de piété, qui n'a pas dédaigné d'y assister lui-même, et qui n'aurait pas voulu autoriser par sa présence un crime dont il serait plus coupable que les autres; » et cela en faveur des plates et misérables comédies de Boursault, dont plusieurs ne roulent que sur des équivoques honteuses, dégoûtantes (1); Bossuet, en lisant une telle lettre en tête de telles œuvres, sentit ranimée toute son indignation, devenue cette fois, il faut en convenir, légitime (2).

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Mais Bossuet n'avait pas eu le temps de lire Mo

(1) Il faut citer, pour les gens qui n'auraient pas le courage de parcourir le Théâtre de Boursault, quelques-unes de ces sales plaisanteries :

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Et si tu sens de l'être une démangeaison...

(Les Menteurs qui ne mentent point, Act. IV, sc. Iv.)

Voilà le style de Boursault; et les situations, l'effronterie des filles, leur façon de se jeter à la tête des hommes, tout est digne du style. J'aurais honte de multiplier les citations.

(2) La Lettre au P. Caffaro, théatin, est du 9 mai 1694, et le P. Caffaro répondit aussitôt en désavouant la Lettre d'un Homme d'érudition, pour laquelle il n'a sans doute fourni que des indications, et qui a dû être rédigée par Boursault lui-même.

lière, et il avait nécessairement confondu deux choses les pièces de Molière, et les insipides et graveleuses imitations qui étaient jouées alternativement avec ses chefs-d'oeuvre sur le même théâtre (1). De plus, la postérité conviendra qu'il devait lui être extrêmement difficile, sinon impossible, de distinguer l'auteur comique, sublime dans ses œuvres comme dans son jeu, de l'acteur, avili par l'immoralité ou la médiocrité des pièces que, dans l'intérêt de sa troupe, il se faisait un triste devoir de jouer lui-même, avec une indifférence, hélas! stoïque.

Donc Bossuet, dans sa suprême sévérité, a eu l'esprit plein des dangers et des hontes de la vie de comédien, le cœur soulevé par les grossièretés étalées sur la scène de l'époque, l'indignation surexcitée par l'encouragement donné aux plaisirs de Louis XIV. Et cette indignation d'évêque et de « Père de

(1) « La troupe de Molière jouait d'abord sur le théâtre du Petit-Bourbon les jours qu'on appelait extraordinaires, les lundi, mardi, jeudi et samedi, et les Italiens jouaient les autres jours... En janvier 1662, quand Molière et sa troupe étaient installés au Palais-Royal, les Italiens étant revenus à Paris, alternèrent de nouveau avec eux. » J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I, note 36. A moins d'être un habitué, il était impossible de ne pas confondre les deux troupes; et les pièces des Italiens étaient aussi plates et aussi grossières que celles de Boursault, voir le Théâtre italien, ou le Recueil de toutes les scènes françoises qui ont été jouées sur le Théâtre italien, Genève, 1695. De plus les Italiens, comme Boursault, pillaient les pièces de Molière, ce qui ajoutait encore à la confusion. Le Médecin volant, le Portrait du Peintre, la Satire des Satires, les Mots à la mode, de Boursault, les Scènes de la Fille savante, de la Cause des Femmes, etc., des Italiens, ne sont que de détestables et graveleux pastiches de Molière, qui d'ailleurs, ne pouvant pas jouer uniquement son répertoire, prêtait son talent d'acteur aux plus mauvaises pièces, en sorte qu'un contemporain non assidu au théâtre attribuait tout à Molière.

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