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Maintenant, on voudrait tâcher de se dérober à la passion du beau et au joug du génie pour conserver toute l'impartialité du sens et du jugement moral.

Il faut se demander d'abord quels étaient les sentiments moraux de Molière, ce qu'il pensait luimême du vice, de la vertu, du devoir. Certes, il a aimé l'honnêteté et l'honneur: son honnête homme est accompli de cœur et d'esprit ; il pousse la délicatesse de la vertu jusqu'à l'extrême, et la minutie du devoir jusqu'au détail le plus puéril en apparence; son horreur du vice est vigoureuse, et en même temps sa charité indulgente. Ses principes sur le bien qu'on doit accomplir, non pas seulement sur le bien moyen et ordinaire dont se contentent la plupart des hommes, mais sur le bien parfait, s'il est possible, sont absolus (1). Envers soi, envers sa femme (2), envers ses semblables et sa patrie (3), même envers Dieu (4), Molière comprend et croit qu'il y a une règle formelle et invariable des devoirs, et que chacun est obligé de faire un continuel effort pour observer cette règle de son mieux. Et il conçoit de ce mieux humain, puisque la perfection ne nous est pas donnée, une idée si haute et si pratique, qu'il est

Qui mit à les polir son art et son étude :

Mais, Molière, à ta gloire il ne manqueroit rien,
Si, parmi leurs défauts que tu peignis si bien,

Tu les avois repris de leur ingratitude.

(1) Voir plus haut, chap. II, III, V, VI.

(2) Id., chap. VII, VIII.

(3) Id., chap. X.

(4) Id., chap. XI.

difficile d'imaginer qu'aucun homme puisse s'en faire une meilleure.

Il a tout sondé dans l'homme et tout apprécié. Ses études ont été si profondes, que nous sommes souvent étonnés de lui voir découvrir en nous ce que nous ignorions nous-mêmes; ses jugements sont si justes qu'ils nous confondent par l'autorité du bon

sens.

En somme, on peut dire que le sage, ou plutôt l'honnête homme de Molière (car dans cette expression de sage il y a quelque chose d'exceptionnel et d'orgueilleux), l'honnête homme de Molière est l'homme le plus naturel, celui qui use le mieux de toutes ses facultés pour atteindre au but de la nature humaine ici-bas et ailleurs; son guide dans cette voie, c'est le bon sens; son soutien, c'est la conscience. Je ne crois pas qu'on puisse citer un devoir grand ou petit, public ou privé, que Molière ait oublié ou ignoré (1). Son idée morale de l'homme est complète rien n'y manque, depuis la juste proportion des soins dus au corps jusqu'aux intimes et hautes obligations de l'âme intelligente envers Dieu.

:

Il est vrai que Molière semble quelquefois s'égayer à des plaisirs et à des plaisanteries qu'il doit condamner lui-même (2). Mais qui donc est si maître de soi qu'il ne se relâche jamais, et reste toujours absolument vertueux ?

(1) Excepté pourtant les devoirs de famille, voir plus haut, chap. X. (2) Voir surtout chap. IX.

Molière voulait l'être, et l'était. S'il succomba à des faiblesses humaines, il sut être un mari, nonseulement loyal et bon, mais indulgent et pardonnant; il sut être un ami rare, et, pour tous ceux qu'il conduisait, un protecteur charitable et dévoué jusqu'à la mort (1). Cœur convaincu, il sut avoir de la dignité dans sa conduite; il montra pour ses ennemis de la douceur et de l'oubli, ce qui vaut mieux que du mépris. Et, si étonnant que cela puisse paraître quand on repense à ses funérailles, il fut chrétien (2). Je ne dirai point qu'il fut un saint, ni qu'il n'eût pu mieux vivre qu'il ne fit; mais il fut un honnête homme et un chrétien philosophe, dont la mémoire est honorable. Il n'y a que l'ignorance, l'aveuglement ou la calomnie qui puissent le contester.

Quant aux intentions de Molière, elles ne furent certainement point en désaccord avec ses principes. Il condamna de tout temps la comédie « corrompue,» et voulut faire des spectacles un « divertissement innocent (3). » Il eut même quelquefois l'intention

(1) Voir toutes les vies de Molière, et particulièrement l'histoire de son dernier jour « Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre: que feront-ils si je ne joue pas? Je me reprocherois d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant absolument » (J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. III).

(2) La Requeste à Monseigneur l'illustrissime et révérendissime archevesque de Paris, adressée par sa veuve pour obtenir la sépulture ecclésiastique, établit par témoignage formel qu'il accomplissait ses devoirs religieux dans sa paroisse de Saint-Eustache. Voir J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. IV, note 1, et plus haut, page 227, note 2.

(3) Préface du Tartuffe. Voir plus haut, chap. I, p. 8.

d'instruire, particulièrement dans le Tartuffe et dans les Femmes savantes. Quand il lui arriva de dire le fond de sa pensée, dans l'Impromptu de Versailles et la Critique de l'Ecole des Femmes, il affirma sa volonté d'être parfaitement moral et de corriger les hommes de leurs ridicules (4). Après l'étude qu'on vient de faire, on peut être étonné d'entendre Molière déclarer qu'il n'y a rien de plus «< innocent » que ses comédies; on éprouve le même sentiment qu'en entendant La Fontaine déclarer qu'il n'y a rien de mauvais dans ses Contes (2). Mais cette illusion n'est qu'une preuve de plus de la haute honnêteté de l'auteur: souvent, une plaisanterie un peu libre et qu'on croit sans conséquence peut faire plus de mal que n'a fait de bien un beau discours sur la vertu.

Bref, les conclusions seraient, sauf quelques réserves indiquées dans le cours du présent livre (3), toutes favorables à la morale de Molière, s'il ne s'agissait que de ses principes et de ses intentions, c'est-à-dire s'il n'était pas Molière. Mais que sont ses principes et ses intentions auprès de son influence?

La morale d'un homme comme lui n'est pas seu

(1) L'Impromptu de Versailles, sc. ; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. III, VI, VII. Voir plus haut, chap. I.

(2) Contes, liv. III, 1, les Oies de frère Philippe :

Je n'y vois rien de périlleux.

Les mères, les maris me prendront aux cheveux

Pour dix ou douze contes bleus !

Voyez un peu la belle affaire !

Ce que je n'ai point fait, mon livre iroit le faire!

(3) Voir surtout chap. IV, IX, X.

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lement celle qu'il conçoit ni même celle qu'il a la prétention d'exprimer : c'est surtout celle qu'il introduit dans le monde par ses œuvres, et qu'il établit irrésistiblement dans l'âme de ses spectateurs sans qu'ils s'en doutent, et souvent sans s'en douter luimême (1). C'est cette morale-là qu'il importe de connaître et de juger, parce qu'elle n'est pas une opinion personnelle, mais une action universelle.

Si une très-belle femme, et très-séduisante par l'esprit comme par la grâce, se rencontre à l'entrée de la vie devant un jeune homme de cœur, on peut dire que d'elle dépend ce qu'il sera, et que la séduction dont elle est armée fera en lui le bien ou le mal, suivant que cette femme sera bonne ou mauvaise. Pour des génies comme Molière, le rôle qu'ils jouent dans la vie des peuples n'est ni moins beau ni moins terrible leur séduction est si victorieuse, qu'il est impossible qu'une nation reste indifférente à leur charme; et quand même ils ne le voudraient pas, ils en deviennent nécessairement les maîtres de par une puissance invincible. Molière règne en France depuis deux siècles, et ce n'est pas de ses intentions, mais de son gouvernement des âmes, qu'on lui demande compte ici.

Eh bien, comme après la chute d'une royauté l'impartiale histoire établit la comparaison des conquêtes et des revers, des progrès et des pas en ar

(1) Voir plus haut, chap. I.

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