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rière, et comme elle met dans la balance, d'un côté la richesse et le bonheur, de l'autre les misères et les larmes des peuples de même, dans cette royauté morale de Molière, il faut avec respect, mais avec fermeté, peser le bien et le mal qu'elle a fait; et puisqu'elle semble destinée à durer parmi nous sans éprouver jamais les révolutions qui secouent les trônes politiques, peut-être qu'une appréciation exacte de ce qu'elle vaut pourra en rendre pour l'avenir le joug plus profitable en ce qu'il a de bon, et moins dangereux dans ce qu'il a de mauvais.

La part du bien est grande.

Parler à une nation le langage du bon sens, c'est fortifier son esprit ; le parler jusque dans la plaisanterie la plus risible, c'est habituer les hommes à n'oublier jamais qu'il faut être raisonnables là même où il semble qu'on puisse se passer de la raison. Il est impossible de louer assez l'utilité d'une telle œuvre, ni d'en faire ressortir assez la salutaire importance.

Présenter des images très-délicates et en même temps très-pratiques de l'honnêteté la plus élevée, de l'amour le plus naturel et le plus pur, c'est évidemment rendre service aux hommes et leur insinuer doucement le sentiment de la joie intime et de la dignité que produit le noble usage de leurs facultés.

Immoler sous le rire tous leurs ridicules, toutes leurs passions honteuses, et leur montrer en riant ce que sont la vraie distinction et la vraie noblesse,

c'est travailler şans aucun doute à les rendre meilleurs.

Leur rendre odieux le mensonge et l'hypocrisie, et les accoutumer à ne s'estimer qu'à proportion du bien qu'ils pratiquent, c'est évidemment développer en eux le sens du véritable honneur.

Leur parler à tous le même langage du bon sens et leur montrer la honte des grands et des puissants qui oublient les devoirs formels attachés à leur grandeur, c'est leur apprendre qu'ils sont égaux devant la loi morale, et qu'aux yeux de Celui qui l'a dictée il n'y a de distinctions que celles acquises par l'accomplissement du devoir.

Enfin, mettre sans cesse devant eux le tableau du choix qu'ils peuvent faire entre le vice et l'honnêteté et en appeler à leur conscience pour décider ce choix, c'est leur dire, si par hasard ils l'oublient, que ce qu'ils ont en eux de plus précieux et de plus périlleux, c'est la liberté.

On ne rentre point ici dans le détail de tout ce que Molière a dit d'excellent sur l'homme, sur la femme, sur l'amour, sur le mariage, sur les ouvrages de l'esprit, sur la patrie et sur la religion, car ce serait recommencer ce livre; mais on répète que des pensées si hautes et si justes, exprimées avec tant de génie, même quand elles n'ont la prétention que de divertir, font penser, et penser utilement.

Oui, la France doit à Molière quelque chose du bon sens qui fait sa force, et de l'esprit français qui fait sa gloire.

Toutes ces choses excellentes, il les a enseignées presque sans le vouloir, poursuivant son but de comédien, cherchant seulement le rire et l'émotion, et semblant ignorer quelle puissance était attachée à ses moindres paroles.

Et puis, d'une autre part, toujours pour faire rire, il a forcé le cœur à être indulgent pour des gens méprisables, à s'intéresser au succès de ruses honteuses; il a mis les grâces et l'esprit dans des personnes indignes; îl a chanté des refrains bachiques et des couplets licencieux; il a fait des plaisanteries grivoises; il a ri du crime d'adultère comme d'une chose fort comique; il a tourné en ridicule, avec une verve inépuisable, l'autorité paternelle.

Il a fait tout cela sans scrupule, étant honnête au fond, et n'y voyant qu'une source de comédie. Il n'a pas prévu que ceux qui venaient à son théâtre n'auraient certainement pas un sens comme le sien pour discerner partout le bon et le mauvais; que, quand même ils l'auraient, ils ne songeraient pas à s'en servir dans leur enivrement de gaieté; et qu'enfin ils en viendraient vite à excuser, à aimer une si joyeuse et séduisante immoralité.

Le vice moral du théâtre de Molière ne consiste pas du tout dans les intentions de l'auteur : il ne consiste que faiblement dans l'ensemble des tableaux, où le bien domine, et où on peut dire que le mal

est rarement approuvé d'une manière formelle; mais il consiste dans le génie même qui inspire tout. Ce génie, c'est le rire il subjugue; on s'y laisse aller d'autant mieux qu'il est délicat et franc; en sorte qu'insensiblement on s'attache à ce qui plaît, en oubliant absolument de juger si cet attachement s'applique au bien ou au mal. Pour s'attacher au mal, il n'y a qu'à suivre tout droit la route des joyeuses émotions que l'auteur sait imposer à son public; tandis que pour discerner et apprécier le bien caché sous ces excellentes plaisanteries, il faut un effort de réflexion dont on est d'autant plus incapable qu'on est mieux charmé. En un mot, il faut juger, et le triomphe du comédien est de passionner si bien les cœurs que le jugement soit séduit et forcé. D'où il résulte qu'un théâtre parfaitement moral serait celui qui ne passionnerait jamais que pour le bien, comme un théâtre immoral est celui qui passionne pour le mal.

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Molière passionne pour l'un et quelquefois pour l'autre. Il insinue, par une douce violence, tantôt l'amour de ce qu'il y a de plus hautement honnête, et tantôt une facile indulgence pour ce qu'on doit rigoureusement condamner. La part de l'honnête est certainement la plus grande : il est incontestable que Molière fortifie le bon sens et qu'il élève les âmes, qu'il les habitue, tout en riant, à se tenir dans une région de saine raison la morale de Molière est bonne et belle.

Mais on reculerait devant les conséquences de cette thèse, si l'on ne formulait une conclusion plus précise encore, et si, devant l'œuvre du plus grand de tous les auteurs et acteurs comiques, on ne parlait de la question générale des spectacles; car enfin, si le spectacle est absolument condamnable, Molière l'est aussi.

N'ayant en vue que la morale, on ne prétend point examiner cette question par le côté de l'histoire ni par celui de la critique, ni dire en quelques pages ce qui a produit tant de volumes, ni trancher présomptueusement un point difficile qui a occupé et divisé tant d'hommes illustres. On ne recherchera ni les origines du théâtre, ni les époques où la comédie s'est particulièrement corrompue, ni les opinions qu'ont eues sur ce grave sujet les philosophes, les moralistes et les Pères. On veut aller plutôt à la pratique qu'à l'érudition, et essayer de présenter nettement les considérations naturelles. qu'inspire une étude morale de Molière.

Il est d'abord évident que, dans la répugnance de l'Eglise catholique pour les représentations théâtrales, il y a un souvenir des abominables jeux du Cirque où le spectacle, mêlé d'une prostitution monstrueuse et sacrée, passait incessamment, pendant des journées et des semaines entières, d'un combat de gladiateurs à une atellane obscène, à une naumachie, à une comédie, à un repas de bêtes nourries de martyrs, ou à une brûlerie de chrétiens enduits

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