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dans une débauche ouverte, il y a encore un certain mérite de franchise, un espoir quelconque de repentir, qui ne se trouvent plus quand le criminel a pris enfin le parti de se couvrir du manteau de Dieu. C'est ce manteau qui fait que l'hypocrite corrompt mieux tout ce qui l'entoure, et peut ruiner une maison dans ses biens et dans ses âmes.

Ce n'est pas le lieu d'apprécier au point de vue littéraire cet étonnant chef-d'œuvre, considéré non sans raison comme le suprême effort de la haute comédie (1). Ce n'est pas le lieu non plus de raconter l'histoire de cette pièce, dont la représentation fut une affaire d'Etat, non-seulement du temps de Molière, mais de nos jours (2). Ce qu'il faut remarquer

xime fallunt, id agunt ut viri boni esse videantur. » Cicéron, de Officiis, lib. I, cap. XIII.

(1) Voir Laharpe, Cours de Littérature, part. II, liv. I, chap. vi, sect. 5, et F. Genin, Vie de Molière, chap. V.

(2) Pour l'histoire du Tartuffe, voir :

La Préface et les Placets de Molière;

Lettre sur la Comédie de l'Imposteur, publiée en 1667, et certainement inspirée, sinon écrite par Molière;

Arrêt du Parlement de Paris du 6 août 1667;

Ordonnance de Mgr Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, du 11 août 1667;

Le Roi glorieux au monde, par le curé de Saint-Barthélemy (Roullès), 1665; Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, par le sieur de Rochemont, 1665; Réponse aux observations, etc., 1665; Lettre sur les observations, etc., 1665;

La Critique du Tartuffe, comédie en vers en un acte, 1670;

Bourdaloue, Sermon pour le septième dimanche après la Pentecôte, sur l'Hypocrisie, première partie;

Laharpe, Cours de Littérature, part. II, liv. I, chap. vi, sect. 5;

Napoléon, Mémorial de Sainte-Hélène : « Cette pièce présente, à mon avis,

ici, c'est la moralité absolue d'une œuvre où, d'un bout à l'autre, un scélérat supérieur, couvert des dehors les plus séduisants pour les bonnes âmes, revêtu de modestie, de désintéressement, de charité, de Dieu même empreint sur son visage (1), est sans cesse démasqué, méprisé, condamné, et enfin puni, sans la moindre restriction de la part de l'auteur, ni la moindre hésitation possible chez le spectateur.

En vain de saints moralistes, emportés par le zèle de la maison de Dieu, prétendront qu'il est mauvais de montrer un homme pieux en apparence, qui est un scélérat au fond (2): il est meilleur sans doute

la dévotion sous des couleurs si odieuses, une certaine scène offre une situation si décisive, si complétement indécente que, pour mon propre compte, je n'hésite pas à dire que si la pièce eût été faite de mon temps, je n'en aurais pas permis la représentation.» (Cité par Ch. Louandre, Œuvres de Molière, édition variorum, Notice du Tartuffe);

J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II et III; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, Ile partie;

F. Génin, Vie de Molière, chap. V;

D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. Ix, 84; Sainte-Beuve, Port-Royal, tome III, chap. XV, XVI, etc.

(1) Boileau, Satire X, v. 525.

(2)« Sous prétexte de condamner l'hypocrisie ou la fausse dévotion, cette comédie donne lieu d'en accuser indifféremment tous ceux qui font profession de la plus solide piété. » (Ordonnance de l'archevêque de Paris citée plus haut.) << Comme la fausse dévotion tient en beaucoup de choses de la vraie..., comme les dehors de l'une et de l'autre sont presque tous semblables, il est... d'une suite presque nécessaire que la même raillerie qui attaque l'une intéresse l'autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là... Et voilà ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes... ont entrepris de censurer l'hypocrisie, non point pour en réformer l'abus..., mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage pût profiter, en... faisant concevoir d'injustes soupçons de la vraie piété par de malignes représentations de la fausse. Voilà ce qu'ils ont prétendu, exposant sur le théâtre, et à la risée publique, un hypocrite imaginaire, ou même, si vous voulez, un hy

de montrer qu'il y a des scélérats qui affublent la robe d'innocence, des loups qui se cachent sous la peau des brebis pour entrer dans la bergerie. D’ailleurs, Molière a pris toutes les précautions pour empêcher qu'on n'attribuât à la vraie piété une seule des paroles ni des actions de l'imposture : comme il le dit lui-même dans sa Préface, il a « employé deux actes entiers à préparer la venue de son scélérat; >> quel scélérat! qu'il est habile et terrible! Voyezvous cette maison honnête qu'il a désunie (1), dont il a aveuglé l'aïeule (2), ébloui le père (3), fait maudire et chasser le fils (4), désolé la fille (5), insulté la mère par la déclaration de son lubrique amour (6)? Il règne, avec ses ministres Laurent et Loyal (7), sur le peuple naïf des Orgon et des Per

pocrite réel, etc... Damnables inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre tous suspects, etc. » (Bourdaloue, Sermon cité plus haut. Voir toute la 1e partie). Il faut remarquer que l'archevêque de Paris et Bourdaloue ont pris l'un et l'autre ces idées et même ces expressions dans la relation intitulée les Plaisirs de l'Ile enchantée, Paris, 1665 : « Le roi connut tant de conformité entre ceux qu'une véritable dévotion met dans le chemin du ciel et ceux qu'une vaine ostentation de bonnes œuvres n'empêche pas d'en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu qui pouvoient être pris l'un pour l'autre, et quoique l'on ne doutât pas des bonnes intentions de l'auteur, il défendit pourtant cette comédie en public, et se priva soi-même de ce plaisir pour n'en pas laisser abuser à d'autres moins capables d'en faire un juste discernement. » Voir J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II, note 25.

(1) Le Tartuffe, act. 1, sc. 1, vi; act. III, sc. vi.

(2) Id., act. I, sc. 1; act. V, sc. III.

(3) Id, act. I, sc. v, vi; act. III, sc. vi, vit; act. IV, sc. III.

(4) Id., act. III, sc. vII; act. IV, sc. I.

(5) Id., act. II, sc. I, II, III; act. IV, sc. III.

(6) Id., act. III, sc. III.

(7) Id., act. I, sc. I, II; act. III, sc. II; act. V, sc. Iv.

nelle; il faut qu'on cède à son infernal génie, que les filles viennent lui immoler leurs grâces pudiques, et les femmes leur chasteté conjugale. Si l'on ose lutter contre lui, il se redresse, plein d'un venin mortel, comme le serpent sur qui l'on a marché (1). Sa puissance arrive à faire trembler les plus nobles, et arrête l'indignation dans leur bouche effrayée (2). Et véritablement il n'y a que l'autorité d'un Louis XIV qui puisse enfin l'écraser (3), comme il n'y a que cette autorité qui ose permettre qu'on le joue.

Montrer aux hommes la hideur du vice, c'est bien agir; leur inspirer l'horreur du vice, c'est être utile: il n'y a pas de considération qui emporte celle-là. Molière, en faisant le Tartuffe, et Louis XIV en protégeant Molière, ont rendu service à l'humanité (4).

C'est encore au point de vue de l'influence du vice

(1) Le Tartuffe, act. V, sc. IV, VII.

(2) Id., act. III, sc. Iv, v, Elmire; act. V, sc. 1, III, Cléante.

(3) Id., act. V, sc. VII.

(4) Fénelon approuvait Molière, et dans le Tartare, il a réservé une place aux tartuffes: « Il y remarqua beaucoup d'impies hypocrites, qui faisant semblant d'aimer la religion, s'en étoient servis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition, et pour se jouer des hommes crédules. Ces hommes, qui avoient abusé de la vertu même, quoiqu'elle soit le plus grand don des dieux, étoient punis comme les plus scélérats de tous les hommes... Les trois juges des enfers l'avoient ainsi voulu, et voici leur raison : c'est que les hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme le reste des impies; ils veulent encore passer pour bons, et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus se fier à la véritable. » (Télémaque, liv. XVIII.) — Voir encore sur le Tartuffe, plus loin, chap. VI et chap. XI.

qu'on doit étudier l'Avare (1), moins pour la banale vérité qu'il ne faut pas trop aimer les écus, que pour le spectacle de toutes les conséquences que traîne avec soi cette passion sordide.

Si comique que soit cette excellente comédie, n'est-ce pas une chose triste de voir ce vieillard déshonorer ses cheveux blancs par de honteuses querelles avec ses valets (2)? Et au milieu du rire que soulève la scène des mains (3), celle de la tache d'huile et du haut de chausses troué, n'y a-t-il pas un grand sentiment de mépris et de pitié pour celui qui se laisse tomber si bas? Mais c'est peu de voir cet homme dégradé par la famélique et honteuse lésine (4), bafoué et haï par ses gens, sans ami, soupçonneux, et avec cela amoureux la vraie morale de l'Avare est dans ses enfants. Par sa négligence coupable, l'honneur de sa fille est aux mains du premier venu qui a l'esprit de flatter sa manie (5), et qui est heureusement un honnête homme, quoique dans la réalité il y ait grand'chance pour que les choses tourly nent autrement. Il cherche pour ses enfants des mariages de pur intérêt, destinés à être un malheur de tous les instants (6). Et enfin le voilà usurier de son

(1) 1668.

(2) L'Avare, act. I, sc. III; act. III, sc. v.

(3) Id., act. I, sc. III: à l'occasion de cette scène, on doit remarquer avec quelle légèreté parle Fénelon (Lettre à l'Académie françoise, VII).

(4) Boileau, Satire X, v. 250.

(5) L'Avare, act. I, sc. I, VI, VII.

(6) Id., act. I, sc. vi; act. IV, sc. III.

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