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Eh! oui, Alceste est maladroit, même brutal, dans sa façon trop franche de faire la leçon aux autres. Eh! oui, lui, l'homme parfait, il est sottement amoureux d'une incorrigible coquette. Oui, il commet la faute de porter sur les hommes qui s'abandonnent au vice la haine qu'il devrait réserver au vice seulement (1). Je ris, quand je le vois, par ses boutades, servir de risée à tout un salon de gens raffinés qui ne le valent pas (2); je ris, quand je le vois offrir sa main, sa noble main, à une femme qui se joue de lui visiblement (3), et refuser celle qu'une digne fille lui offre presque, vaincue par tant de vertu (4); je ris, quand je lui vois prendre sa belle résolution

De fuir en un désert l'approche des humains (5).

Mais il est certain qu'en riant je l'estime, je le plains, je l'admire, et que je ne comprends pas ceux qui ont accusé Molière d'avoir là bafoué la vertu, à moins qu'ils n'eussent eux-mêmes pour vertus que les ridicules d'Alceste. La vertu d'Alceste est intacte

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Voir Laharpe, Cours de littérature, partie II, liv. I, chap. vi,

(1) Le Tartuffe, act. I, sc. vi

Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement;

Ils attachent leur haine au péché seulement.

(2) Le Misanthrope, act. II, sc. v, vII.

(3) Id., act. IV, sc. II; act. V, sc. II, IV, VII.

(4) Id., act. IV, sc. I.

(5) Id., act. I, sc. I.

et respectée au milieu de tout le rire soulevé par ses ridicules; et moi-même, simple et faible spectateur, l'auteur me force par un coup de génie à faire nettement cette distinction qu'Alceste ignore, du mal même que je hais, et de l'homme, qui peut en être atteint jusque dans la plus haute vertu, et que j'aime pourtant, pour sa vertu et pour lui.

Ces réflexions font comprendre la prédilection de Molière pour cette œuvre mal entendue par ses contemporains (1). Un tel génie devait être content de soi, quand il touchait si admirablement les points où le monde s'imagine que la morale n'a rien à voir, parce que le sens moral du monde est émoussé par la double habitude du plaisir, qu'on croit honnête tant qu'il n'est point scandaleux, et de l'intérêt, qu'on croit permis tant qu'il n'est point criminel. C'est là que Molière me paraît vraiment un moraliste; c'est là qu'il enseigne avec une délicatesse supérieure en quoi consiste le parfait honnéte homme, et qu'il distingue avec une finesse sans égale ce qui est bon et ce qui est inférieur dans une âme aussi élevée et aussi peu accessible au mal que celle du Misanthrope. Cette distinction, je le répète, il suffit d'un peu de bon sens pour que chacun la fasse naturellement, sans effort, toujours conduit et averti par l'auteur depuis le commencement jusqu'à la fin.

(1) Voir J. Tachereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II ; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 2e partie; F. Génin, Vie de Molière, chap. IV.

Alceste a raison, quand il veut

qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ;

quand il déclare que

L'ami du genre humain n'est pas du tout son fait,

et quand il condamne sans pitié

Ce commerce honteux de semblants d'amitié,

ces protestations que le monde prodigue au premier faquin, en prostituant cette chose sacrée, l'amitié (1). Mais il a tort, quand, au lieu d'accepter qu'on garde au moins le silence sur les défauts des autres qu'on n'est pas chargé de corriger, il veut qu'on aille déclarer à chacun le mal qu'on pense de lui (2).

Il a raison de s'indigner contre la vénalité de la justice; mais il a tort et il devient ridicule, quand il en vient à vouloir perdre sa cause pour la beauté du fait (3).

Il a raison de refuser l'amitié banale d'Oronte; il a raison de trouver détestable le méchant goût du siècle en littérature; mais il a tort d'aller dire au nez d'un auteur que ses vers sont bons à mettre au cabinet,

Et qu'un homme est pendable après les avoir faits (4).

(1) Le Misanthrope, act. 1, sc. 1.

(2) Id., act. I, sc. I.

(3) Id., act. I, sc. I.

(4) Id., act. I, sc. II, VII.

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Il est admirable dans sa loyauté en amour (1) dans son indignation contre les mensonges du cœur (2), dans sa bonté à pardonner une tromperie d'autant plus indigne qu'elle s'adresse à un homme comme lui (3); mais il exprime ridiculement un amour mal fait pour une âme comme la sienne, et mal placé sur une femme incapable de le comprendre (4).

Enfin, surtout, il a tort, et ses travers, jusqu'ici excusables, nobles, héroïques même (5), deviennent une faute véritable quand, pour tous les ridicules, tous les vices qu'il voit autour de lui, il conçoit contre l'humanité cette haine violente qu'il ne cesse d'exprimer depuis la première scène jusqu'à la dernière :

Tous les hommes me sont à tel point odieux
Que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.

PHILINTE.

Vous voulez un grand mal à la nature humaine?

ALCESTE.

Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.

PHILINTE.

Tous les pauvres mortels sans nulle exception

Seront enveloppés dans cette aversion?

Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes...

(1) Le Misanthrope, act. I, sc. 1; act. II, sc. 1.

(2) Id., act. IV, sc. II, III.

(3) Id., act. V, sc. VII.

(4) Id., act. IV, sc. III. (5) Id., act. IV, sc. I.

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Allons, c'est trop souffrir des chagrins qu'on nous forge;
Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.
Puisqu'entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous.

Ce sont vingt mille francs qu'il m'en pourra coûter :
Mais, pour vingt mille francs, j'aurai droit de pester
Contre l'iniquité de la nature humaine,

Et de nourrir pour elle une immortelle haine (2).

Vous avez bien fait, Molière, de frapper sur cette vertu insociable et orgueilleuse qui ignore les plus grandes de toutes les vertus, la modestie et la charité; qui ne sait pas aimer et plaindre les vicieux avec autant de douceur qu'elle doit avoir de haine pour le vice; qui ne veut pas connaître cette forme délicate de la charité parmi les gens de bonne compagnie, la politesse; et qui, pour un procès perdu et pour une maîtresse infidèle se sauve en un désert et fuit l'approche des humains (3), (3), oubliant que le devoir de l'homme de bien est de rester parmi les faibles et les méchants, pour les relever, les instruire, se faire estimer d'eux par l'exemple, aimer par la charité.

(1) Le Misanthrope, act. I, sc. 1.

(2) Id., act. V, sc. I.

(3) Id., act. I, sc. I.

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