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Avec cela vous l'avez fait amoureux, et amoureux d'une façon qu'il condamne lui-même (1), pour nous montrer que le sage inébranlable rêvé par l'orgueil stoïcien (2) ou par l'égoïsme épicurien (3) n'existe point; pour nous rappeler à l'humilité que doit entretenir en nous le sentiment de notre incurable faiblesse, et pour avertir les plus fermes de leur fragilité, comme le chant du coq avertit Pierre (4).

Enfin vous avez su, en nous peignant ces infirmités du sage, et en nous faisant rire de ses travers, nous inspirer pour lui, pour sa vertu, un sentiment de respect que ne peut diminuer tout le rire excité par ses boutades; et, à la fin de votre pièce, notre opinion sur lui reste celle qui était la vôtre, et que vous avez mise dans la bouche de la sincère Eliante:

Dans ses façons d'agir il est fort singulier;
Mais j'en fais, je l'avoue, un cas particulier;
Et la sincérité dont son âme se pique

A quelque chose en soi de noble et d'héroïque.

(1) Le Misanthrope, act. I, sc. 1.

(2) Sénèque, Epist., LIX, 14 : « Jam sapiens ille est, qui plenus gaudio, hilaris et placidus, inconcussus, cum diis ex pari vivit. »

(3) Lucrèce, De rerum natura, lib. 11, v. 7 :

Edita doctrina sapientum templa serena,

Despicere unde queas alios, etc.

(4) Matth., chap. XXVI, v. 75. << Mais le coup de maître est d'avoir fait Alceste amoureux, d'avoir courbé cette âme indomptée sous le joug de la passion, et montré par là surtout que le plus sage ne peut être complétement sage,

Et

que dans tous les cœurs il est toujours de l'homme.

Ce vers renferme toute la pièce. » F. Génin, Vie de Molière, chap. IV.

C'est une vertu rare au siècle d'aujourd'hui,

Et je la voudrois voir partout comme chez lui (1).

Oui, on voudrait voir partout la sincérité et la vertu d'Alceste, avec plus d'indulgence et moins d'orgueil. Il se regarde comme trop au-dessus des autres pour pouvoir être homme d'honneur parmi eux (2) : cet amour-propre, hélas! c'est le défaut le plus enraciné dans le cœur même des plus sages.

L'amour-propre tient assez de place dans le monde pour qu'un prétendu moraliste ait voulu qu'il soit le mobile de toutes nos actions (3). Molière a fait une guerre sans trêve à l'amour-propre. Il est vrai que c'est une des sources comiques les plus fécondes. Il n'y a pas une de ses pièces où ce défaut ne soit mis en scène : « C'est l'amour-propre qui a engendré les précieuses affectant un jargon inintelligible, et les savantes engouées de sciences qu'elles ne comprennent pas; les pédants si orgueilleux de leur érudition indigeste, et les beaux esprits si vains de leurs fadaises rimées; le manant qui épouse la fille d'un gentilhomme, et le bourgeois qui aspire à passer pour gentilhomme lui-même; les prudes qui affichent une sévérité outrée, et les coquettes qui étalent les conquêtes faites par leurs charmes; les mar

(1) Le Misanthrope, act. IV, sc. 1.

(2) Id., act. V, sc. viii.

(3) La Rochefoucauld, Maximes.

quis qui se vantent des dons de la nature, des bontés du roi et des faveurs des dames; et ce misanthrope lui-même dont il faut estimer la vertu, mais dont l'orgueil bourru fronde la vanité de tous les autres (1). »

Si l'amour-propre est le défaut le plus universel il n'est pas le seul qui règne dans la bonne société : Molière a frappé avec non moins d'autorité sur l'habitude qu'ont les gens riches ou inoccupés, de médire sans cesse du prochain, et de trouver à blâmer partout (2). Comme il traite ces marquis oisifs, persuadés qu'il suffit d'un peu de fortune et de beaucoup de vanité pour être d'honnêtes gens et faire leur chemin dans le monde (3)! Comme il touche, dans la personne de Philinte (4), cette indulgence équivoque bien différente du dévouement de Cléante (5) inspirée moins par bienveillance réelle que par prudent intérêt, et trop voisine de l'indifférence égoïste pour que le moraliste ne la condamne point (6)!

(1) Auger, Discours préliminaire aux Œuvres de Molière, 1819. (2) Le Misanthrope, act. II, sc. v.

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(3) Les Précieuses ridicules, les Fâcheux, la Critique de l'Ecole des Femmes, l'Impromptu de Versailles, le Misanthrope, le Bourgeois gentilhomme. (4) Le Misanthrope, act. I, sc. I.

(5) Le Tartuffe. Voir plus loin, chap. XI.

(6) Le principal mérite du Philinte de Molière par Fabre d'Eglantine est de montrer à l'œuvre les caractères du Misanthrope. Alceste, malgré ses boutades, pousse le dévouement jusqu'à l'abnégation sublime; Eliante joint toute la grâce à toute la charité; Philinte tombe dans l'égoïsme indigne. Voir D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. IV, chap. vi, 8 6, Fabre d'Eglantine, le Philinte de Molière.

Comme il flagelle tout ce qu'il y a de méprisable, de coupable, dans cette vie creuse, passée en amusements futiles, en conversations malignes, en satisfactions vaniteuses, sans travail ni but (1)!

Toute la galerie de portraits des Fâcheux (2) est une revue de cette société raffinée et inoccupée, qui pense bien faire tant qu'elle ne fait pas clairement le mal. Nul n'échappe au fléau du ridicule (3) dont s'est armé Molière, ni le duelliste (4), ni le capitan (5), ni le musicien (6), ni le joueur (7), ni le chasseur (8). Mais, dans tous les plaisirs permis, utiles même, tant qu'ils ne deviennent pas des passions, c'est l'excès seulement que Molière condamne avec une verve sans pareille, en montrant combien deviennent maniaques et ridicules ceux qui, même dans leurs divertissements, se laissent aller au delà de la juste mesure.

L'égoïsme, forme plus accentuée et plus basse de l'amour-propre, est aussi une des matières universelles de Molière les pères de l'Etourdi et du Dépit amoureux, égoïstes qui ne songent qu'à leur argent et

(1) Voir plus loin, chap. X.

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Voir A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière,

(3) La Bruyère, Les Caractères, Des ouvrages de l'esprit.

(4) Voir plus haut, chap. II, p.

39.

(5) Les Précieuses ridicules, sc. x.
(6) Les Fâcheux, act. I, sc. v.

(7) Id., act. II, sc. II.
(8) Id., act. II, sc. VII.

Voir Boileau, Satire X, 216.

leur tranquillité (1); ceux du Mariage forcé et du Mari confondu, égoïstes qui ne songent qu'à se débarrasser de leurs filles (2); Harpagon, égoïste qui ne songe qu'à ses écus (3); Arnolphe, égoïste qui ne songe qu'à se fabriquer une femme au gré de son souhait et un nom au gré de son orgueil (4); don Juan et Tartuffe, égoïstes hardis qui courent au plaisir à travers le crime, l'un suivant ses effrénés caprices, et l'autre avec une prudence raffinée (5); Chrysale, égoïste timide qui ne songe qu'à sa soupe (6); Argant, égoïste douillet qui ne songe qu'à sa santé, et déshérite ses enfants pour s'assurer une gardemalade (7); Philinte même, égoïste discret qui ne ménage les autres que pour n'avoir pas à les combattre (8) la liste en est longue, et comprend plus des trois quarts des personnages de Molière.

Molière semble n'avoir oublié aucun des points sur

(1) L'Etourdi (1653), act. I, sc. vI, IX; act. II, sc. VI.— Le Dépit amoureux (1654), act. II, sc. vi; act. III, sc. III, IV, V. (2) Le Mariage forcé (1664), sc. xiv, XVII. Le Mari confondu (1668), act. I, sc. VIII; act. II, sc. III; act. III, sc. XIV.

(3) Voir plus haut, chap. II, p. 34.

(4) L'Ecole des Femmes (1662), act. I, sc. I.

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On doit dire, et M. D. Nisard l'a fort bien dit, la même chose de Sganarelle dans l'Ecole des Maris (1661): « Sganarelle n'est qu'un fort vilain homme; un mot le résume: c'est l'égoïste, etc. » Histoire de la Littérature française, liv. III, ch. Ix, 82, l'Ecole des Maris.

(5) Voir plus haut, chap. II, p. 22 et 29.

(6) Les Femmes savantes (1672), act. II, sc. vII.

(7) Le Malade imaginaire (1673), act. I, sc. v, VIII, ix; act. III, sc. III. (8) Voir plus haut, p. 52, note 6.

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