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sa vie, puisqu'elle commença avec sa première farce du Médecin volant (1), et ne se termina que par cérémonie du Malade imaginaire où il mourut (2), il y a quelque chose d'utile et de moral. La cruelle, horrible exactitude de la satire contre les docteurs qui causent de leurs petites affaires pendant que le malade agonise (3); contre ceux qui laissent mourir le malade pour régler entre eux une querelle de préséance (4); contre ceux qui, après avoir saigné quinze fois (5) l'infortuné sujet de leur expérience ou plutôt de leur ignorance, déclarent que, s'il ne guérit point, c'est signe que la maladie n'est pas dans

(1) 1650?

(2) 1673. Les pièces à médecins de Molière sont : le Médecin volant, 1650?; le Festin de Pierre, 1665; l'Amour médecin, 1665; le Médecin malgré lui, 1666; Monsieur de Pourceaugnac, 1669; le Malade imaginaire, 1673, (3) L'Amour médecin, act. II, sc. III.

(4) Id., act. II, sc. III, IV.

(5) Ceci n'est point une invention de Molière : c'est l'exact et affreux récit de la mort de son maître Gassendi en 1656 : « Sentant ses forces anéanties par neuf saignées successives, et se trouvant entouré de ses amis et de plusieurs médecins célèbres, Gassendi demanda timidement s'il ne serait pas à propos de renoncer à la saignée qu'il se croyait incapable de supporter davantage. Le plus âgé des docteurs était à son chevet, et après un examen attentif inclinait déjà avec l'un de ses collègues à épargner au malade une nouvelle émission de sang; mais je ne sais quel autre docteur, se promenant à grands pas dans la chambre, soutint obstinément le contraire, et ramena à son opinion ses collègues déjà presque décidés. Gassendi ne résista plus..., et s'en remit à la Providence. Mais ce ne fut pas la dernière saignée (la dixième), et il en subit encore quatre autres. Potier, d'accord avec lui, essaya d'en esquiver une en faisant croire qu'elle avait été faite avant l'arrivée du médecin; mais cet innocent mensonge ayant été fortuitement découvert ne servit qu'à lui attirer une rude mercuriale, et à faire exécuter, sous les yeux du médecin même qui envoya chercher le chirurgien à l'instant, une saignée plus copieuse encore. » (Vie de Gassendi par Sorbier, en tête de ses Œuvres, Florence, 1728.) Boileau ne faisait donc pas une figure de rhétorique quand il disait : L'un meurt vide de sang... (Art poétique, ch. IV, v. . 6).

le sang, et qu'ils vont le purger autant de fois pour voir si elle n'est pas dans les humeurs (1): toutes ces scènes-là, et bien d'autres, qu'elles sont poignantes, mais qu'elles sont vraies (2)! Quel rappel énergique à tout un corps d'hommes instruits, que leurs fonctions sont fonctions de charité, sont devoirs impérieux et sacrés comme ceux du prêtre envers l'humanité souffrante, et non pas seulement matière à lucre, à honneurs (3), et même à science (4)!

Le devoir! il n'y a pas de position dans le monde ni de circonstance dans la vie, où l'honnête homme puisse s'y soustraire partout et toujours, il y a

(1) M. de Pourceaugnac, act. I, sc. VIII.

(2) Voir les Lettres de Guy Patin, éd. Réveillé-Parise, Paris, 1846.

(3) « La jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent... Et ni l'honneur ni le gain qu'elles promettent n'étoient suffisants à me convier à les apprendre. » Descartes, Discours sur la Méthode, 1re partie.

(4) Il faut attribuer au bon sens et au cœur de Molière sa guerre aux médecins, et se garder d'accepter la singulière explication de A. Bazin : « Cet homme, qui se moquait si bien des prescriptions et des remèdes, se sentait malade: avec une dose ordinaire de faiblesse, il aurait demandé à tous les traitements une guérison peut-être impossible. Ferme et emporté comme il était, il aima mieux nier d'une manière absolue le pouvoir de la science, lui fermer tout accès auprès de lui..... Il y avait donc dans son fait, à l'égard de la médecine, quelque chose de pareil à la révolte du pécheur incorrigible contre le ciel, une vraie bravade d'incrédulité, etc. » (Notes historiques sur la vie de Molière, part. II). C'est puéril et faux : Molière n'a pas plus nié la médecine que la religion ou la vertu : il a distingué la vraie de la fausse. Il a dit que de son temps « les ressorts de notre machine étoient des mystères où jusque-là les hommes ne voyoient goutte, » ce qui était vrai alors; et il a déclaré formellement que « ce n'étoit point les médecins qu'il jouoit, mais le ridicule de la médecine, » ce qui était juste alors. (Le Malade imaginaire, act. III, sc. II). — Voir sur cette question, qui vaut un livre à elle seule, M. Raynaud, les Médecins au temps de Molière, 1862.

quelque devoir, grand ou petit, à accomplir; et partout et toujours Molière montre la manière la plus digne et la meilleure de s'en acquitter. Ce n'est pas l'usage des drames ni des romans de donner beaucoup de place au devoir sous ce rapport, Molière a le mérite et l'honneur d'être plus moral et plus vrai. Il ne conçoit ni ne peint l'abstraction romanesque de l'homme qui n'a rien à faire qu'à suivre l'appât du plaisir ou la pente de la sensibilité : ses conceptions, si artistiques qu'elles soient, conservent toujours quelque chose de pratique.

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L'honnête homme doit être maître de lui cette noble modération est une vertu capitale dont rien ne le peut dispenser. Il doit résister à tous les mouvements violents par lesquels une passion, même honorable, peut conduire à la colère (1). Il n'y a pas de circonstance si grave qu'elle lui permette d'abdiquer sa puissance sur soi-même ruiné dans sa fortune, dans son amour, qu'il garde, jusque dans ces émotions extrêmes, la force de se modérer (2). C'est la vraie grandeur de l'homme, car la vraie

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(1) L'Etourdi, act. III, sc. Iv; le Dépit amoureux, act. III, sc. vii; le Cocu imaginaire, sc. XXI; le Prince jaloux, act. II, sc. v; act. IV, sc. VII, VIII; le Festin de Pierre, act. III, sc. v; le Tartuffe, act. III, sc. Iv, v; act. V, SC. II; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. Iv, vi; les Fourberies de Scapin, act. II, sc. v, etc.

(2) Le Misanthrope, act. IV, sc. 11; act. V, sc. I, VIII; le Tartuffe, act. V, sc. I, IV, VI, VII; l'Avare, act. V, sc. 1; les Femmes savantes, act. V, SC. IV, etc.

pensée est celle qui reste calme et maîtresse (1).
Mais ce calme du sage n'est ni l'indifférence
ni l'orgueil (3): il faut que, toujours maître de soi,
l'honnête homme supporte bravement le mal sans ja-
mais se lasser de faire le bien (4); que, malgré tous
les défauts des autres, il reste pour eux indulgent,
bienveillant, serviable (5); qu'il ne soit pas sim-
plement un homme honnête et bon, mais un homme
instruit, aimable, capable de conversation, spiri-
tuel s'il peut (6); qu'il répande autour de lui non-
seulement le bien, mais l'agrément, et que toutes
ses qualités ne lui donnent jamais un sentiment
d'amour-propre (7); qu'il ait, avec la modestie, la
dignité et les bonnes manières sans affectation (8);
qu'il songe même à la façon de s'habiller, sans être
négligé ni ridicule, mais aussi sans outrer la mode (9);

(1) Pascal, Pensées.

(2) Le Misanthrope, Philinte.

(3) Le Festin de Pierre, don Juan; le Misanthrope, Alceste.

(4) L'Ecole des Maris, Ariste; l'Ecole des Femmes, Chrysalde.

(5) Le Tartuffe, Cléante; les Femmes savantes, Ariste; le Malade imaginaire, Béralde.

(6) Les Femmes savantes, Clitandre.

(7) L'Ecole des maris, Ariste et Sganarelle; l'Ecole des Femmes, Chrysalde et Arnolphe; les Femmes savantes, Trissotin, Vadius, Clitandre; les marquis, les pédants, les médecins, etc.

(8) Les marquis; tous les Aristes, Clitandre des Femmes savantes, etc. (9) L'Ecole des maris, act. I, sc. I :

Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,

Et jamais il ne faut se faire regarder ;

L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l'usage y fait de changement.

qu'avec une juste libéralité il évite soigneusement les excès de luxe dans la toilette comme dans la vie, et qu'il ne sacrifie point son bien ni sa famille aux inutiles satisfactions de la vanité, ou aux prétendues exigences du monde (1) ce chapitre est infini, et Molière semble n'avoir pas oublié un seul des éléments, même les plus insignifiants en apparence, dont doit se composer cette perfection de la société polie, l'honnête homme.

(1) Tous les marquis, le Bourgeois gentilhomme, etc.

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