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toujours raison, dans toutes les entreprises de son infâme industrie; et, à la fin, on est si bien pris au charme de cette joyeuse corruption, qu'on entend sans indignation chanter par toute la troupe :

Ne songeons qu'à nous réjouir :

La grande affaire est le plaisir (1)!

C'est en 1671, dans toute la force de son génie, quand il ne manque plus à ses chefs-d'œuvre que les Femmes savantes et le Malade imaginaire, que Molière donne les Fourberies de Scapin, et qu'il exalte un héros de la même volée que Mascarille et Sbrigani, roi de la pièce d'un bout à l'autre, qui dresse les fils de famille à courir les filles (2) et à insulter leurs pères (3), qui vole plus effrontément que tous ses prédécesseurs (4), avec un entrain si victorieusement comique qu'il est impossible à l'âme la plus ferme de résister au fou rire causé par le mulet et la galère (5), et de n'être pas, malgré tous les principes, enchantée de voir réussir ces admirables fourberies. Il a tant d'esprit ! Les jeunes amours qu'il sert sont si gracieuses! les barbons qu'il trompe sont si avares! Que, pour comble, il charge de coups de bâton l'honnête maître dont il a volé l'argent et

(1) M. de Pourceaugnac, act. III, sc. x.

(2) Les Fourberies de Scapin, act. I, sc. II. (3) Id., act. I, sc. Iv.

(4) Id., act. II, sc. IV.

(5) Id., act. II, sc. VIII, XI.

corrompu le fils (1), nous rirons encore et toujours, en dépit de la morale oubliée, et nous ne pourrons nous empêcher d'applaudir au triomphe final de ce Prince des Fourbes, entouré de sa messagère Nérine, de ses lieutenants Carle et Sylvestre, et de la foule des pères, des fils, des amantes qui subissent la toute-puissance de son génie diabolique (2).

On peut mettre en avant l'excuse que, tout en nous réjouissant par le triomphe des fourbes et des coquins, Molière nous les présente spirituels, mais coquins; risibles, mais coquins; bienveillants, dévoués même à leurs heures, mais toujours coquins ; en sorte qu'on ne sort guère de ce spectacle avec une grande estime pour eux, ni un grand désir d'avoir un valet comme Mascarille, Sbrigani ou Scapin.

Sans doute; et ce qu'il y a d'immoral dans tous ces personnages, ce n'est pas tant leur conduite, évidemment condamnable et condamnée par tout homme de sens froid, que le charme comique par lequel Molière sait atténuer ce sens chez le spectateur. On le répète, il faut une âme très-ferme pour retrouver, après ces impressions, toute la délicatesse de la vertu. Et on ne peut douter que les âmes du peuple ne perdent, à force de se courber sous ce vent du plaisir, l'énergique élasticité nécessaire

(1) Les Fourberies de Scapin, act. III, sc. II.

(2) Id., act. III, sc. xiv.

pour se redresser ensuite dans toute la rigueur du devoir.

Il faut une intelligence cultivée et un effort de réflexion pour discerner, dans les Hommes de Molière, les principes d'honnêteté qu'il y a mis il ne faut que voir, et suivre l'entraînement du rire, pour approuver le vice qui y est étalé. Il est vrai que c'est d'une part un vice évidemment condamné par le sens universel; d'autre part une honnêteté supérieure, sublime. Mais, en somme, sur ce théâtre, le vice est trop séduisant, l'honnêteté trop dissimulée. A la lumière de la rampe, qui pense d'Alceste ce qui en a été dit au chapitre précédent? et qui hésite à battre des mains au triomphe de Scapin? Le bien est à peine entrevu; le mal illuminé et applaudi sans restriction. Je ne parle ni de vous, ni de moi, mais du peuple qui, depuis deux cents ans, vient tous les soirs remplir ce théâtre. Et quand je dis peuple, je ne dis pas populace: mais tout le public pour qui Molière écrivait, et dont l'immense majorité va toujours croissant, tandis que diminue le petit groupe des rêveurs qui usent le temps à penser.

Ces réflexions n'ôtent rien à la valeur artistique de toutes les œuvres de Molière,' ni à la portée morale de plusieurs, ni à l'éclat du bon sens qui brille par traits saillants jusque dans les plus folles scènes ; mais elles sont nécessaires si l'on veut se rendre compte de la morale de Molière.

Enfin, le moraliste a encore un reproche à faire.

Tous ces entremetteurs infâmes, tous ces valets, âmes damnées du vice et de la débauche, travaillent cependant à des causes justes, nobles, touchantes; ils sont tendres, compatissants, désintéressés; ils ont un esprit qui touche au génie cela est faux dans la réalité. Quoique l'homme soit un insondable mélange de bien et de mal, c'est erreur d'imaginer que les qualités les plus délicates puissent s'accoupler avec les vices les plus honteux. Un pareil contraste peut ajouter à l'intérêt, à l'émotion; mais c'est un mensonge moral.

Dans l'Avare, il y a une invraisemblance qui est une faute; c'est que Valère, présenté à la fin sous les plus nobles couleurs (1), et montré dès le début comme plein des plus nobles sentiments (2), puisse allier cette hauteur d'âme avec le misérable rôle auquel il s'est soumis par choix entrer par un mensonge dans une maison, et, contre son propre cœur, y maltraiter volontairement, malgré toute raison, de pauvres domestiques qui n'en peuvent mais (3), c'est incompatible avec tant de constance, d'esprit et de cœur.

A Valère il faut joindre Lélie de l'Etourdi on n'a pas à la fois un amour si élevé et de si vils instincts. Le même reproche s'adresse au Valère du Mariage forcé, au Clitandre de l'Amour médecin, à l'Adraste de

(1) L'Avare, act. V, sc. Iv, v, vi.

(2) Id., act. I, sc. 1.

(3) Id., act. III, sc. v, vi.

l'Amour peintre, au Valère du Médecin malgré lui, à l'Eraste de M. de Pourceaugnac, à l'Octave et au Léandre des Fourberies de Scapin: tous ces jeunes hommes mêlent des ruses honteuses, dégradantes, à la noblesse d'un amour qui touche au sublime par le dévouement et la délicatesse. Tant d'honneur fait qu'on a de la tolérance pour leurs basses intrigues, et qu'on ne voit pas qu'ils s'y déshonorent. Peut-on aimer comme le Dorante du Bourgeois gentilhomme, et voler en même temps l'or, les bagues même que l'on offre à sa maîtresse; la laisser entretenir par un vieux fou qu'on flatte, et faire argent de l'honneur de celle qu'on veut s'attacher par un lien sacré (1)?

Qu'on ne dise point que cela importe peu à la morale. Une des principales immoralités des romans et des drames, c'est de faire croire à la possibilité de l'alliance de vices et de vertus incompatibles. C'est par là qu'on arrive aux saints forçats de M. Victor Hugo (2). Cela produit de l'effet sans doute, mais surtout l'effet de nous donner dans la pratique moins d'horreur pour les vices réels auxquels nous cédons, en nous excusant sur la compensation que nous établirons par des mérites et des vertus possibles, dont

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(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. iv, VI, xvIII, XIX; act. ÏV, sc. 1.

Dans cette circonstance, Molière tombe certainement sous le coup du chap. V des Maximes et Réflexions sur la Comédie de Bossuet : Si la comédie d'aujourd'hui purifie l'amour sensuel en le faisant aboutir au mariage : « Encore que vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite dont on auroit honte, etc. » Ce n'est que par convenance que la belle marquise finit par épouser Dorante. Voir d'ailleurs, sur ce chapitre de Bossuet, plus loin, chap. VIII. (2) Les Misérables.

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