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mitable pour ménager les gens, quelle constance

dans le droit chemin du bon sens et du cœur ! 7

Le luxe d'esprit choquait Molière : il n'était pas moins choqué du luxe matériel qui régnait de son temps autant que du nôtre, et par lequel les femmes croyaient se faire estimer à raison de l'effet qu'elles produisaient. Comme il s'est moqué des femmes à toilette dans les Précieuses ridicules (1) et dans la Comtesse d'Escarbagnas (2), et comme en même temps il a compris et apprécié le naturel féminin, qui aime à se parer innocemment et à se rendre gracieux ! Comme Ariste dit bien ce que là-dessus l'indulgente raison doit permettre :

Elle (3) aime à dépenser en habits, linges et noeuds :
Que voulez-vous? Je tâche à contenter ses vœux;
Et ce sont des plaisirs qu'on peut, dans nos familles,
Lorsque l'on a du bien, permettre aux jeunes filles.

La juste mesure est partout dans Molière il condamne les excès de dépense de la jeune Dorimène, qui épouse un riche vieillard pour payer ses parures (4), et en même temps il se moque de Sganarelle, qui croit que par un édit on peut mettre un frein au luxe des femmes (5). Il comprend que la simplicité de la pa

(1) Les Précieuses ridicules, sc. III, IV, V, VII.
(2) La Comtesse d'Escarbagnas, SC. II-VII, etc.
(3) Léonor de l'Ecole des Maris, act. I, sc. II.
(4) Le Mariage forcé, sc. IV.

(5) L'Ecole des Maris, act. II, sc. IX.

rure, comme celle de l'esprit, est un charme qui _n'appartient qu'aux âmes élevées par nature ou formées par une éducation supérieure; il le dit et le montre, sans pouvoir, hélas! le persuader plus à son siècle qu'au nôtre (1).

Si Molière n'avait fait que combattre chez la femme le vice du siècle, et la peindre débarrassée de l'enveloppe luxueuse ou pédante dont elle s'affublait, ce serait déjà un titre de gloire. Mais son vaste génie ne s'est pas borné à faire justice d'un ridicule éphémère comme tous ceux de la mode. Il a fait pour la femme ce qu'il a fait pour l'homme : il l'a étudiée et dépeinte avec cette généralité de vue et cette largeur de raison qui donnent à ses œuvres un caractère universel.

Convaincu que la femme est un être libre et capable de conduite autant que l'homme, Molière s'indigne contre la prétention qu'on a eue longtemps de la faire vertueuse par force, et de la tenir ignorante par principe. La piquante Lisette de l'Ecole des maris est le bon sens incarné, quand elle répond, avec un délicieux mélange de finesse et de naïveté

(1) La question du luxe des femmes est traitée implicitement dans l'Ecole des Femmes et la Critique de l'Ecole des Femmes, l'Impromptu de Versailles, le Misanthrope, le Mari confondu, les Femmes savantes. Les costumes donnés par Molière à ses personnages, la modeste parure d'Elmire, la simple robe blanche d'Henriette, la splendide toilette jaune et rouge de Célimène, etc., étaient des leçons parlant aux yeux.

au Sganarelle qui croit s'assurer une femme parfaite en tenant sa pupille bien enfermée :

Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse,
S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse (1)!
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions?
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l'homme le plus fin ne soit pas une bête ?
Toutes ces gardes-là sont visions de fous;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier à nous.
Qui nous gêne se met en un péril extrême,

Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C'est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soins à nous en empêcher;

Et, si par un mari je me voyois contrainte,

J'aurois fort grande pente à confirmer sa crainte (2).

Et comme si cette déclaration des droits de la femme n'avait pas assez de poids dans la bouche d'une suivante, Molière fait répéter le même plaidoyer par un homme sérieux, qui porte dans son discours l'élévation de son âme et l'autorité de son âge :

Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté;
On le retient fort mal par tant d'austérité,
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner:
Je trouve que le cœur est ce qu'il faut gagner (3).

(1) « Vertu qui a besoin d'être toujours gardée ne vaut pas la sentinelle. » Gold

smith, Le Vicaire de Wakefield, chap. V.

(2) L'Ecole des Maris (1661), act. I, sc. II.

(3) Id., act. I, sc. II, Ariste.

Cette considération que l'honneur doit être gardé pour lui-même, pour la dignité et la joie intime qu'il procure, et non par crainte d'un châtiment, est un des plus beaux préceptes moraux qui se puissent proclamer. Et à côté s'en place un autre non moins élevé : c'est qu'un maître sage doit régner par le cœur.

Comme la vertu est aimable par soi, lui donner un aspect austère qui effraie les âmes délicates, c'est la trahir. On ne doit point les brider en tous leurs désirs ni leur refuser toute joie, mais leur apprendre à jouir honnêtement de ce qui est permis, à compter sur la douce bonté de ceux qui les dirigent, et à ne point redouter comme une source de perdition ce qui ne le devient qu'autant qu'on en abuse. « Je tiens,» dit Ariste,

Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes,
Et je ne m'en suis point, grâce au ciel, repenti.
J'ai souffert qu'elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies;

Ce sont choses, pour moi, que je tiens, de tout temps,

Fort propres à former l'esprit des jeunes gens;

Et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre,

Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre, etc. (1).

Telle est la vraie vertu, inflexible quand il s'agit de l'honneur, indulgente tant qu'il ne court point de risques.

(1) L'Ecole des Maris, act. 1, sc. II.

Que deviendra Isabelle enfermée ? Pour sortir, elle franchira les limites de la bienséance, de la prudence, du devoir, et se jettera de plein cœur dans les bras du premier qui s'offrira avec un air séduisant et une apparence d'honneur (1).

Pour l'ignorance, qui est la prison de l'esprit, la leçon n'est pas moins bien donnée, et la sotte d'Arnolphe lui échappe aussi bien que la cloîtrée de Sganarelle. La belle théorie, d'enfermer une femme dans la stupidité, afin d'être sûr qu'elle ignore le mal! « C'est assez pour elle, » dit Arnolphe,

De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre et filer (2).

Eh! pauvre fou, une sotte sait-elle aimer? Molière a une parole de philosophe, quand il répond à cela :

Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête
Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?
Une femme d'esprit peut trahir son devoir :
Mais il faut, pour le moins, qu'elle ose le vouloir;
Et la stupide, au sien peut manquer d'ordinaire,
Sans en avoir l'envie et sans penser le faire (3).

C'est une vérité morale de premier ordre, et qui ne se peut mieux exprimer, que l'ignorance n'est pas la vertu. Il n'y a point de gloire à marcher bravement

(1) L'Ecole des Maris, act. II et III. Sur l'Ecole des Maris, voir Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv. I, chap. vi, sect. 2; D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. IX, 8 3.

(2) L'Ecole des Femmes (1662), act. I, sc. I.

(3) Id., act. I, sc. I.

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