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à trente-cinq francs!... La veille du 18 brumaire, il était à onze francs 1.

Le jour où la nouvelle de la victoire de Marengo arriva, nous avions été déjeuner et dîner à Saint-Mandé. Comme il n'était venu personne que nous de Paris, et que la maison était assez isolée, nous ne savions rien lorsque nous rentrâmes le soir dans la ville: nous eûmes donc l'annonce de la nouvelle avec tout le délire de la joie qui enivrait le peuple des faubourgs, toujours si ardent, si franc dans la manifestation de ses sentimens. Depuis la barrière jusqu'à la maison de Beaumarchais, nous vîmes au moins deux cents feux de joie autour desquels le peuple dansait en criant : Vive la République! Vive le premier Consul! Vive l'armée !... et tout le monde s'embrassait, et tout le monde se félicitait comme pour un bonheur personnel, un intérêt de famille !... A l'espèce de carrefour formé alors par l'ancienne place de la Bastille, il y avait une foule plus nombreuse encore 2. On venait de la Cité, du quartier Saint

1 C'est-à-dire le 8 novembre 1799, ou six mois aupara

vant.

2 Il n'y avait alors ni le canal, ni le pont d'Austerlitz, et la maison de Beaumarchais, qui était encore debout à cette époque, formait une sorte de promontoire, si l'on peut dire

Jacques, de la place Maubert, on passait l'eau dans de petits bateaux pour venir chercher des nouvelles dans une partie de Paris qui devait naturellement en avoir plus facilement que celle-là qui n'avait pas alors le pont d'Austerlitz pour la réunir à la mère-ville, et qui était bien plus faubourg que ne l'est aujourd'hui le bord du canal de La Villette. Comme il faisait beau et que ma mère voulait rentrer chez elle le plus tard possible, en revenant de Saint-Mandé elle avait donné l'ordre à son cocher de prendre la rue du Faubourg Saint-Antoine, au lieu de suivre celle du Faubourg Saint-Denis, ce qui était notre chemin, et de rentrer par la rue Caumartin, en suivant les boulevards. Cette idée fut heureuse, en ce qu'elle nous fit jouir d'un spectacle vraiment beau : celui d'un grand peuple aimant et reconnaissant... Oui, dans le moment que je décris et dont le souvenir m'est encore si présent, pendant toute cette journée où il apprit à la fois sa délivrance et sa gloire, le peuple de Paris, je le répète, fut aimant et reconnaissant.

Comme notre voiture allait an pas, nous en

ainsi, et avait derrière elle une ruc basse. Cette partie de Paris est tout-à-fait changée, ainsi que l'on peut se le rappeler.

tendions tout ce qui se disait dans les différens

groupes.

<< As-tu vu, disait l'un, ce qu'il écrit aux autres consuls? C'est là un homme !... J'espère que le peuple français sera content de son armée ?.. *

>> Oui, oui, s'écriait-on de toutes parts; oui, il en est content!... » Et les cris de vive la république! vive Bonaparte! retentissaient de nouveau dans les rues, sur les places, dans les carrefours et aux fenêtres des maisons les plus élégantes, avec une sorte de délire.

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Albert et moi nous partagions la joie et l'enthousiasme général. Pour ma mère, elle était plus calme, et se contentait de faire quelques mouvemens de tête en signe d'approbation, mais sans nulle ferveur dans son expression. « Nous verrons plus tard, disait-elle; Moreau aussi a fait de grandes choses dont on ne parle pas. » L'aigreur qui s'était établie entre ma mère et le général Bonaparte la rendait injuste envers lui. Mon frère et moi le lui dîmes en riant. «C'est possible, disait toujours ma mère, mais nous

verrons!»>

1 Dernière phrase de la lettre que le premier consul écrivit de Torre di-Garofolo, le soir même de la bataille de Marengo, aux deux autres consuls, et qui fut distribuée dans Paris le 21 juin, jour où la nouvellle de la victoire arriva.

Quelque temps après, lorsque les officiers de tous grades revinrent à Paris, et que diverses relations de la bataille commencèrent à circuler, on apprit avec admiration la conduite du général Kellermann; mais en même temps on fut dans le dernier étonnement du silence, presque complet, qu'avait gardé le premier consul sur ce beau fait d'armes. Je puis affirmer que tous ceux qui revenaient alors de l'armée d'Italie, n'avaient qu'une seule et même manière de raconter l'événement.

L'action du général Kellermann est donc une des plus belles de nos fastes militaires. Mais ensuite je ne me mêle pas de trancher la question bien difficile qui traite du gain ou de la perte de la bataille. C'est une de ces grandes difficultés que j'ai entendu discuter par des gens qui ne sont jamais sortis de leur rayon habituel d'une médiocrité bien reconnue ; ils sont heureux d'être aussi bien éclairés. J'ai entendu les plus grandes capacités militaires de l'époque parler de cette affaire, et mes oreilles de femme recueillaient en toute humilité ce que disaient des hommes tels que Masséna, par exemple, ou d'autres de sa portée; et d'après ce que j'ai entendu, je me suis fait une opinion qui n'est pas du tout à l'appui de celle qui fait perdre la bataille.

Ce fut là que vers cinq heures Desaix tomba,

I

frappé d'une balle au coeur, en conduisant une division de quatre mille hommes contre une armée de vingt mille hommes d'infanterie, dix mille de cavalerie, et dont l'orgueil de la victoire doublait encore la force numérique. C'est en vain que les Français, au désespoir de la mort d'un général qu'ils adoraient, veulent la venger sur l'ennemi, tout fuit en désordre. Le 9° d'infanterie légère, qui marchait déployé, chancelle, se replie, dans sa retraite précipitée entraîne la ligne avec lui, et tout paraît perdu.

C'est alors que, par une de ces inspirations dont dépend quelquefois le destin des armées et des empires, le général Kellermann fait, avec cinq cents chevaux, cette charge admirable qui assura le sort de la journée.

Masqué par les vignes dont les guirlandes suspendues à des muriers voilaient un peu sa marche à l'ennemi, le général Kellermann observait les événemens', prêt à donner son aide au premier appel.

'La seule cavalerie qui devait l'appuyer était le détachement (car il ne peut avoir le nom de corps) de 500 chevaux sous les ordres du général Kellermann.

2 Après avoir toutefois fourni six changes depuis le

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