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regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés, par les applaudissemens qu'on leur renvoie, le poison qu'elles répandent par leur chant. Mais n'est-ce rien aux spectateurs de payer leur luxe, d'entretenir leur corruption, de leur exposer leur cœur en proie, et d'aller apprendre d'elles tout ce qu'il ne faudroit jamais savoir? S'il n'y a rien là que d'honnête, rien qu'il faille porter à la confession, hélas! quel aveuglement fautil qu'il y ait parmi les chrétiens; et falloit-il prendre le nom de prêtre pour achever d'ôter aux fidèles le peu de componction qui reste encore dans le monde pour tant de désordres? Vous ne trouvez pas, dites-vous, par les confessions, que les riches qui vont à la comédie soient plus sujets aux grands crimes que les pauvres qui n'y vont pas. Vous n'avez encore qu'à dire, que le luxe, que la mollesse, que l'oisiveté, que les excessives délicatesses de la table, et la curieuse recherche du plaisir en toutes choses, ne font aucun mal aux riches, parce que les pauvres, dont l'état est éloigné de tous ces attraits, ne sont pas moins corrompus par l'amour des voluptés. Ne sentez-vous pas qu'il y a des choses, qui, sans avoir des effets marqués, mettent dans les ames de secrètes dispositions très-mauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas toujours d'abord? Tout ce qui nourrit les passions est de ce genre: on n'y trouveroit que trop de matière à la confession, si on cherchoit en soimême les causes du mal. Qui sauroit connoître

ce que c'est en l'homme qu'un certain fond de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens qui ne tend à rien et qui tend à tout, connoîtroit la source secrète des plus grands péchés. C'est ce que sentoit saint Augustin au commencement de sa jeunesse emportée, lorsqu'il disoit : « Je n'aimois pas » encore; mais j'aimois à aimer (1) » il cherchoit, continue-t-il, quelque piége, où il prît et où il fût pris : et il trouvoit ennuyeuse et insupportable une vie où il n'y eût point de ces lacets viam sine muscipulis. Tout en est semé dans le monde : il fut pris, selon son souhait; et c'est alors qu'il fut enivré du plaisir de la comédie, où il trouvoit « l'image de ses misères, l'a» morce et la nourriture de son feu (2) ». Son exemple et sa doctrine nous apprennent à quoi est propre la comédie : combien elle sert à entretenir ces secrètes dispositions du cœur humain, soit qu'il ait déjà enfanté l'amour sensuel, soit que ce mauvais fruit ne soit pas encore éclos.

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Saint Jacques nous a expliqué ces deux états de notre cœur par ces paroles (3) : « Chacun de » nous est tenté par sa concupiscence qui l'em>> porte et qui l'attire: ensuite, quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché; et >> quand le péché est consommé, il produit la » mort ». Cet apôtre distingue ici la conception d'avec l'enfantement du péché; il distingue la

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(1) Conf. lib. 111, cap. 1; tom. 1, col. 87. — (2) Ibid. c. 11;
· (3) Jac. 1. 14, 15.

col. 88.

disposition au péché d'avec le péché entièrement formé par un plein consentement de la volonté : c'est dans ce dernier état qu'il engendre la mort, selon saint Jacques, et qu'il devient tout-à-fait mortel. Mais de là il ne s'ensuit pas que les commencemens soient innocens pour peu qu'on adhère à ces premières complaisances des sens émus, on commence à ouvrir son cœur à la créature pour peu qu'on les flatte par d'agréables représentations, on aide le mal à éclore; et un sage confesseur, qui sauroit alors faire sentir à un chrétien la première plaie de son cœur et les suites d'un péril qu'il aime, préviendroit de grands malheurs.

Selon la doctrine de saint Augustin (1), cette malignité de la concupiscence se répand dans l'homme tout entier. Elle court, pour ainsi parler, dans toutes les veines, et pénètre jusqu'à la moelle des os. C'est une racine envenimée qui étend ses branches par tous les sens: l'ouïe, les yeux, et tout ce qui est capable de plaisir en ressent l'effet : les sens se prêtent la main mutuellement : le plaisir de l'un attire et fomente celui de l'autre; et il se fait de leur union un enchaînement qui nous entraîne dans l'abîme du mal. Il faut, dit saint Augustin, distinguer dans l'opération de nos sens la nécessité, l'utilité, la vivacité du sentiment, et enfin l'attachement au plaisir sensible libido sentiendi. De ces quatre

(1) Cont. Jul. lib. iv, cap. xiv, n. 65 et seq. tom. x, col. 615, etc. Confess. lib. x, cap. xxxi et seq. tom. 1, col. 185, etc.

qualités des sens, les trois premières sont l'ouvrage du Créateur : la nécessité du sentiment se fait remarquer dans les objets qui frappent nos sens à chaque moment: on en éprouve l'utilité, dit saint Augustin, particulièrement dans le goût, qui facilite le choix des alimens et en prépare la digestion : la vivacité des sens est la même chose que la promptitude de leur action et la subtilité de leurs organes. Ces trois qualités ont Dieu pour auteur: mais c'est au milieu de cet ouvrage de Dieu, que l'attache forcée au plaisir sensible et son attrait indomptable, c'est-à-dire la concupiscence introduite par le péché, établit son siége. C'est celle-là, dit saint Augustin, qui est l'ennemie de la sagesse, la source de la corruption, la mort des vertus : les cinq sens sont cinq ouvertures par où elle prend son cours sur ses objets et par où elle en reçoit les impressions : mais ce Père a démontré qu'elle est la même partout, parce que c'est partout le même attrait du plaisir, la même indocilité des sens, la même captivité et la même attache du cœur aux objets sensibles. Par quelque endroit que vous la frappiez, tout s'en ressent. Le spectacle saisit les yeux; les tendres discours, les chants passionnés, pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à grands flots : quelquefois elle s'insinue comme goutte à goutte: à la fin, on n'en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu'il éclate par la fièvre. En s'affoiblissant peu à peu,

on se met en un danger évident de tomber avant qu'on tombe; et ce grand affoiblissement est déjà un commencement de chute.

Si l'on ne connoît de maux aux hommes que ceux qu'ils sentent et qu'ils confessent, on est trop mauvais médecin de leurs maladies. Dans les ames, comme dans les corps, il y y en a qu'on ne sent pas encore, parce qu'elles ne sont pas déclarées, et d'autres qu'on ne sent plus, parce qu'elles ont tourné en habitude, ou bien qu'elles sont extrêmes, et tiennent déjà quelque chose de la mort, où l'on ne sent rien. Lorsqu'on blâme les comédies comme dangereuses, les gens du monde disent tous les jours, avec l'auteur de la Dissertation, qu'ils ne sentent point ce danger. Poussez-les un peu plus avant, ils vous en diront autant des nudités, et non-seulement de celles des tableaux, mais encore de celles des personnes. Ils insultent aux prédicateurs qui en reprennent les femmes, jusqu'à dire que les dévots se confessent eux-mêmes par-là et trop foibles et trop sensibles : pour eux, disent-ils, ils ne sentent rien, et je les en crois sur leur parole. Ils n'ont garde, tout gâtés qu'ils sont, d'apercevoir qu'ils se gâtent, ni de sentir le poids de l'eau quand ils en ont pardessus la tête et pour parler aussi à ceux qui commencent, on ne sent le cours d'une rivière que lorsqu'on s'y oppose : si on s'y laisse entraîner on ne sent rien, si ce n'est peut-être un mouvement assez doux d'abord, où vous êtes porté sans peine; et vous ne sentez bien le mal

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