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Lundi 26 mai 1851.

SAINT-ÉVREMOND ET NINON.

Il n'est pas de meilleur introducteur auprès de Ninon que Saint-Évremond. C'est un sage aimable, un esprit de première qualité pour le bon sens, et qui sait entrer dans toutes les grâces. Son caractère naturel est une supériorité aisée; je ne saurais mieux le définir qu'une sorte de Montaigne adouci. Son esprit se distingue à la fois par la fermeté et par la finesse; son âme ne sort jamais d'elle-même ni de son assiette, comme il dit. Il a éprouvé les passions, il les a laissées naître, et les a, jusqu'à un certain point, cultivées en lui, mais sans s'y livrer aveuglément; et, même lorsqu'il y cédait, il y apportait le discernement et la mesure. Dans sa jeunesse, il avait été, comme toute la fleur de la Cour, dans le cortège de Ninor, un peu son amant et beaucoup son ami; il correspondit quelquefois avec elle pendant sa longue disgrâce: le petit nombre de lettres authentiques qu'on a de Ninon sont adressées à Saint-Évremond, et elles nous la font bien connaître par le côté de l'esprit, le seul par lequel elle a mérité de survivre.

Saint-Évremond demanderait une Étude à part; aujourd'hui nous ne voulons de lui que la faveur d'être introduits dans l'intimité de celle qui, pendant une si

longue vie, renouvela tant de fois le charme, et dont l'esprit se perfectionna jusqu'à la fin.

Saint-Evremond, né en 1613, était de trois années plus âgé que Ninon, qui était de 1616; il mourut en 1703, à l'âge de plus de quatre-vingt-dix ans, et elle en 1705, au même âge moins quelques mois. La vie de Saint-Évremond se partage en deux moitiés bien distinctes. Jusqu'à l'âge de quarante-huit ans, il vécut en France, à la Cour, à l'armée, d'une existence brillante et active; estimé des plus grands généraux, il était en passe d'une assez haute fortune militaire. Une longue Lettre de lui, très-spirituelle et très-malicieuse, sur le Traité des Pyrénées et contre le cardinal Mazarin, trouvée dans les papiers de Mme Duplessis-Bellière lors de l'arrestation de Fouquet, irrita Louis XIV, qui ordonna d'en mettre l'auteur à la Bastille. Saint-Évremond, averti à temps, quitta la France, se réfugia en Hollande, puis en Angleterre, et vécut quarante-deux ans encore d'une vie de curieux et de philosophe, très-goûté, très-recherché dans la plus haute socité, voyant ce qu'il y avait de mieux dans les pays étrangers, et supportant avec une fierté réelle et une nonchalance apparente sa disgrâce. Ce qui contribua beaucoup à la lui adoucir, c'est qu'il vit bientôt arriver en Angleterre la belle duchesse de Mazarin, la nièce même de celui qui était la cause première de son malheur : il s'attacha à elle et l'aima pour son esprit, pour ses qualités solides, autant que pour sa beauté. Toutes ces nièces du cardinal avaient un don singulier d'attrait et comme une magie: « La source des charmes est dans le sang Mazarin, » disait Ninon. La duchesse de Mazarin fut une partie essentielle de la vie de Saint-Evremond, et plus essentielle que Ninon elle-même.

Le plus grand plaisir de Saint-Evremond, celui qu'il

goûtait le plus délicieusement dès sa jeunesse, dans l'âge des passions, et qui lui devint plus cher chaque jour en vieillissant, était celui de la conversation : «Quelque plaisir que je prenne à la lecture, disait-il, celui de la conversation me sera toujours le plus sensible. Le commerce des femmes me fournirait le plus doux, si l'agrément qu'on trouve à en voir d'aimables ne laissait la peine de se défendre de les aimer. » Et il montre de quelle sorte et dans quel esprit doit être l'entretien ordinaire auprès des femmes pour leur agréer :

<< Le premier mérite auprès des dames, c'est d'aimer; le second, est d'entrer dans la confidence de leurs inclinations; le troisième, de faire valoir ingénieusement tout ce qu'elles ont d'aimable. Si rien ne nous mène au secret du cœur, il faut gagner au moins leur esprit par des louanges; car, au défaut des amants à qui tout cède, celui-là plait le mieux qui leur donne le moyen de se plaire davantage. »

Les préceptes qu'il donne pour leur plaire et les intéresser en causant, sont le résultat le plus consommé de l'expérience :

<< Dans leur conversation, songez bien à ne les tenir jamais indifférentes; leur âme est ennemie de cette langueur; ou faitesvous aimer, ou flattez-les sur ce qu'elles aiment, ou faites-leur trouver en elles de quoi s'aimer mieux; car, enfin, il leur faut de l'amour, de quelque nature qu'il puisse être; leur cœur n'est jamais vide de cette passion. »

Si c'est là l'ordinaire condition des femmes, même spirituelles, le mérite est d'autant plus grand chez celles qui savent s'affranchir des mobiles habituels à leur sexe, sans en rien perdre du côté de la grâce. Saint-Évremond avait rencontré de ces femmes rares, et on devine bien à qui il pensait lorsqu'il écrivait :

« On en trouve, à la vérité, qui peuvent avoir de l'estime et de la tendresse, mème sans amour; on en trouve qui sont aussi cara

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bles de secret et de confiance que les plus fidèles de nos amis. J'en connais qui n'ont pas moins d'esprit et de discrétion que de charme et de beauté; mais ce sont des singularités que la nature, par dessein ou par caprice, se plaît quelquefois à nous donner... Ces femmes extraordinaires semblent avoir emprunté le mérite des hommes, et peut-être qu'elles font une espèce d'infidélité à leur sexe, de passer ainsi de leur naturelle condition aux vrais avantages de la nôtre. »

Dans un Portrait idéal qu'il a tracé de la Femme qui ne se trouve point et qui ne se trouvera jamais, et où il s'est plu à réunir sur la tête d'une Émilie de son invention toutes les qualités les plus difficiles à associer et tous les contraires :

« Voilà le Portrait, dit-il en finissant, de la Femme qui ne se trouve point, si on peut faire le portrait d'une chose qui n'est pas. C'est plutôt l'idée d'une personne accomplie. Je ne l'ai point vonlu chercher parmi les hommes, parce qu'il manque toujours à leur commerce je ne sais quelle douceur qu'on rencontre en celui des femmes; et j'ai cru moins impossible de trouver dans une femme la plus forte et la plus saine raison des hommes, que dans un homme les charmes et les agréments naturels aux femmes. >>

Cette raison saine, cet esprit sensé, mêlé à l'enjouement et au charme, il l'avait trouvé chez Ninon, et ce coin du Portrait d'Émilie n'était pas du tout une pure idée imaginaire.

Voyons donc un peu ce qu'était cette Ninon tant célébrée, et voyons-la par le côté qui lui donne véritablement sa place dans l'histoire des Lettres et dans celle de la société française. Voyons-la, profane que je suis, j'allais dire, étudions-la, dans ce genre d'influence par où elle corrigea le ton de l'hôtel Rambouillet et des Précieuses, et par où elle seconda l'action judicieuse de Mme de La Fayette.

J'ai quelquefois entendu demander pourquoi j'aimais tant à m'occuper de ces femmes aimables et spirituelles

du passé, et à les remettre dans leur vrai jour. Sans compter le plaisir désintéressé qu'il y a à revivre quelque temps en idée dans cette compagnie choisie, je répondrai avec une parole de Goethe, le grand critique de notre âge : « Ce serait, dit-il en parlant de Mme de Tencin, une histoire intéressante que la sienne et celle des femmes célèbres qui présidèrent aux principales sociétés de Paris dans le xvme siècle, telles que Mmes Geoffrin, Du Deffand, Mlle de Lespinasse, etc.; on y puiserait des détails utiles à la connaissance soit du caractère et de l'esprit français en particulier, soit même de l'esprit humain en général, car ces particularités se rattacheraient à des temps également honorables à l'un et à l'autre. Je tâche, selon ma mesure, d'exécuter quelque chose du programme de Goethe, et s'il a dit cela du xvme siècle, je le dirai à plus forte raison du xvne, dans lequel il y eut, de la part des femmes célèbres qui y influèrent, plus d'invention encore et d'originalité personnelle. En fait de société polie et de conversation, le xvme siècle n'eut qu'à étendre, à régulariser et à perfectionner ce que le xvne avait premièrement fondé et établi.

Avant d'en venir à être ce personnage presque respectable de la fin, Ninon avait eu une ou deux autres époques antérieures sur lesquelles je ne ferai que courir. Mile Anne de L'Enclos (car Ninon n'est qu'un diminutif galant), née à Paris, le 15 mai 1616, d'un père gentilhomme, grand duelliste, cabaleur, esprit-fort, musicien et homme de plaisir, et d'une mère exacte et sévère, se trouva orpheline à quinze ans, et très-disposée à jouir de sa liberté avec une hardiesse assaisonnée d'esprit et tempérée de goût, qui allait rappeler l'existence des courtisanes de la Grèce. Il y avait à cette époque, en France, une école d'épicuréisme et de scepticisme qui

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