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chefs-d'œuvre)..., ni l'église de Saint-Pierre, ni l'Apɔllon du Belvédère, ni etc., etc.; elles n'ont inventé ni l'algèbre, ni les télescopes, ni etc., etc.; mais elles font quelque chose de plus grand que tout cela : c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus excellent dans le monde, un honnête homme et une honnête femme. » On voit d'ici toute la suite de la pensée; mais que de développements piquants et gais je supprime ! C'est dans cet ordre de vérités que M. de Maistre est supérieur, et qu'il est venu à point pour crier holà aux fausses théories des Condorcet et des philosophes excessifs du xvme siècle.

On doit remercier le fils du comte de Maistre de s'être décidé à publier cette Correspondance de son illustre père et les diverses pièces qui y sont jointes. Nous croyons savoir qu'avant la Révolution de Février 1848 un homme savant et excellent, M. l'abbé de Cazalès, s'était occupé, Je concert avec la famille, de l'arrangement de ces papiers: mais, depuis, il y avait eu interruption dans ce travail, et une sorte de découragement bien explicable dans le premier moment. C'est M. Louis Veuillot qui, en donnant ses soins à la présente édition, a mis le public à même d'entrer plus vite en jouissance des belles choses que l'on paraissait vouloir lui faire attendre encore quelque temps. Il en est de cette publication, en un sens, comme de celle de Mirabeau, dont nous avons dernièrement parlé : elle vient dans les circonstances les plus favorables pour réussir et pour porter coup; c'est depuis que les plaies de la société sont si largement à nu et sensibies aux yeux de tous, qu'on peut mieux apprécier la profondeur et la longueur de coup d'œil du philosophe à demi prophète (1).

(1) Les publications sur le comte Joseph de Maistre se succèdent. M. Albert Blanc, docteur en droit de l'Université de Turin, a

donné, depuis lors, la Correspondance diplomatique de M. de Maistre (1858), et a tiré le plus qu'il a pu le noble écrivain du côté de la cause nationale du Piémont, en le montrant tout à fait opposé et antipathique à l'Autriche. La réputation de l'illustre patricien est ainsi en voie de se transformer, et, pour peu que l'on continue, elle aura bientôt changé de parti. On s'est même emparé de phrases très-vives qui lui étaient échappées sur le Pape à l'occasion du couronnement de Napoléon, et les Voltairiens ont pu se réjouir, tout en ayant l'air de se scandaliser. Cette dernière publication diplomatique mériterait un examen particulier, et elle appelle une critique impartiale. Quoi qu'il en soit, M. Albert Blanc n'a pas découvert un nouveau Joseph de Maistre, comme il a l'air de le croire, et comme les ambitienses formules qu'il met en œuvre le donneraient à penser. C'est toujours le même homme d'esprit, le même gentilhomme chrétien que nous connaissons, avec son timbre vibrant, sa parole aiguë qui part, qui éclate, qui du premier jet va plus loin qu'il ne semblerait nécessaire à la froide raison, mais qu'on serait fàché de trouver plus retenue et plus circonspecte; car elle porte avec elle bien des vérités, et s'il semble qu'il y ait souvent colère en elle, lors mème qu'il s'agit des amis, écoutez et sachez bien distinguer: c'est la colère de l'amour.

Lundi 9 juin 1851.

MADAME DE LAMBERT

ET

MADAME NECKER.

J'avais depuis longtemps l'idée de réunir ces deux femmes d'esprit qui eurent un salon si littéraire, l'une au commencement, l'autre à la fin du xvme siècle, et de rapprocher leurs deux profils dans un même médaillon. Elles ont de commun un goût prononcé pour l'esprit, et pour la raison relevée d'un certain tour distingué, concis et neuf, qu'il ne tient qu'aux personnes peu bienveillantes de confondre avec le recherché et le précieux. Chez toutes deux la morale domine; la bienséance et le devoir règlent les mœurs et le ton. Mme de Lambert, au milieu du débordement de la Régence, ouvre chez elle un asile à la conversation, au badinage ingénieux, aux discussions sérieuses: Fontenelle préside ce cercle délicat et poli, où il est honorable d'être reçu. Mme Necker, née loin de Paris, arrivant de la Suisse française dont elle était l'honneur, n'eût rien tant désiré que de rencontrer à Paris un salon exactement pareil à celui de Mme de Lambert, c'est-à-dire où l'esprit trouvât son compte et où rien de respectable ne fût blessé. C'était la forme et le cadre qui lui eût convenu le plus naturel

lement. Obligée d'en passer par les habitudes beaucoup plus mélangées du jour et d'ouvrir sa maison à presque tout ce qui était célèbre dans le monde à divers titres, elle y introduisit du moins le plus d'ordre, le plus d'organisation possible; elle fit elle-même ses choix d'admiration particulière et d'estime : Buffon tint auprès d'elle le même rang à peu près que Fontenelle tenait chez Mme de Lambert. Mais ces rapports, que je ne fais qu'indiquer, se dessineront mieux par une étude précise des deux caractères; aujourd'hui je veux simplement montrer ce qu'étaient au juste Mme de Lambert et son monde.

On ne sait rien ou presque rien des soixante premières années de Mme de Lambert. Elle mourut en 1733 à l'âge de quatre-vingt-six ans, dit-on, ce qui la fait naître vers 1647. Elle se nommait Anne-Thérèse de Marguenat (1) de Courcelles. Son père, maître des comptes, était de Troyes, et le nom de Courcelles est celui d'un petit fief qu'il possédait tout près de cette ville. Elle perdit son père en bas âge. La mère de Mme de Lambert, fille d'un riche bourgeois de Paris, était une franche coquette, qui a mérité d'avoir son historiette des plus scandaleuses chez Tallemant des Réaux. Elle était beaucoup plus occupée des Brancas, des Miossens, du chevalier de Grammont, et de tout ce que la Cour avait de jeunes seigneurs aimables, que de son honnête homme de mari, lequel avait la tête faible et finit même par être tenu enfermé dans une chambre comme hėbėtė. Cette historiette de Tallemant donne fort à penser (pour tout dire) sur les droits du bonhomme Courcelles à la paternité réelle, et il ne serait pas sûr ici d'aller conclure trop vite du père à l'enfant, quand même il y paraîtrait

(1) Elle signait de Marguenat, mais d'Hozier (Armorial) la nomme Le Marguenat.

plus de ressemblance. Dès ce temps-là, Bachaumont s'éprit de Mme de Courcelles. Quand le mari fut mort, il vécut quelques années avec elle, puis l'épousa. Ce Bachaumont était le compagnon même de Chapelle dans son fameux Voyage, un homme de plaisir et de beaucoup d'esprit. On dit qu'il s'affectionna fort à sa bellefille. Quelle put être l'influence du monde de son beaupère sur la jeune personne, on le suppose aisément, mais on est réduit à le deviner. Fontenelle nous dit que, dès ce temps-là, « elle se dérobait souvent aux plaisirs de son âge, pour aller lire en son particulier, et qu'elle s'accoutuma de son propre mouvement à faire de petits extraits de ce qui la frappait le plus. C'étaient déjà ou des réflexions fines sur le cœur humain, ou des tours d'expression ingénieux, mais le plus souvent des réflexions. » Pour moi, cette vie désordonnée et affichée de la mère de Me de Lambert me dénote un autre genre d'influence qui s'est vue souvent en pareil cas, et qui peut s'appeler l'influence par les contraires. Combien de fois la vue d'une mère légère et inconsidérée n'a-t-elle pas jeté une fille judicieuse et sensée dans un ordre de réflexions plutôt exactes et sévères! Tout semble indiquer que ce fut là l'effet que produisit sur Mme de Lambert le mauvais exemple de sa mère. Une âme faible se fût laissé gagner et eût suivi cet exemple : une âme délicate et forte se le tourna en morale et en leçon; elle prit noblement sa revanche dans le bien. Mme de Lambert, toute sa vie, se fit une loi de respecter d'autant plus la bienséance, qu'elle l'avait vue offensée davantage autour d'elle dans son enfance; elle se proposa pour objet principal et pour but de toute sa conduite la considération et l'honneur.

Il paraît qu'elle était, du côté paternel, héritière de biens considérables. Mariée en 1666 au marquis de Lam

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