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Lundi 16 juin 1856,

MADAME NECKER.

Apprécier Mme Necker n'est pas une étude sans difficulté. Ses défauts sont de ceux qui choquent le plus aisément en France, ce ne sont pas des défauts français; et ses qualités sont de celles qui ne viennent trop souvent dans le monde qu'après les choses de tact et de goût, car elles tiennent à l'âme et au caractère. Je voudrais faire équitablement les deux parts, et juger cette personne de mérite en toute liberté, mais avec égards toujours et avec respect. On peut juger un homme public, mort ou vivant, avec quelque rudesse; mais il me semble qu'une femme, même morte, quand elle est restée femme par les qualités essentielles, est un peu notre contemporaine toujours; elle l'est surtout quand elle n'a cessé de se continuer jusqu'à nous par une descendance de gloire, de vertu et de grâce.

Pour bien apprécier Mme Necker, qui ne fut jamais à Paris qu'une fleur transplantée, il convient de la voir en sa fraîcheur première et dans sa terre natale. Mlle Suzanne Curchod était née vers 1740, dans le Pays-deVaud, à Crassier, commune frontière de la France et de la Suisse. Son père était pasteur ou ministre du SaintÉvangile; sa mère, native de France, avait préféré sa religion à son pays. Elle fut élevée et nourrie dans cette vie de campagne et de presbytère où quelques poëtes

ont placé la scène de leurs plus charmantes idylles, et elle y puisa, avec les vertus du foyer, le principe des études sérieuses. Elle était belle, de cette beauté pure, virginale, qui a besoin de la première jeunesse. Sa figure longue et un peu droite s'animait d'une fraîcheur éclatante, et s'adoucissait de ses yeux bleus pleins de candeur. Sa taille élancée n'avait encore que de la dignité décente sans roideur et sans apprêt. Telle elle apparut la première fois à Gibbon, dans un séjour qu'elle fit à Lausanne. Le futur historien de l'Empire romain. était fort jeune lui-même alors; son père l'avait envoyé à Lausanne pour y refaire son éducation et se guérir « des erreurs du papisme, » où le jeune écolier d'Oxford s'était laissé entraîner. Gibbon passa cinq années dans cet agréable exil, depuis l'âge de seize ans jusqu'à vingt et un. En juin 1757 (il avait vingt ans), il rencontra pour la première fois Mlle Suzanne Curchod que toute la ville de Lausanne n'appelait que la belle Curchod, et qui ne pouvait paraître dans une assemblée ni à une comédie sans être entourée d'un cercle d'adorateurs. Gibbon écrivait ce soir-là sur son Journal cette note sentimentale et classique : « J'ai vu Mlle Curchod. Omnia vincit Amor, et nos cedamus Amori. » Dans ses Mémoires il s'étend avec plus de détail, et il nous fait de Mile Curchod le portrait le plus flatteur et le plus fidèle à cette date :

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« Son père, dit-il, dans la solitude d'un village isolé, s'appliqua à donner une éducation libérale et même savante à sa fille unique. Elle surpassa ses espérances par ses progrès dans les sciences et les langues; et, dans les courtes visites qu'elle fit à quelques-uns de ses parents à Lausanne, l'esprit, la beauté et l'érudition de Me Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d'un tel prodige éveillèrent ma curiosité: je vis et j'aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments, et élégante dans les manières; et cette

première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l'habitude et l'observation d'une connaissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. Je passai là quelques jours heureux dans les montagnes de Franche-Comté, et ses parents encourageaient honorablement la liaison... »

Gibbon, qui n'avait point encore acquis cette laideur grotesque qui s'est développée depuis, et qui joignait déjà « l'esprit le plus brillant et le plus varié au plus doux et au plus égal de tous les caractères, » prétend que Mlle Curchod se laissa sincèrement toucher; il s'avança lui-même jusqu'à parler de mariage, et ce ne fut qu'après son retour en Angleterre qu'ayant vu un obstacle à cette union dans la volonté de son père, il y renonça. Mais tout ceci se passa de la part de Gibbon avec une égalité et une tranquillité, même dans le chagrin, qui fait sourire. Sept ans plus tard, à son retour d'Italie, il revit à Paris Mlle Curchod, nouvellement miariée à M. Necker, et qui l'accueillit avec un mélange de cordialité et de malice:

« Je ne sais, Madame, écrivait Mme Necker à l'une de ses amies de Lausanne (novembre 1765), si je vous ai dit que j'ai vu Gibbon; j'ai été sensible à ce plaisir au delà de toute expression; non qu'il me reste aucun sentiment pour un homme qui, je crois, n'en mérite guère, mais ma vanité féminine n'a jamais eu un triomphe plus complet et plus honnête. Il est resté deux semaines à Paris; je l'ai eu tous les jours chez moi; il était devenu doux, souple, humble, décent jusqu'à la pudeur. Témoin perpétuel de la tendresse de mon mari, de son esprit et de son enjouement, admirateur zélé de l'opulence, il me fit remarquer pour la première fois celle qui m'entoure, ou du moins jusqu'alors elle n'avait fait sur moi qu'une sensation désagréable. »

Pour Gibbon, en racontant les impressions qu'il reçut à ce retour, il fait semblant d'être un peu piqué dans son ancien amour ou dans son amour-propre d'amant sacrifié; mais, en y regardant bien, on voit qu'il est plutôt charmé de trouver désormais en Mme Necker,

quand il viendra à Paris, une introductrice naturelle auprès de la meilleure société, auprès surtout de ce cercle de philosophes et de beaux-esprits dont il était si curieux et si digne, lui qui ne vivait que de la vie de l'esprit.

Mlle Curchod, âgée de dix-huit ans, était donc, à cette date de 1758, une des fleurs et des merveilles de ce Pays-de-Vaud que Rousseau allait mettre à la mode dans le beau monde parisien par la Nouvelle Héloïse. Rousseau pourtant a trouvé moyen d'être injuste envers ce doux pays, en même temps qu'il le peignait comme un cadre de paradis terrestre : « Je dirais volontiers, a-t-il écrit dans une page célèbre des Confessions, à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevay, visitez le pays, examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux; mais ne les y cherchez pas. » Et moi je dirai, et tous ceux qui ont connu et habité ce pays diront: Oui, cherchez-y sinon des Julie et des Saint-Preux, du moins des femmes du genre de Claire; j'entends par là un certain tour d'esprit mêlé de sérieux et de gaieté, naturel et travaillé à la fois, très-capable de raisonnement, d'étude, de dialectique même, vif pourtant, assez imprévu, et non du tout dénué d'agrément et de charme. Mlle Suzanne Curchod, dans sa nuance, était un de ces esprits compliqués et ingénus, mais qui sont loin de déplaire quand on les rencontre dans les lieux mêmes, sur les gradins ou dans les replis de ces vertes collines étagées qui bordent du côté de la Suisse le beau lac Léman (1).

Voltaire, en ce temps-là, revenu de Prusse, et avant

(1) Les curieux peuvent chercher des considérations très-fines sur ces rapports des esprits et du pays, au tome second, page 1191, de l'ouvrage intitulé le Canton de Vaud, sa Vie et son Histoir par M. Just Olivier (Lausanne, 1341).

de se fixer près de Genève, essayait de cette vie nouvelle à Lausanne, où il passa surtout les hivers de 1756, 1757 et 1758; il y trouvait avec étonnement un goût pour l'esprit qu'il contribuait à développer encore, mais qu'il n'avait pas eu à créer : « On croit chez les badauds de Paris, écrivait-il, que toute la Suisse est un pays sauvage; on serait bien étonné si l'on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu'on ne la joue à Paris : on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu'il y en ait en Europe... J'ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses. » Rabattez de ces éloges ce qu'il vous plaira, faites la part de la politesse et de l'hospitalité, et il en restera toujours quelque chose. C'est dans ce monde que Mme Necker, encore jeune fille, acheva de se former en sa fleur première et qu'elle brilla.

Ayant perdu vers ce temps son père vénéré, et restant seule avec sa mère sans fortune, elle intéressa vivement toutes les personnes qui la connaissaient; et comme, dans ce pays de la Suisse française, il règne un grand goût pour l'enseignement et l'éducation, on imagina de lui faire donner quelques leçons sur les langues et les choses savantes qu'elle avait apprises dans le presbytère paternel. Elle le fit avec succès, avec éclat; elle donna des cours, comme c'est l'usage de tout temps en Suisse; elle eut des élèves des deux sexes; et, il y a quelques années, on montrait encore, près de Lausanne, dans un petit vallon, l'estrade ou tertre de verdure élevée en guise de chaire ou de trône par les étudiants du lieu, et d'où la belle orpheline de Crassier décernait les éloges ou les prix, ou peut-être même, aux beaux jours d'été, faisait à ciel ouvert ses leçons. Il était resté quelque chose de ces souvenirs de Lausanne dans l'esprit de Voltaire, lorsque, dix ans plus tard, il écrivait à

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