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chez nous avec succès qu'une seule fois, et c'est sous la plume de Montaigne. Si on voulait l'imiter, même en supposant qu'on le pût et qu'on y fût disposé par nature, si l'on voulait écrire avec cette rigueur, et cette exacte correspondance, et cette continuité diverse de figures et de traits, il faudrait à tout moment forcer notre langue à être plus forte et plus complète poétiquement qu'elle ne l'est d'ordinaire et dans l'usage. Ce style à la Montaigne, si conséquent et si varié dans la suite et l'assortiment des images, exige qu'on crée à la fois une partie du tissu même, pour les porter. Il faut de toute nécessité qu'on étende et qu'on allonge par endroits la trame pour y coudre la métaphore; mais voilà que, pour le définir, je suis presque amené à parler comme lui. Notre bon langage, en effet, notre prose, qui se sent toujours plus ou moins de la conversation, n'a pas naturellement de ces ressources et de ces fonds de toile pour une continuelle peinture; elle court et fuit vite, et se dérobe: à côté d'une image vive, elle offrira une soudaine lacune et défaillance. En y suppléant par de l'audace et de l'invention comme fait Montaigne, en créant, en imaginant l'expression et la locution qui manque, on paraîtrait aussitôt recherché. Ce style à la Montaigne serait, à bien des égards, en guerre ouverte avec celui de Voltaire. Il ne pouvait naître et fleurir que dans cette pleine liberté du xvie siècle, chez un esprit franc et ingénieux, gaillard et fin, brave et délicat, unique de trempe, qui parut libre et quelque peu licencieux, même en ce temps-là, et qui s'inspirait lui-même et s'enhardissait, sans s'y enivrer, à l'esprit pur et direct des sources antiques.

Tel qu'il est, Montaigne est notre Horace; il l'est par le fond, il l'est par la forme souvent et l'expression, bien que par celle-ci il aille souvent aussi jusqu'au

Sénèque. Son livre est un trésor d'observations morales et d'expérience; à quelque page qu'on l'ouvre et dans quelque disposition d'esprit, on est assuré d'y trouver quelque pensée sage exprimée d'une manière vive et durable, qui se détache aussitôt et se grave, un beau sens dans un mot plein et frappant, dans une seule ligne forte, familière ou grande. Tout son livre, a dit Étienne Pasquier, est un vrai séminaire de belles et notables sentences; et elles entrent d'autant mieux qu'elles courent et se pressent, et ne s'affichent pas; il y en a pour tous les âges et pour toutes les heures de la vie; on ne le peut lire quelque temps sans en avoir l'âme toute remplie et comme tapissée, ou, pour mieux dire, tout armée et toute revêtue. On vient de voir qu'il a plus d'un conseil utile et d'une consolation directe à l'usage de l'honnête homme né pour la vie privée et engagé dans les temps de trouble et de révolution. A quoi j'ajouterai encore un de ces conseils qu'il adresse à ceux qui, comme moi et comme bien des gens de ma connaissance, subissent les tourmentes politiques sans les provoquer jamais et sans se croire d'étoffe non plus à les conjurer. Montaigne, ainsi que ferait Horace, leur conseille, tout en s'attendant de longue main à tout, de ne pas tant se préoccuper à l'avance, de profiter jusqu'au bout, dans un esprit libre et sain, des bons moments et des intervalles lucides; il fait là-dessus de piquantes et justes comparaisons coup sur coup, et termine par celle-ci, qui me paraît la plus jolie, et qui d'ailleurs est tout à fait de circonstance et de saison : c'est folie et fièvre, dit-il, de « prendre votre robe fourrée dès la Saint-Jean, parce que vous en aurez besoin à Noël. »

Lundi 5 mai 351.

CORRESPONDANCE

ENTRE

MIRABEAU ET LE COMTE DE LA MARCK

(1789-1791),

Recueillie, mise en ordre et publiée

PAR M. AD. DE BACOURT,
ancien ambassadeur.

Quand j'ai parlé de Mirabeau il y a quelques semaines, j'ai annoncé, en finissant, qu'une publication se préparait qui devait jeter la plus vive lumière sur le Mirabeau historique et définitif et sur son rôle durant la Révolution. Cette publication paraît en ce moment, et tout lecteur va être à même d'en apprécier l'intérêt et l'importance.

Mirabeau déjà célèbre, et des plus en vue comme écrivain politique, avait fait, en 1788, la connaissance du comte de La Marck, grand seigneur belge au service de la France. M. de La Marck, fils cadet du duc d'Arenberg, avait passé au service de France à dix-sept ans, et y était devenu, à vingt (1773), colonel propriétaire d'un régiment d'infanterie allemande que lui avait laissé son grand-père maternel. Jeune, actif, d'un jugement net et

fin, en relation de famille avec ce qu'il y avait de plus noble dans les Pays-Bas autrichiens et à la Cour de Vienne, il se trouva du premier jour très-bien introduit à celle de Versailles, des mieux placés pour observer et s'y plaire; il fut particulièrement de la société de la Dauphine, bientôt reine, Marie-Antoinette. Comme militaire, il montra du talent et se distingua dans la guerre de l'Inde. A son retour, il eut un duel qui fit du bruit. Bref, il ne manquait rien au comte de La Marck de ce qui constituait alors un homme du plus grand monde, vivant sur le pied le plus agréable et dans une flatteuse considération. En 1788, les idées tournant de plus en plus au sérieux, il eut la curiosité de connaître Mirabeau, et on le fit dîner avec lui chez le prince de Poix, à Versailles, où étaient réunis quelques convives, gens de Cour. C'était Senac de Meilhan qui avait ménagé ce diner et qui y conduisait le lion:

<< En voyant entrer Mirabeau (nous dit M. de Bacourt d'après des notes précises), M. de La Marck fut frappé de son extérieur. Il avait une stature haute, carrée, épaisse. La tête, déjà forte, bien au delà des proportions ordinaires, était encore grossie par une énorme chevelure bouclée et poudrée. Il portait un habit de ville dont les boutons, en pierre de couleur, étaient d'une grandeur démesurée, des boucles de souliers également très-grandes. On remarquait enfin dans toute sa toilette une exagération des modes du jour qui ne s'accordait guère avec le bon goût des gens de Cour. Les traits de sa figure étaient enlaidis par des marques de petitevérole. Il avait le regard couvert, mais ses yeux étaient pleins de feu. En voulant se montrer poli, il exagérait ses révérences; ses premières paroles furent des compliments prétentieux et assez vulgaires. En un mot, il n'avait ni les formes ni le langage de la société dans laquelle il se trouvait; et quoique, par sa naissance, il allåt de pan' avec ceux qui le recevaient, on voyait néanmoins tout de suite à ses manières qu'il manquait de l'aisance que donne "habitude du grand monde. >>

Je ne ferai que peu de remarques sur ce premier effet

que Mirabeau produisit sur les convives, et qui nous est si visiblement rendu; je ne me permettrai que d'expliquer et de commenter deux ou trois traits, ainsi que l'expression de ridicule qui échappe quelques lignes plus bas, et qui est appliquée à l'extérieur de Mirabeau. « Après le dîner, continue le narrateur, M. de Meilhan ayant amené la conversation sur la politique et l'administration, tout ce qui avait pu frapper d'abord comme ridicule dans l'extérieur de Mirabeau disparut à l'instant : on ne remarqua plus que l'abondance et la justesse des idées. » N'oublions pas que nous sommes ici chez le prince de Poix, c est-à-dire au point de vue de Versailles et de ce monde exquis, élégant, d'une simplicité qui était le dernier degré du bon goût et de la recherche fine. Mais tout cela n'était fait pour être vu et apprécié que de très-près. Avec Mirabeau, au contraire, tout sort des proportions ordinaires; sa personne entière est taillée sur un autre patron. Il a le masque de l'orateur et du grand acteur tribunitien: ce masque-là, pas plus que celui de l'acteur antique, n'est fait pour être vu de plus près que de l'amphithéâtre. La statue grandiose, pour que chaque trait n'en paraisse pas trop gros et exagéré, a besoin d'être placée à sa perspective. De même, quant aux modes, Mirabeau se gardait bien, par instinct encore plus que par calcul, d'adopter celles d'alors, si minces, si mesquines, si étriquées. Lui, selon l'expression de son père, qui le jugeait très-bien cette fois, il avait « des manières nobles et le faste des habits en un siècle le mode dépenaillée. » Au monde de Versailles, il pouvait sembler, à première vue, n'avoir pas l'habitude du grand monde; mais au monde de Paris et à tout ce qui n'était pas de la Cour et des petits appartements, il semblait dans sa mise, dans son geste et dans ses manières, et même en ses familiarités, un

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