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Je me fis conduire chez le maire, seule autorité dont je pusse invoquer l'intervention; je le trouvai une fourche à la main, en train de ranger du foin dans son grenier. Ce magistrat municipal était un gros homme, court, replet, à la face réjouie, et dont le nez légèrement couperosé annonçait un faible assez prononcé pour les joies de Bacchus; du reste, pieds nus dans de gros sabots, vêtu d'une blouse rapiécée et coiffé d'un bonnet de coton bleu. Je lui exposai l'objet de ma visite, et, après lui avoir exhibé les pièces justificatives de ma mission, je le priai de vouloir bien me prêter son concours. Alors se passa une scène un peu bouffonne : ce brave homme, honteux de recevoir dans un tel accoutrement un Monsieur qui venait de Paris en chaise de poste, ignorant complètement la modestie hiérarchique de mon titre d'inspecteur principal de police, et croyant peut-être avoir affaire à quelque haut fonctionnaire, se confondait en salutations, en excuses, m'assurant que je me passerais parfaitement de lui, et, en définitive, qu'il ne comprenait pas ce que je réclamais de son ministère. Enfin, après bien des explications, je parvins à lui faire comprendre tant bien que mal que sa présence était nécessaire pour légitimer mon opération; et, le brave homme m'ayant prié de l'attendre un moment, reparut bientôt, emmailloté dans une grande redingote et ceint de l'écharpe officielle, tenant d'une main un rouleau de papier, de l'autre une plume et une écritoire. Nous nous dirigeâmes vers la poste, et, chemin faisant, ayant rencontré un gen

darme avec son brigadier, le maire les engagea à se joindre à nous. En arrivant à l'auberge, je trouvai la chaise de poste toujours à la même place; nos deux amoureux étaient à déjeuner. On m'indiqua leur chambre, où je me rendis avec le maire et les deux gendarmes.

- Monsieur V***? demandai-je en entrant.

- C'est moi, monsieur! me répondit le don Juan fugitif.

Vous êtes voyageur, vous devez avoir quelques papiers, un passeport, quelque chose qui justifie de votre individualité ?

V*** me regarda en fronçant les sourcils, la jeune femme jeta sur moi un regard timide et effrayé; mais il n'y avait pas à éluder la question, et la présence des deux tricornes qui ornaient les deux côtés de la porte donnaient à mes paroles une puissance irrésistible. V*** céda et me présenta un passeport parfaitement en règle.

- C'est très bien, lui dis-je, après y avoir jeté les yeux; mais madame?...

- Madame est ma femme, répondit orgueilleusement V***, et elle n'a pas besoin de passe port pour voyager avec moi.

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Comment! madame D*** n'a pas besoin de passe port pour voyager avec M. V***?

En s'entendant ainsi nommer, la jeune dame jeta

un cri et perdit connaissance; je m'élançai alors vers le ravisseur, et, posant la main sur son épaule, je lui dis:

Au nom de la loi, monsieur, vous êtes mon prisonnier !

V*** se laissa tomber sur une chaise; il voyait bien que la partie était perdue pour lui. Je fis alors appeler l'hôtesse, et, pendant qu'elle prodiguait ses soins à l'amante éplorée, sous le regard paternel du brigadier de gendarmerie, je descendis dans la cour avec le maire, V*** et son gardien galonné pour faire la visite de la chaise de poste. Pendant que j'entrais dans la voiture par une des portières, V*** s'élançait par l'autre et se jetait précipitamment sur un coussin; je le repoussai aussitôt en dehors, et je trouvai sous ce coussin une paire de pistolets de poche, vrai joujou de grande dame, mais joujou meurtrier, dont il avait peut-être l'intention de se servir contre moi. Nous trouvâmes dans la caisse les bijoux et la plus grande partie des valeurs; la différence manquant sur la somme enlevée avait servi à l'achat de la chaise de poste, aux frais de voyage et à quelques autres dépenses. Lorsqu'il fallut dresser procès-verbal de la saisie, ce fut bien une autre histoire : M. le maire, dépouillant toute vergogne, m'avoua très naïvement qu'il n'avait de sa vie dressé procès-verbal de quoi que ce fût et qu'il ignorait complètement comment il devait s'y prendre. J'en fus quitte pour le lui dicter; après quoi, remettant V*** entre les mains des deux gendarmes pour qu'il fût conduit à Paris de brigade

en brigade, je montai avec madame D*** dans la chaise de poste, puis nous partîmes pour la capitale, où je réintégrai ma jolie prisonnière dans le domicile conjugal. Alors, le mari envoya 250 francs à V*** afin qu'il pût revenir en poste; et, à l'arrivée du séducteur, M. D***, voulant éviter tout scandale, retira sa plainte et appela V*** en duel; mais, par un contraste assez fréquent dans les turpitudes du genre humain, ce Lovelace, qui près des femmes, affectait des sentiments assez nobles et assez généreux pour s'en faire aimer, refusa l'appel du mari, et quelques mois après, il fit parvenir à madame D*** une lettre dans laquelle il lui proposait d'empoisonner son mari et se chargeait de lui fournir le poison nécessaire pour accomplir ce crime abominable!

Effrayée d'une telle monstruosité, l'épouse repentante alla en pleurant se jeter dans les bras de son mari et lui remit la lettre qu'elle venait de recevoir. Rassuré sur les sentiments de sa femme, M. D*** pardonna. Quant à la proposition criminelle dont il avait la preuve, il la transmit à la justice. V*** fut de nouveau arrêté, et relaxé après quelques mois de prévention; alors il envoya un cartel à M. D***. Celui-ci refusa de se battre, les circonstances n'étant plus les mêmes.

XXXIII

ASSASSINAT DE LA VEUVE IDATE.

Le 29 janvier 1833, Mme la baronne Dupuytren, femme du célèbre chirurgien, demeurant alors rue Joubert no 2, sortit vers huit heures et demie du soir, accompagnée par le nommé Guiraud son domestique, laissant la garde de son appartement à la veuve Idate, qui depuis fort longtemps était attachée à son service en qualité de femme de chambre.

Mme Dupuytren rentra vers onze heures. Le domestique ayant, à plusieurs reprises, sonné à la porte sans obtenir de réponse, descendit s'enquérir près du concierge si la veuve Idate était sortie; sur la réponse négative de celui-ci, il remonta, et, d'après l'ordre que lui en donna sa maîtresse, il enfonça la porte. Un spectacle affreux s'offrit alors à leurs yeux : au milieu de la salle à manger, la malheureuse femme de chambre gisait étendue à terre, au milieu d'une mare de sang; deux profondes et béantes blessures faites au cou par un instrument tranchant, n'indiquaient que trop bien le genre de mort que cette infortunée

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