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séance, au fur et à mesure, que les députés libéraux paraissaient, la foule criait avec enthousiasme : Vive Benjamin Constant! Vive Manuel! Vive Labbey de Pompière ! Vive Sébastiani! etc., etc.

Les jours suivants, les démonstrations publiques furent encore plus vives. La police pensant qu'aucun stratagème, ne pourrait distraire l'opinion publique de ce projet de loi, crut devoir adopter des moyens plus énergiques que les précédents.

A cet effet, le 2 juin, mes collègues et moi reçûmes de l'officier de paix M. Dabasse, l'ordre de nous rendre sur la place Louis XV, de nous mêler à la foule et d'exciter tous ces chenapans, en criant nous-mêmes comme eux et plus fort qu'eux. Des militaires, ajouta-t-il, pour la plus grande partie gardes-du-corps, s'y rendront également, mais en bourgeois et munis de cannes, et aux cris de: Vive le Roi! rosseront d'importance tous ces braillards de la Charte et de l'opposition.

Nous nous dirigeâmes vers la Chambre des députés. Là, nous nous séparâmes trois par trois ; je restai avec Gayetti et Lenfant, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler à propos de nos petites réunions de la rue des Prouvaires. Sur les trois heures de l'aprèsmidi, des hommes de haute stature, porteurs de cannes, arrivèrent de tous côtés; nous les reconnumes pour être des gardes-du-corps déguisés. Les jeunes gens qui encombraient la place (les élèves des écoles de droit et de médecine étaient venus en masse) devinèrent aussi le déguisement de ces messieurs

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et les accueillirent aux cris de Vive la Charte !

Les nouveaux venus essayèrent, mais vainement, de proférer quelques Vive le Roi! Leurs voix étaient perdues dans le tumulte. Ils se mirent alors à distribuer des coups de cannes à tous ceux qui se trouvaient à leur portée. Un jeune clerc de notaire ou d'avoué, nommé Durand, s'approcha et leur adressa les plus vifs reproches en leur disant avec raison qu'ils étaient venus armés de cannes, sachant parfaitement bien que les personnes qui se trouvaient sur la place n'avaient rien pour se défendre. A ces mots, les partisans du projet de loi tombèrent sur ce malheureux jeune homme et le bâtonnèrent à outrance. Ému de compassion, je m'élançai suivi de près par Lenfant et Gayetti, et nous parvinmes, grâce au concours de quelques-uns de nos voisins, à retirer de leurs mains l'infortuné clerc.

Nous nous gardâmes bien de rendre compte à nos chefs de cet incident. Mais nous avions été vus par d'autres inspecteurs, qui ne jugèrent pas les choses comme nous, et trouvèrent très agréable de faire un petit rapport sur le compte de leurs collègues.

Le lendemain, M. l'inspecteur général Foudras nous fit appeler tous trois dans son cabinet pour nous témoigner son mécontentement sur notre conduite de la veille.

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Comment! nous dit-il, on vous envoie pour prêter votre concours aux militaires en bourgeois, et vous faites tout le contraire! En vérité, je ne vous comprends pas! M. le préfet voulait vous révoquer,

mais j'ai intercédé pour vous, et, grâce à ma prière, vous conserverez vos places. Mais, une autre fois, rappelez-vous bien à quelle administration vous appartenez, et sachez, à l'avenir, mieux exécuter les ordres qu'on vous donnera.

M. Foudras était naturellement paternel pour les employés. De plus, il avait compris que, dans la circonstance présente, nous révoquer c'était livrer authentiquement à l'opposition le secret de l'affaire.

Pendant que nous arrachions Durand à la bastonnade, une scène plus grave se passait sur un autre point. Un peu avant la fin de la séance, M. de Chauvelin quitta la Chambre, et comme toujours traversa le pont Louis XVI et la place Louis XV, dans sa chaise à porteurs. A sa vue, les cris de : Vive Chauvelin! Vive le député fidèle! partirent de toutes les bouches; mais aussitôt, plusieurs individus entourèrent le député qu'ils menacèrent en brandissant leurs cannes, sans pourtant oser s'en servir. Cette action exaspéra la foule, et une collision s'engagea pour ne finir qu'à l'arrivée de la force armée, qui fit entièrement évacuer la place. Presque en même temps, un étudiant, le jeune Lallemand, fils d'un riche marchand de graines de la rue du PetitCarreau, était tué d'un coup de fusil tiré par un garde royal en faction près de la grille du jardin des Tuileries.

Le lendemain, le préfet de police faisait placarder, sur les murs de la capitale, une proclamation dans laquelle les rassemblements étaient qualifiés

de rébellion, d'attentat à la tranquillité publique.

Les attroupements cessèrent sur la place Louis XV et aux environs; mais chaque soir, de nombreux rassemblements se formaient entre les portes SaintDenis et Saint-Martin. On envoyait des agents sur les boulevards, non pour sommer les attroupements de se dissiper, mais pour avertir la préfecture lorsque la foule compacte empêcherait la circulation. Alors on exécutait au galop, le sabre à la main, des charges de cavalerie qui, bon gré, mal gré, arrivaient forcément à s'ouvrir un chemin dans cette foule tumultueuse et agitée.

IV

LE COLONEL LABÉDOYÈRE

S'il est une chose ignoble dans la société, c'est la délation; les coeurs se glacent à la pensée de ces hommes qui viennent à vous, le sourire aux lèvres, les bras ouverts, qui vous serrent la main avec les plus chaleureuses protestations d'amitié et qui vont ensuite vous livrer au bourreau. Mais si l'individu dénoncé est un bienfaiteur qui ait comblé de ses bontés celui qui vient de le vendre, si le misérable, secouru jadis par une main généreuse, n'a trouvé dans son cœur, au lieu de reconnaissance, que les inspirations de la plus infâme trahison et n'a pas reculé devant le rôle odieux de délateur. Oh! alors, je vois les poitrines soulevées par le dégoût qu'inspire cet homme, et les yeux exprimer le mépris et l'indignation qu'il mérite. Aussi, ne puis-je m'empêcher d'éprouver une certaine émotion en citant le fait suivant.

En 1820, il existait parmi les officiers de paix en fonctions un petit homme au corps replet, à l'œil vif,

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