Images de page
PDF
ePub

pée qui fait un chevalier d'un bâtard, je te suspends comme un chat pelé en guise d'enseigne à ma porte. Ceci soit dit entre nous une bonne fois, cher Pipping.

Pipping jugea prudent de ne répondre que par le silence à cette sortie quelque peu vive du vieux tavernier. Il pensa que Ranulfe était sans doute le dépositaire de quelque secret important, et en homme curieux il se promit de lui en arracher la confidence. L'in.stant eût été fort mal choisi, car maître Ranulfe roulait sa moustache entre ses doigts et rebouclait ses genouillères d'un air de mauvaise humeur. Heureusement qu'un bol de muscadine apporté avec trois gobelets par mistress Pippingtom, qui avait disparu quelques minutes dans l'arrière-boutique, dissipa bien vite le nuage élevé entre le tavernier et le tailleur. L'épouse de Pipping prit texte de ce petit incident pour gourmander son mari.

-Au lieu de rester ainsi les bras croisés, vous feriez bien mieux, monsieur Pipping, de finir le pourpoint de ce jeune homme. Vous n'ignorez pas qu'il l'a demandé sans aucun délai pour ce soir.

- Qu'il s'en aille au diable avec son pourpoint! dit Pipping. Voilà bien cinq fois qu'il m'en fait changer le dessin et les échancrures, sans compter qu'il veut qu'on lui parfume ses manches avec de l'iris et qu'on lui brode le chiffre G à l'intérieur, sur le côté gauche. Le plaisant page que voilà!

- N'en dites pas de mal, Pipping; il vous a sauvé d'un fier coup de poing le jour de la révolte contre le shériff, quand ce digne magistrat, votre parent, lisait le tableau des nouvelles taxes.... Quant à moi, je l'aime, ce gentilhomme. Ne l'appelez-vous point Arthur?

- Sir Arthur, dit le tailleur; c'est le seul nom qu'il nous ait dit. Trouvez-vous cela un nom, Ranulfe?

Le tavernier sourit, mais ne répondit pas. Mistress Pippingtom, qui lampait elle-même, en maitresse femme qu'elle était, quelques gouttes d'hydromel, fit signe à l'un des apprentis de déployer un paquet lié d'un ruban vert. Cela fait, chacun put admirer une robe bordée de zibeline magnifique, couverte de beaux compartimens en losanges sur fond noir et or. En montrant elle-même au tavernier son voisin ce bel ouvrage de patience et de recherche, la femme du tailleur ne put se défendre d'un hum! de satisfaction. Elle

prit la robe et la plaça sur un triangle à pied de fer, car en ce temps l'usage du mannequin n'était pas encore connu des tailleurs. -Une robe de princesse! ni plus, ni moins, comme vous le pouvez voir. La reine Bérengère elle-même n'en a pas eu, pendant sa vie, de mieux taillée... Et dire qu'elle serait mille fois mieux encore si elle était moins montante! Mais notre nouvelle pratique le veut ainsi. La poitrine couverte comme celle d'une abbesse, a-t-elle dit, et la zibeline tombante à cacher les pieds. Voilà une singulière humeur de grande dame! Qu'en dites-vous?

Elle va à la cour?

Elle y assistait au dernier tournois de sa majesté, mais à peine lui voyait-on le bout du menton; son voile attaché à son toquet d'or la serrait comme la visière d'un homme d'armes... - Il faut qu'elle soit bossue, dit Pipping.

pas.

Ou boiteuse, continua-t-il, voyant que Ranulfe ne répondait

-Elle est plus belle et plus droite que le plus beau lys de l'abbaye de Lincoln, reprit mistress Pipping.

Son nom, ma petite femme?

— Vous êtes trop curieux; d'ailleurs je ne le sais pas... Elle demeure à quelques pas du marché, et n'habite la ville que depuis deux semaines.

- Vivat! cria Pipping, j'ai fini le pourpoint de sir Arthur. Pourvu qu'il me soit payé!

-Amen! fit Ranulfe; mais les chevaliers ne sont pas des lords. -Hola! là! arrêtez-le ! Holà! interrompirent les apprentis du tailleur, qui se trouvaient placés en dehors de la boutique. Saisissez-le par la bride et maintenez-le ! Voici son cavalier qui revient!

Ces cris s'adressaient à quelques bourgeois plus effarouchés mille fois que le cheval impatient qu'ils entouraient, beau cheval barbe, qui venait de démonter rudement son cavalier à quelques pas de la croix du grand marché. Jamais peut-être de mémoire de bourgeois, à Coventry, un plus bel animal ne s'était offert à l'examen des connaisseurs. La poitrine ouverte, le cou mollement voûté comme un arc à demi tendu, il creusait alors tranquillement du pied le terrain sablé du vieux marché, épuisé de fatigue comme un fuyard après une course qui n'a abouti qu'à le faire prendre.

Sa grande selle brodée d'hermine était couverte de poussière, et ses rênes violettes traînaient à moitié rompues. Un cercle étroit, formé par la foule autour de l'animal fougueux, prévenait toute tentative nouvelle de fuite.

A quelque distance du cheval, d'autres curieux entouraient le cavalier. Sa chute avait bossué sa cuirasse d'une façon lamentable; ses éperons avaient déchiré sa tunique de belle étoffe brodée. Son costume seul, à bien l'examiner, était le costume le plus incommode de la terre et le plus défavorable aux besoins de l'équitation. Il consistait dans une robe longue à grands plis, avec une épée droite encore plus longue, qui venait battre incessamment près l'étrier; ses souliers à longue poulaine, recouverts de maille, excitaient aussi avec trop d'opiniâtreté le flanc inquiet de sa monture. Évidemment le cavalier démonté ne pouvait être qu'un seigneur de la cour, un baron ou un noble en partie de chasse; car à son gantelet droit pendait encore le bout de la petite chaîne argentée à laquelle était rivé le faucon dressé à cet exercice. Pippingtom, qui se tenait comme tous les autres bourgeois un peu considérables sur le pas de sa boutique, sans se déranger le moins du monde, ayant fort bien reconnu dans l'écuyer malencontreux un grand seigneur de la cour, pensa qu'il était de son devoir de lui apporter un verre d'hypocras. Mais quand le petit tailleur s'approcha de lui en fendant la foule avec son gobelet d'étain, il trouva le cavalier remis sur pied, et rajustant déjà les rênes de son palefroi, comme s'il allait se remettre en selle.

Le cavalier exécuta en effet ce mouvement avec une élégance et une agilité remarquables, mais ce fut seulement alors qu'il s'aperçut que son faucon avait disparu; car il siffla vainement: Hannor! par toute la place du marché, en voyant que la chaînette de l'oiseau était brisée....

C'était un personnage de haute stature et de figure assez belle. Son teint était basané comme celui d'un Italien, ses manières hautes, son sourire méprisant. Il avait la taille élégante et les cheveux longs. Une large balafre lui traversait la joue gauche, et malgré le soin qu'il avait pris de laisser monter sa barbe jusqu'à cette cicatrice, elle apparaissait encore visiblement. Le nom de cet homme était inconnu à la foule; Pippingtom, Ranulfe et le shériff de Coventry l'auraient peut-être seuls prononcé. Les bourgeois

[blocks in formation]

ne pouvaient voir en lui qu'un seigneur ordinaire; et cependant å lui seul, depuis quelque temps, cet homme gouvernait l'état, car il gouvernait le roi. Le règne de Henri III, nous l'avons dit, fut le règne des favoris; est-il besoin de rappeler l'extrême fortune et l'extrême disgrace de Hubert de Burgh? Hâtons-nous de le dire pourtant, ce fut surtout parmi les étrangers venus à sa cour que Henri III se choisit des créatures. Les croisades et les démêlés fréquens avec la cour de Rome rejetaient bon nombre d'Italiens en Angleterre; la seule ambassade du cardinal Gualo, légat du pape Honorius, avait amené près de Henri III, celui dont nous parlons. Dionigi Murano, écuyer venu à la suite de monseigneur Gualo, le cardinal, plut bien vite à Henri III par une grande facilité d'esprit, une complaisance servile, un amour effrené du vin et du jeu. Non-seulement il maniait les chevaux comme un maître et docteur en cette science, mais encore il prenait plaisir à s'attaquer aux plus rétifs et aux plus mutins. Si, dans la scène qui venait de se passer sous les yeux des bourgeois du grand marché, on pouvait l'accuser d'une grande présomption dans ses forces, du moins sa chute n'avait-elle été que le fruit d'un accident et non d'une maladresse. La corde de l'arbalète d'un archer, détendue avec fracas à deux pas de lui, avait fait partir inopinément son palefroi...

Comme Hubert de Burgh, il ne s'était acquis, disait-on, l'affection de Henri que par un charme magique. Comme Hubert encore, la superstition populaire l'accusait d'avoir dérobé, dans le trésor royal, un talisman qui le rendait invulnérable. Sa brutalité et le profond mépris qu'il avait pour les femmes égalaient au moins son adresse. A la suite de cet Italien, qui succéda ainsi bien obscurément à Hubert de Burgh et qui domina quelque temps le lâche Henri III, se groupèrent sans doute bien d'autres noms que les chroniqueurs ne se donnèrent pas la peine de conserver; cet oubli ne provient que d'une chose, c'est qu'à l'exception d'Hubert de Burgh, les autres conseillers serviles du monarque n'étaient pas nés sur le sol anglais. Henri III avait créé d'abord cet Italien son grand écuyer, puis il le nomma lord, comte de Lincoln et justicier de sa justice privée; de la sorte, il ne quittait plus sa personne royale, et favorisait ses vices, accoutumé à servir l'une et à mettre les autres à l'abri de toute loi.

Pendant que la populace de Coventry l'observait faisant volter

avec grace son cheval à droite et à gauche, au grand effroi de la plupart de ces honnêtes gens, on entendit sur la place le trot d'un autre cheval arrivant sans doute par la porte d'Oxford; celui-là, maigre et mal harnaché, était couvert de sueur, et pourtant le jeune homme qui le montait l'aiguillonnait encore de l'éperon. Dionigi Murano s'arrêta tout court à cette vue, non qu'il reconnût d'abord la physionomie du jeune homme; mais le nouvel arrivant portait triomphalement à son poing Hannor, le faucon perdu. Au sifflement de Dionigi, l'oiseau fit un effort visible; et se dégageant des doigts qui voulaient le retenir, s'en fut s'abattre sur le gant de son ancien maître.

- M'expliquerez-vous, sir Arthur, comment il se fait que le faucon de sa majesté se soit ainsi perché sur votre manche?

Quand vous m'aurez expliqué, milord, reprit le nouveau venu avec un sourire d'ironie et en se découvrant, comment le premier cavalier de l'Angleterre, le comte Dionigi Murano, grand écuyer, vient de se laisser choir au milieu du marché de Coventry....

Il ajouta :

Il faut que le cheval des écuries de sa majesté, que vous mon- tez, soit moins docile, je le vois, que son faucon.

Le comte Dionigi Murano lança un regard courroucé à sir Arthur.

Croyez-moi, dit-il, tirons-nous de ces bourgeois qui nous regardent, et conduisez-moi, sir Arthur, jusqu'à l'hôtel-de-ville. Soit, milord; aussi bien, c'est mon chemin.

Et tous deux remirent leurs coursiers au pas. Celui du comte hennit d'abord et leva la tête d'un air orgueilleux en se voyant cotoyé par l'humble monture du jeune homme; mais en cela il ne ressemblait guère à son maître, qui trouvait charmant de se donner ainsi un page improvisé pour échapper aux regards curieux de la foule.

-Le roi serait-il ici? demanda sir Arthur avec quelque trouble. Qui peut vous le faire penser? reprit Dionigi d'un air assuré. L'écuyer du roi n'est-il pas aussi le justicier de sa majesté, et ne puis-je...

- Parfaitement, milord, dit Arthur craignant de s'être trahi;

« PrécédentContinuer »