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combien de beaux esprits peut-être se seront figuré que la ville fondée par les cyclopes de la légende païenne n'était autre chose qu'un nid de pirates de l'empire de Maroc! Cette ignorance est honteuse pour nous, injurieuse pour la Sicile, non pas pour la Sicile actuelle, qui ne mérite pas qu'on se montre plus soigneux de son renom qu'elle n'en est soigneuse elle-même, mais pour la Sicile des temps passés, dont les souvenirs magnifiques jonchent un sol désolé; pour la Sicile qui a combattu, créé, enfanté, avec le génie de ses hommes, avec les sucs de sa terre inépuisable; qui ne s'est pas contentée de nourrir le monde, mais qui encore l'a doté de ses sciences et décoré de ses chefs-d'œuvre. Aujourd'hui elle l'attriste et le déshonore par l'exemple de son incurie, par le spectacle immonde de ses guenilles. Nous plaignons la misère qui ronge une partie des populations de la France; et de fait elle sera toujours trop grande, mais à vrai dire, nous n'avons pas d'idée de la misère. Pour cela, il faut aller en Sicile; c'est là qu'elle règne dans son beau idéal. M. de Bussierre a vu des troupeaux d'hommes nus paître des chardons dans des champs en friche. Il a vu, en prenant son repas en plein air, des malheureux que le spectacle d'un homme mangeant avait attirés, se ruer comme des chiens sur les os qu'il jetait à coté de lui et les sucer avec avidité. Il a vu un vieillard, à qui il venait de donner un morceau de pain et de viande, pleurer en les dévorant et lui dire : Ah! monsieur, il y a des années que je n'ai vu de la viande, et il y a plus d'un mois que je n'ai mangé du pain! Il a vu un autre vieillard soutenant une fille dont les apparences cadavéreuses donnaient à penser qu'elle était atteinte d'une maladie contagieuse; mais le vieillard répondit simplement: Non monsieur, c'est la faim; et comme on lui donna un morceau de pain, elle l'engloutit en poussant des sanglots et des cris inarticulés, et en versant des torrens de larmes. Il a vu, dans une distribution de vivres faite par des moines, un enfant tendant, faute de vase, le creux de ses petites mains à la soupe brùlante, la laisser tomber, puis la happer par terre, pêle-mêle avec la poussière et les ordures. Or, les exemples de cette nature sont si communs, si ordinaires en Sicile, qu'ils n'émeuvent plus personne. Au reste le riche luimême qui éclabousse ces malheureux avec son somptueux équipage n'a souvent pas de quoi payer son dîner; de magnifiques candélabres décorent l'extérieur de son palais, et à l'intérieur il n'a pas un morceau de suif à mettre dans un mauvais chandelier d'auberge; et tout cela sur la terre la plus riche et la plus fertile, mais aussi la plus abandonnée! Ce contraste entre la prodigalité de la nature et le dénuement de l'homme est vraiment ignominieux pour l'espèce. Il ressort très bien dans le volume de M. Renouard de Bussierre, qui a su trouver sur sa palette des couleurs convenables

pour les deux aspects du tableau. Sa description de l'Etna surtout est remarquable par le pittoresque et la simplicité.

M. Onésime Leroy était un auteur comique; il s'est avisé de devenir un critique et un érudit. Laquelle des deux vocations est véritablement la sienne? Ses Études sur les Mystères n'annoncent pas un homme rompu au travail de la critique; le style surtout se ressent des anciennes habitudes de l'auteur. Il est tout pailleté de lazzis et d'agrémens épigrammatiques; il court à l'allusion piquante comme un couplet de vaudeville. L'auteur semble souvent écrire plutôt pour un parterre que pour un lecteur. Ce travail cependant n'est pas sans intérêt. Il n'y a guère, il est vrai, dans les études de M. O. Leroy d'aperçus nouveaux, au moins sur des faits importans; nous trouvons même que l'auteur s'arrête trop et avec trop de solennité sur des thèses d'un intérêt secondaire; mais en somme, les premières ébauches de notre théâtre sont si peu connues, qu'il y a toujours à gagner avec les hommes studieux qui se sont voués à leur vulgarisation.

Depuis 1615 jusqu'en 1837 cent cinquante volumes ont été consacrés, en France seulement, à prouver que l'auteur de l'Imitation se nomme ou ne se nomme pas Gerson. Il y en a désormais, et jusqu'à nouvel ordre, cent cinquante et un. C'est ce qui ressort de plus évident pour moi de la dissertation de M. Onésime Leroy sur un manuscrit de l'Imitation, découvert à Valenciennes. Cette découverte qui aura pour effet, selon M. O. Leroy, de couper court à toute controverse, pourrait bien n'être que le point de départ d'une controverse nouvelle. Je ne vois pas trop en quoi il importe de faire tel mouvement de lèvres plutôt que tel autre lorsque l'on veut prononcer le nom de l'auteur de l'Imitation. Pour ma part, j'avoue qu'il m'est fort égal d'articuler les syllabes Ger-son ou Ger-sen ou a-Kem-pis. Mais il paraît qu'il y a des gens d'un autre avis. Laissons-les dire. D'autant plus que, ni nous, ni M. Onésime Leroy n'avons la puissance de les faire taire.

A propos d'érudition et de controverse, je ne veux pas terminer sans vous annoncer un ouvrage dont ces deux mots me ramènent l'idée. C'est l'Histoire de la Filiation et des Migrations des peuples, par M. de Brotonne, conservateur à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Il y aura là pâture pour la critique savante, et pour nous aussi, public plus ou moins profane, devant qui comparaissent pour être jugées en dernier ressort et la science et la critique.

A. B.

BULLETIN.

On a beaucoup parlé, cette semaine, des réunions de députés qui se sont récemment formées en dehors de la chambre. Il y a eu, en première ligne, celle qui s'assemble chez M. Thiers, ou autour de M. Thiers, et que le Journal de Paris appelle la réunion de M. Mathieu de la Redorte, sans pouvoir toutefois lui rien enlever de son caractère et de sa signification politiques; car M. de la Redorte marche avec M. Thiers dans une intime alliance, tout le monde le sait, et les députés peuvent se donner rendez-vous à jour fixe chez l'un ou chez l'autre.

Il y a un autre club parlementaire, dont on ne parle que depuis quelques jours, quoiqu'il soit plus ancien de deux mois; c'est le club de M. Hartmann, où les doctrinaires se sont transportés, en cachant un peu leur drapeau, attendu que cette réunion n'est pas du tout doctrinaire. Nous serions très curieux d'apprendre que M. Guizot montre enfin autant de franchise et de décision que M. Thiers, et convoque des députés autour de lui, en plaçant hardiment son nom sur la porte du lieu d'assemblée; nous lui passerions même de prendre pour étiquette le nom d'un de ses amis déclarés, M. Jaubert, M. Duvergier de Hauranne, ou M. de Rémusat. Alors on saurait décidément quelles sont les forces réelles dont M. Guizot dispose encore, quels sont les vrais et purs doctrinaires que son nom n'effarouche pas, que toutes ses vaines tentatives de gouvernement n'ont pas découragés. Il ferait beau voir une réunion qui, sans aller même jusqu'à s'inaugurer sous les auspices de M. Jaubert, s'intitulerait plus prudemment le club de M. Charles de Rémusat : ce serait là une manifestation digne d'un parti qui se croit de

l'avenir, et les couleurs des doctrinaires seraient enfin arborées par euxmêmes avec une audace qu'ils n'ont jamais eue. Mais ils ne suivront pas ce conseil, ils savent combien peu de fidèles se grouperaient autour du maître, ils en connaissent le nombre d'avance, trente ou quarante au plus; ils ne veulent pas qu'on puisse leur dire une dernière fois, avec cet impérieux accent des majorités qui parle aujourd'hui aussi haut que la plus haute éloquence : « Silence aux trente voix ! » Ils se sont donc réfugiés dans une réunion composée de toutes les nuances de la majorité, excepté la leur, et ils y ont été reçus, à la condition de s'effacer. N'estce pas là une belle et glorieuse retraite ? N'est-ce pas un acte de courage dont leurs journaux aient grandement raison de les louer? Nous connaissons les doctrinaires depuis long-temps, et nous ne doutons pas de ce qu'ils sont capables de faire dans l'occasion, pour escalader de nouveau le pouvoir; ils ne sont pas hommes à s'abandonner eux-mêmes quand tout les abandonne. Battus sur un terrain, ils se reportent sur un autre et recommencent de nouvelles manœuvres avec une ambition qui est toujours la même : à vrai dire, leur infatigable ambition est la seule chose en eux qui ne varie pas. Cette persévérance aurait son beau côté peutêtre, s'ils agissaient à la clarté du jour, s'ils avouaient leurs desseins et ne cherchaient pas à triompher dans l'ombre, par surprise. Mais, au lieu de marcher à visage découvert et de donner leur nom aux alliés qu'ils prétendent avoir encore, ils se sont glissés furtivement dans une réunion qui n'avait pas été faite pour eux, ni par eux, et dont la formation, comme nous l'expliquerons, avait bien été plutôt déterminée par la méfiance qu'ils inspirent généralement; ils sont allés, ces hommes qui croient en eux-mêmes et qui veulent qu'on ait foi en leur destinée, se cacher derrière un des noms les moins apparens de la chambre.

Nous en demandons pardon à l'honorable M. Hartmann; mais lorsqu'on a révélé au public, pour la première fois, il y a quatre ou cinq jours, l'existence de la réunion dont il est le parrain, lorsque les journaux doctrinaires ont été chargés d'annoncer la grande nouvelle : « M. Guizot et ses amis marchent désormais avec M. Hartmann, sont reçus chez M. Hartmann! » on s'est demandé : Qu'est-ce que cette réunion Hartmann ? Et qu'a donc fait M. Hartmann lui-même? D'où nous est-il venu avec tant d'à-propos pour tendre la main aux doctrinaires en déroute?

Cette question a été faite en bien des endroits où l'on est d'ordinaire assez exactement informé de tout ce qui se passe à la chambre; elle a été faite par des hommes qui suivent avec quelque attention les discussions de la tribune, prennent intérêt quelquefois aux petits évènemens de la salle des conférences, et pourraient, au besoin, dresser la statistique de toutes les influences parlementaires, sans en excepter celles qui se taisent

et même celles qui boudent. Nul n'avait entendu parler de M. Hartmann, et ne pouvait dire quel était le sens politique d'une réunion qu'il avait bien voulu baptiser de son nom. On avait bien quelque soupçon que M. Hartmann devait être un des députés de l'industrieuse Alsace, un de ces habiles manufacturiers, dignes de l'estime publique, artisans de leur propre fortune, et que les départemens du Haut et Bas-Rhin envoient à la chambre pour récompenser toute une vie de travail et d'activité matérielle, non pour rallier autour d'eux les passions politiques, qui ont dû leur être toujours étrangères. Il y a des personnes qui, habituées à suivre tous les progrès de l'industrie, et se souvenant de l'exposition de 1834, ont répondu aux curieux qui désiraient connaître les antécédens politiques et le degré d'influence de l'honorable M. Hartmann : « C'est le père de cette belle machine à imprimer trois couleurs qu'on a vue dans les pavillons de la place de la Concorde. >> A la bonne heure! voilà un renseignement; mais il n'y avait encore là rien de politique, ce nous semble.

il

Nous avons fait les recherches nécessaires. M. Hartmann est député du Bas-Rhin. Ce n'est pas tout ce que nous avons appris, et voici un détail plus intéressant. La réunion à laquelle M. Hartmann avait ouvert sa maison, y a deux mois environ, ne se composait d'abord que de 18 membres. Ils appartenaient tous à cette masse imposante de l'ancienne majorité, qui, pour avoir appuyé loyalement, dans des temps difficiles, le cabinet du 11 octobre, n'a pas voulu néanmoins que, le péril passé, M. Guizot prit pour lui exclusivement, dans le ministère du 6 septembre, une trop large part d'autorité. On y voyait, par exemple, des députés tels que M. Bussières (de la Marne), M. Bouchard (de Seine-et-Oise), qui représente l'arrondissement même où M. Molé, qui habite Champlatreux une partie de l'année, est en possession d'une si légitime influence; on y voyait 16 autres membres qui, n'ayant jamais accepté, pas plus que ceux-ci, un brevet de doctrinaires, s'étaient réunis surtout pour combattre de tous leurs efforts les prétentions de M. Guizot au portefeuille de l'intérieur. On y aurait vu sans doute aussi M. Jacqueminot, si l'honorable général ne paraissait avoir pris l'engagement avec lui-même de ne s'associer à aucune réunion de députés hors de la salle des séances; et peut-être a-t-il raison: il a du moins tout lieu de croire qu'il tient assez bien sa place dans deux grandes associations qui en valent d'autres, la chambre et la garde nationale. Si la crise ministérielle eût duré, par l'opiniâtreté du chef des doctrinaires à vouloir remplacer M. de Gasparin dans le maniement des fonds secrets, des élections et du personnel des préfectures, on aurait vu infailliblement arriver à la réunion Hartmann, toute nouvelle encore et à peu près inconnue, une foule d'autres mem

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