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AU

TOMBEAU DE MERLIN.

I.

J'avais tant de fois, dans mon enfance, entendu parler de Merlin, et lu, dans nos romans de chevalerie bretonne, de si merveilleuses choses sur son tombeau, la forêt de Brécilien, la fontaine de Baranton, et la vallée de Concoret, que je fus pris d'un vif désir de visiter ces lieux, et qu'un beau matin je partis.

Ploërmel est la ville la plus voisine de Concoret; de là au bourg la route est longue et difficile; toujours des chemins creux, des montagnes, des bois, ou des landes sans fin. Il fallait que les chevaliers de la TableRonde eussent un bien grand amour des aventures périlleuses, pour en venir aussi souvent chercher en ces parages; à défaut d'ennemis à combattre, ils étaient toujours sûrs d'y trouver la nature.

Ainsi pensais-je à chaque faux pas de ma haquenée, en cheminant le long des sentiers à pic et pierreux qu'il fallait descendre ou gravir. D'autre part, l'espace semblait se prolonger sans cesse devant moi; j'avais quitté Ploërmel avant le lever du soleil, je ne voyais pas encore poindre le clocher de Concoret, et quoique j'eusse bon courage, les vers de maître Wace se présentaient sans cesse à mon esprit, et me poursuivaient comme

une pensée de doute. Lui aussi, il avait voulu faire connaissance avec la forêt et ses merveilles, mais il en était revenu en disant :

Fol y allai, fol m'en revins,

Fol m'en revins, fol y allai.

Pourtant je fus plus heureux que le trouvère, et n'eus pas lieu de me repentir d'avoir entrepris mon voyage.

La plaine qu'on appelle en breton Concoret (1), et dans les romans du moyen-âge le Val-des-Fées, est un immense amphithéâtre couronné de bois sombres, jadis nommés la Forêt de la puissance druidique (2), et aujourd'hui par corruption, Brécilien. A l'une de ses extrémités, coule une fontaine près de laquelle on voit deux pierres couvertes de mousse que domine une vieille croix de bois vermoulue; c'est la fontaine de Barandon et le tombeau de Merlin; là dort, dit-on, le vieux druide, au murmure des eaux et du vent qui gémit dans les bruyères d'alentour.

De cette hauteur, l'œil embrasse toute la vallée, et un horizon sans bornes de bois, de champs remplis de blés ou de genets aux fleurs jaunes, de paroisses et de lointains clochers.

Brécilien était une de ces forêts sacrées qu'habitaient les prêtresses du druidisme dans les Gaules; son nom et celui de sa vallée l'attesteraient à défaut d'autre témoignage; les noms de lieux sont les plus sûrs garans des évènemens passés.

A en juger d'après les documens que nous ont laissés les anciens, éclairés et complétés par les traditions des Bretons d'outre-mer, la religion druidique offrait un vaste et bel ensemble; saint Augustin et Origène la regardent comme un des plus purs reflets de lå religion révélée, et en proposent les sectateurs pour modèles aux païens.

Les Bretons adoraient un Dieu unique, éternel, sans figure; ils l'appelaient l'Inconnu (3); le soleil était son symbole, le monde son ouvrage; les forêts et les montagnes, les lieux où il aimait à être invoqué; il créa l'homme (4), et lui donna pour femme Korig-Wenn, la blanche prêtresse. « L'homme alluma le feu en l'honneur du dieu inconnu; il lui éleva la première pierre, chanta la première hymne sainte, lui offrit, le premier, la nuit, à la lueur des étoiles, le plus pur froment de son champ, le miel de ses abeilles, les chalumeaux d'or et d'argent, la perle fine du fleuve, le cresson lavé dans la fontaine, et la verveine en fleur épanouie

(1) Kun-kored, vallée des druidesses.

(2) KOAT brec'hal-léan.

(5) Dianaf.

(4) Hu-gadarn.

47 aux rayons de la lune. » Les bardes gallois nous le représentent monté sur un char formé des rayons du soleil; l'arc-en-ciel est sa ceinture; et deux taureaux blancs, couverts de harnais d'or et de flammes, le traînent dans les airs. La femme va cueillant des herbes mystiques au bord des bois ou des fontaines, étudie le cours des astres, compose des breuvages qui guérissent de tout mal, et donnent la science de l'avenir; elle change de forme, quand il lui plaît, elle a tout pouvoir sur la nature (1). Comme leur grande prêtresse, les vierges de l'ile de Sein, selon Mela, subissaient, à leur gré, mille transformations, savaient le présent, passé, l'avenir, la vertu de toutes les plantes, tous les secrets de la destinée et du monde. Il en était de même, sans doute, de celles de l'île d'Avalon, et il semble peu probable que leurs sœurs de Brécilien fussent leurs cadettes en puissance.

le

Souvent les malades du bourg de Concoret durent venir chercher dans leur fontaine un remède à leurs maux; la mère, les consulter sur le sort de son fils le marin, qui ne revient plus; l'amant, leur demander la pensée du cœur de son amante; le pâtre, caché derrière un buisson, dut souvent les surprendre au lever de l'aurore, en longues robes de laine blanche, célébrant leurs doux mystères au bord de la fontaine, parmi les pervenches humides et le chant des oiseaux.

Dans le ve siècle, le druidisme existait encore.

En ce temps-là vivait, par-delà la mer, un druide nommé Merlin, et, au bois de Brécilien, une vierge appelée Vivihan, et ils vinrent à s'aimer. Vivihan était de haut lignage; Merlin, fils d'une druidesse et d'un proconsul romain. Il avait gagné l'anneau d'or et la harpe aux jeux poétiques sur la montagne, au jugement des vieillards, des guerriers, du peuple, de tous les Bretons assemblés; il avait été salué par acclamation du nom de Prince-des-Bardes et conduit en grande pompe à la cour d'Emrys, où il était venu s'asseoir sur le fauteuil d'honneur, réservé au vainqueur; plus tard il aurait reçu le baptême; et le roi Arthur, en montant sur le trône de la Grande-Bretagne, se le serait attaché comme Emrys, son oncle.

Les triades galloises ajoutent qu'il disparut sans qu'on pût jamais parvenir à savoir ce qu'il était devenu. « Trois disparitions ont eu lieu dans l'ile de Bretagne : la première fut celle de Gavran et de ses compagnons qui s'en allèrent à la recherche des îles vertes des inondations; la seconde celle de Merlin, le barde d'Emrys, et de ses neuf bardes qui s'embarquèrent dans une maison de verre; ce qu'ils devinrent, on n'en sait rien. La troisième...>>

(1) Myvirian.

La tradition d'Armorique veut que Vivihan l'ait fait mourir par mégarde, et enterré au bord de la fontaine de Barandon; le roman, nous le verrons bientôt, confirme cette opinion.

Il nous reste divers fragmens de poésie que l'on attribue à MerlinEmrys, ou à un autre barde du même nom. Les Bretons du pays de Galles en ont imprimé plusieurs, et les Bretons d'Armorique viennent d'en publier un fort remarquable dans le mystère de sainte Nonn. Au XIIe siècle, Geoffroi de Montmouth en avait recueilli un grand nombre, authentiques ou non, et les avait traduits en latin, par ordre de l'archevêque de Lincoln, sous le titre de Prophetiæ Merlini; le barde jouissait alors d'une réputation extraordinaire, il la conserva long-temps, et tout le moyen-âge eut foi entière en ses prédictions. Alfred de Béverlay et mille autres les citent avec respect; Alain de Lile, le docteur universel, prend la peine de les expliquer et les commente fort au long; le grave, le sage abbé Suger (1) les appelle en témoignage, comme il aurait fait des saintes Écritures, et un pape même, dit-on (2), Clément III, invoqua leur autorité.

II.

Les trouvères, en adoptant les traditions bretonnes, les dépouillèrent de leur vieux costume gaulois pour les habiller à la mode de feur temps; Vivihan et ses compagnes les druidesses, qu'un vœu de perpétuelle virginité enchaînait au bord de la fontaine de Korig-Wenn, devinrent de bonnes fées auxquelles on voue les petits enfans, et qui veulent parfois leur servir de mère pour se consoler de ne pouvoir l'être : leur fontaine sainte qu'on ne violait jamais impunément, fut changée en une source de tempêtes, sous la garde d'un chevalier toujours prêt à tirer vengeance de l'imprudent qui ose venir en troubler les eaux. Merlin-Emrys, enfin, devint un enchanteur fameux.

Mais laissons-les parler eux-mêmes; ce sera le roman après l'histoire : « Arthur, le bon roi de Bretagne, dit Chrétien de Troyes, tenait cour plénière à Carduel en Galles, à l'occasion des fêtes de la Pentecôte; les chevaliers de la Table-Ronde étaient réunis après diner dans les salles du palais, la reine Genièvre au milieu d'eux; les uns parlaient d'amour, les autres d'armes ou d'aventures merveilleuses; Calogrenant, « un chevalier moult avenant, » raconta ce qui suit :

<< Advint que, m'en allant chercher aventures, j'entrai dans une épaisse forêt, c'était celle de Bréchélian. Je vis trois ours sauvages et un léopard

(1) In vita Ludovici Grossi.

(2) Chronique manuscrite de G. de Tudelle.

qui s'entre-combattaient avec tant de bruit et de cris, que je reculai d'épouvante; puis un vilain sortit du bois et s'assit près d'eux sur une souche, une massue à la main. Il avait la tête plus grosse qu'un taureau, le front chauve, les oreilles grandes et velues, la bouche fendue comme un loup, la barbe noire, les dents blanches et aiguës, l'échine recourbée, et pour tout vêtement une peau de bœuf, fraîchement écorché, liée au cou. Il se leva dès qu'il me vit, me regarda et ne dit mot. Je le crus muet un moment, puis je voulus m'en assurer et me hasardai à lui parler. — Estu, lui dis-je, bonne chose ou non? - Et il reprit : - Je suis un homme. Quel homme es-tu? - Tel que tu vois. Et que fais-tu ? — Je garde les bêtes de ce bois. Tu les gardes! mais, par le saint-père de Rome, connaissent-elles quelqu'un par le monde? Je ne pense pas que l'on gardat jamais semblables animaux ; et comment fais-tu donc ? dism'en la vérité. Je suis le sire de ces bêtes; aussitôt qu'elles me voient venir, elles tremblent toutes de peur et se rassemblent autour de moi..... Et toi? dis-moi, à ton tour, qui tu es et ce que tu cherches. Je suis, comme tu le vois, un chevalier; je cherche ce que je ne puis trouver. — Et que voudrais-tu donc trouver? - Des aventures pour mettre à l'épreuve mon courage. Des aventures?... Je n'en connais point; mais si tu veux te rendre à une fontaine qui est ici près, tu n'en reviendras pas sans peine. Tu la verras qui bout; de beaux arbres l'ombragent; un bassin y est attaché par une longue chaîne; si tu puises avec ce bassin de l'eau de la source et la répands sur le perron, il s'élèvera une telle tempête, que tous les animaux effrayés s'enfuiront du bois; le tonnerre grondera, les vents siffleront, la grêle, la pluie et les éclairs rempliront tout le ciel, les arbres s'abattront, et si tu peux échapper à l'orage, tu seras plus heureux qu'aucun autre chevalier du monde.

« Je quittai le vilain et vins à la fontaine. Vous pouvez m'en croire, elle bouillonnait comme de l'eau chaude; un bassin d'or fin comme on n'en vendit jamais en foire, pendait à l'arbre voisin; le perron est fait d'émeraudes et de rubis plus flamboyans que le soleil.

« Maintenant, je ne veux point vous mentir: m'enviera qui voudra l'avantage d'avoir vu les merveilles de la fontaine; quant à moi, je ne m'en flatte point.

« J'arrosai donc le perron avec l'eau de la source; mais à l'instant un tel orage fondit sur ma tête, que cinq fois je me crus mort; ce n'est pas tout bientôt je vis accourir un chevalier qui me défia d'aussi loin qu'il put se faire entendre. Vassal, dit-il, vous m'avez insulté ; vous êtes la cause de l'orage qui vient d'abattre mes arbres et de me causer tant de dommage; « plaindre se doit qui est battu. »

TOME XLI. MAI.

4

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