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me retint le bras en me priant instamment d'attendre encore. Il m'assura qu'il n'y avait point de danger pressant, qu'il serait extrêmement fâché de perdre ainsi tout à la fois sa belle proie, son harpon et une excellente corde; qu'il allait tenir la hache, et qu'il couperait lui-même la corde au moment où ce serait nécessaire. Je cédai enfin, en l'exhortant de faire bien attention pour que nous ne fussions pas renversés ou entraînés contre des écueils.

Ainsi conduits par la tortue, nous voguions avec une dangereuse rapidité, et nous avions assez à faire de tenir, avec le gouvernail, le bateau en direction droite, et à ne pas être renversés par quelques sauts de côté, que les mouvements tortueux de notre singulier guide pouvaient nous faire faire. Mais quand je remarquai qu'il prenait son chemin vers la haute mer, je remis bientôt les voiles, et comme le vent soufflait assez fortement contre terre, la tortue trouva notre résistance trop forte, et retourna aussi contre la côte; mais bientôt elle nous porta dans le courant

qui conduit de la baie Sauveur sur le ruisseau, et, dès qu'elle l'eut passé, elle nous entraîna droit vers les environs de Falkenhorst, où heureusement aucun des écueils dont cet endroit était garni ne nous fit échouer. Je vis bientôt avec certitude que la marée nous pousserait sur un fond de sable doucement élevé. En effet, à une portée de fusil, du rivage, nous fûmes jetés, avec une commotion assez violente, sur un bas-fond, et par bonheur notre bateau resta droit; je sautai aussitôt dans l'eau, dont je n'avais au plus que jusqu'aux genoux, pour donner à notre conducteur la récompense de notre frayeur et de notre peine. Il avait plongé, et on ne le voyait plus; mais, conduit par la corde du harpon, j'arrivai jusqu'à la bête : je la trouvai étendue au fond de l'eau sur le sable, et, pour abréger sa souffrance, je me hâtai de lui couper la tête d'un coup de hache; peu à peu elle perdit son sang et la vie. Fritz alors, pour se faire entendre des nôtres, dont nous n'étions pas très-éloignés, jeta un cri de triomphe, et tira un coup de feu,

qui,

les rendit si alertes et si curieux, que nous les vîmes bientôt arriver en courant au rivage. Alors lui-même sauta hors du bateau, mit la tête de notre gibier de mer sur soǹ fusil, alla dans l'eau jusqu'à la terre, fut presque en même temps que moi sur le rivage, et fut reçu de nos amis avec une vive et turbulente tendresse, accompagnée de salutations et de questions.

Après quelques doux reproches de ma femme sur ce que nous l'avions abandonnée aussi longtems, on raconta, et on écoula avec un grand intérêt, et beaucoup d'éclats de rire, l'histoire de la tortue. La bonne et pieuse mère en frémit, et remercia Dieu de ce que cette aventure n'avait pas eu de suites fâcheuses; mais nous fûmes tous extrêmement surpris de ce que, du premier coup de harpon, Fritz eût rencontré si juste le cou de la tortue, qui est la partie la plus faible, et qui, par bonheur, dans le sommeil de l'animal, se trouva être tout à fait hors de sa carapace ou plastron : c'est ainsi qu'on nomme l'écaille qui la recouvre. Comme à la moin

dre attaque elle retire entièrement en dedans son cou, elle enfonça elle-même ainsi le harpon plus avant, et il se trouva engagé sous sa dure enveloppe; mais il n'en était pas moins extraordinaire qu'elle eût eu la force d'entraîner si rapidement notre bateau et notreradeau, tous deux si considérablement chargés.

Lorsque notre récit fut fini, je priai ma femme d'aller avec ses deux petits cadets chercher la claie et les bêtes de trait à Falkenhorst, afin de mettre au moins le soir même une partie de notre butin en sûreté. Une tempête, ou seulement la marée, pouvait nous enlever le tout pendant la nuit. Cependant, comme le reflux continuait encore, et que nos bateaux se trouvaient déjà presque à sec, je profitai de ce moment pour les affermir sans ancre autant que je le pouvais. Je roulai avec des leviers deux puissantes masses de plomb de dessus le radeau contre la côte et sur le rivage, puis, avec deux fortes cordes, je liai le bateau et le radeau à ces masses, et je pus alors espérer qu'ils ne seraient pas si facilement entraînés.

Pendant ce travail, la claie arriva : nous chargeâmes dessus la tortue, et avec elle quelques pièces peu pesantes, comme des matelas, des toiles, etc., etc.; car j'estimai que la tortue seule pesait au moins trois bons quintaux. Nous eùmes besoin de toutes nos forces réunies pour la poser sur la claie, et pour pouvoir la décharger à la maison, nous fûmes obligés de l'accompagner tous. Nous marchâmes ainsi joyeux jusqu'à Falkenhorst, ayant assez à faire de répondre aux trois petits, qui nous assaillaient de questions sur nos trouvailles du vaisseau. La caisse d'argent et celle aux bijoux et quin. cailleries leur tenaient surtout au cœur : leur frère aîné leur en avait dit quelques mots, et leur avidité était très-excitée. ‹ Papa, sontelles sur le radeau? me demandait Ernest. Nous les ouvrirons demain, n'est-ce pas? et j'aurai ma montre.

JACK. Moi, je veux encore avec la montre une jolie tabatière, puisqu'il y en a tant. FRANÇOIS. Moi, je voudrais une jolie bourse toute pleine de pièces d'or.

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