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LE PÈRE. Ces plaques de fer, que tu as regardées hier avec tant de dédain, ma bonne amie, nous en tiendront lieu; il est vrai que je ne promets pas encore des pains bien ronds et bien levés, mais des espèces de gateaux plats, qui n'en seront pas moins excellents. Nous allons en faire l'essai avec les racines qu'Ernest a apportées; mais il faut d'abord, chère amie, que tu me fabriques un petit sac avec de la toile bien forte. »

Ma femme se mit de suite à l'ouvrage; elle ne se fiait pas trop à mes talents pour la påtisserie. Elle remplit d'abord de pommes de terre la grande chaudière de cuivre que nous avions apportée, et la mit sur le feu, pour avoir quelque autre chose à nous offrir. Pendant ce temps, j'étendis par terre une grande pièce de toile, et je rassemblai ma jeune troupe autour de moi pour entreprendre notre grand œuvre; je remis à mes fils une râpe; je leur appris à en appuyer le bout sur la toile, puis je leur donnai des racines de manioc bien lavées, qu'ils râpèrent de si bon courage, qu'avant peu chacun eut devant lui

un tas de fécule qui ressemblait à de la sciure mouillée. Ainsi que tout ce qui était nouveau pour eux, cette occupation amusa beaucoup mes enfants; ils ne voyaient en elle qu'un badinage, et se montraient l'un à l'autre cette espèce de farine, en disant d'un ton goguenard Allons donc ! mange un peu

de ton pain de raves râpées.

LE PÈRE. Raillez, égayez-vous à votre aise sur cette excellente production qui va vous donner bientôt un pain parfait, qui fait la principale nourriture de plusieurs peuplades de l'Amérique, et que les Européens qui habitent ces contrées préfèrent même à notre pain de froment. Il y a au reste plusieurs espèces de manioc : l'une croît très-rapidement, et ses racines mûrissent en peu de temps; une seconde est un peu plus tardive; et il y en a enfin une qui, dit-on, ne produit qu'au bout de deux ans des racines mûres. Les deux premières espèces sont vénéneuses ou malsaines, lorsqu'on les mange crues, mais la troisième peut se manger sans faire de mal; cependant on préfère les deux pre

mières qualités, parce qu'elles sont plus productives et qu'elles atteignent plus vite leur maturité.

JACK. Il faut être fou pour donner la préférence à celles qui sont du poison; grand merci de ce pain qui fait mourir (et le petit mutin jeta sa râpe). Qui nous dit que nos racines ne sont pas de ces deux premières espèces?

LE PÈRE. Je ne le crois pas; autant que je me rappelle, l'espèce tardive tient, comme celle-ci, du genre des arbustes, et les deux autres sont des plantes grimpantes. Cependant, pour en être plus sûrs, nous allons d'abord presser notre fécule.

ERNEST. Pourquoi la presser, mon père? LE PÈRE. Parce que, dans l'espèce malfaisante, ce n'est que le suc de la racine qui est nuisible, tandis que le marc desséché est au contraire très-sain et très-nourrissant. Pour agir ensuite avec prudence, avant de manger nos galettes, nous en donnerons quelque peu aux poulets et au singe: si elles ne leur font point de mal, nous pourrons en manger avec sécurité.

JACK. Bien obligé, je ne veux pas non plus que mon singe soit empoisonné.

LE PÈRE. Je ne crois pas, si c'est du poison, que nos animaux en mangent; ils ont pour cela un instinct qui n'est pas donné à l'homme; il doit y suppléer par le raisonnement d'ailleurs, nous leur en donnerons trop peu pour qu'ils en meurent. ›

Jack, comme les autres, se mit alors à råper de nouveau avec zèle; la peur du poison avait, pour un instant, paralysé tous les bras. Bientôt notre provision de manioc fut râpée; nous en avions un amas assez considérable sur la toile. Pendant ce temps-là ma femme avait achevé de coudre son sac; on le remplit de cette fécule, et notre ménagère le ferma en cousant fortement l'ouverture. Il fallut ensuite songer à faire une espèce de pressoir je choisis pour cela une branche d'arbre un peu longue, droite et forte; je la coupai et j'en enlevai l'écorce; je fis ensuite à côté de notre arbre, et attenant à l'une des plus fortes racines, un plancher sur lequel je posai le sac, que je couvris de planches;

je plaçai en travers la grosse branche, dont j'insinuai le bout le plus épais sous la grosse racine de notre arbre; je pendis à l'autre extrémité, qui avançait beaucoup au delà de mes planches, toutes sortes d'objets pesants, des morceaux de plomb, des enclumes, des barres de fer, qui la firent baisser contre terre, et pressèrent avec une force étonnante le sac de manioc, dont le suc coulait à gros bouillons et se répandait de tous côtés sur la terre.

FRITZ. Voilà une machine bien simple et cependant bien commode!

LE PÈRE. Certainement, c'est en mécanique le levier le plus simple, et il est d'une grande utilité.

ERNEST. Je croyais qu'on ne se servait de levier que pour soulever de grandes masses, des pierres de taille ou d'autres choses fort pesantes; j'ignorais qu'on s'en servît pour comprimer.

LE PÈRE. Mais, mon cher Ernest, tu vois bien que le point où le levier repose sur les planches doit toujours être le point d'appui

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