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être & de confidération. En effet, rien n'égale l'activité de leur zèle en faveur des Néophytes qui fe confacrent à leur culte; quelquefois, quand ils ne peuvent mieux faire, ils leur donnent une petite penfion fur la Caffette Philofophique, jufqu'à ce qu'ils leur procurent un établiffement avantageux. Ils s'informent avec foin de tous les emplois lucratifs qui doivent vaquer dans les bonnes maifons de la Capitale & des Provinces, & viennent à bout d'en pourvoir leurs affiliés. Vous ignorez fans doute, Monfieur, jufqu'où cet arbre fécond étend fes rameaux; il couvre de fon mortel ombrage les païs les plus éloignés. La Corporation envoye, dans toutes les parties du monde, des Apôtres de fa gloire & de fa doctrine. Vous croyez peut-être que je plaifante; rien de plus férieux, je vous affure. Il y a dans Paris, chez un Philofophe très-connu, un Bureau toujours ouvert où l'on va fe faire infcrire pour avoir, en Angleterre en Allemagne, en Italie, en Danne marck, en Suède, en Ruffie, &c, des places de Secrétaires, de Gouver

neurs, de Précepteurs, d'Intendans, d'Economistes, & même de Valetsde-chambre ou de Femmes-de-chambre. Lorsqu'on eft sûr de la façon de penfer du Poftulant & qu'il eft nommé à l'emploi qu'on croit lui convenir, on lui expédie, à la Chancellerie Philofophique, un Paffe-port ou Brevet de mérite, avec lequel il est reçu comme un Dieu tutélaire dans la Miffion qui lui eft affignée.

Prefque toute l'Europe eft aujourd'hui lettrée; plufieurs de fes Souverains, & même des particuliers riches, ont à Paris des Correfpondans Littéraires. C'eft encore une reffource pour les Philofophes : ils fe font emparés de la plupart de ces correfpondances; & Dieu fçait comme ils font loués dans ces bulletins, comme ceux qu'ils n'aiment pas y font dénigrés ! J'ai vû, par hafard, quelques-uns de ces pamphlets ténébreux; ils étoient remplis, en effet, d'infolens panégyriques & de perfonnalités odieufes. Je connois une Cour d'Allemagne qui s'eft tellement dégoûtée de ces éloges révoltans & de ces lâches fatires, qu'elle a fait

remercier l'honnête Gazettier de fon impudence hebdomadaire.

A propos de correfpondance, je vous ferai part, Monfieur, d'une petite anecdote qui me concerne, & qui peut-être vous amufera. Un Seigneur de la Cour de Turin, Chambellan de l'Empereur, né avec une grande fortune, qui aime les Lettres par goût & non par air, M. le Marquis de Prie * , que je n'avois pas Phonneur de connoître, alla voir, il y a dix ou onze ans, M. de Voltaire & paffa quelques jours avec lui. Avant de le quitter, il le pria de lui indiquer à Paris quelqu'un qui pût lui donner une idée de tous les Ecrits qui paroiffoient en France. M. de Voltaire, après avoir rêvé un moment, lui dit: Adreffezvous à ce coquin de Fréron; il n'y a que lui qui puiffe faire ce que vous demandez. M.le Marquis de Prié, qui avoit lû toutes les injures littéraires & morales dont ce même M. de Voltaire m'a gratifié, témoigna beaucoup d'étonne

* Fils de feu M. le Marquis de Prié, qui a été Gouverneur des Pais-Bas Autrichiens.

-ment: Ma foi oui, répliqua le Seigneur de Ferney, c'est le feul homme qui ait dø goût ; je fuis obligé d'en convenir, quoique je ne l'aime pas, & que j'aie de bonnes raisons pour le détefter. Conféquemment, on m'offrit la correfpondance, que j'acceptai. On ne me dit pas alors à qui je la devois; je l'ai fçu depuis par M. Valette Banquier, qui étoit chargé de me payer des honoraires confidérables. Il exifte encore & demeure rue Saint Thomas du Louvre; il atteftera, à quiconque pourroit en douter, & le fait & le propos que je cite; l'un & l'autre me furent confirmés par M. le Marquis de Prié lui-même à Paris, où il vint paffer quelques mois en 1764. Depuis cette dernière époque, ee Seigneur voyage dans différentes contrées de l'Europe, & la correfpondance eft fufpendue. Ce témoignage de M. de Voltaire eft d'autant plus flatteur pour moi, qu'affurément on ne me foupçonnera pas de l'avoir mendié. Je n'ai eu de ma vie aucune relation avec cet homme célèbre; je ne l'ai même ja mais vû. Mais comment concilier ce

trait avec les horreurs qu'il a écrites & qu'il écrira fur mon compte? On m'a dit que ceux qui le connoiffent ne feront pas étonnés de cette contradiction.

Revenons à la Ligue Philofophique, Vous avez vû, Monfieur, fon plan fa marche, fes moyens, pour tâcher de parvenir à la Monarchie univerfelle des Lettres. Voici en peu de mots les avantages qu'on a recueillis de leur ufurpation: ils ont renversé toutes les idées reçues, aboli tous les principes, écarté toutes les règles; ils ont fenti le befoin qu'ils avoient qu'on les oubliât. Il n'eft plus queftion de Poësie parmi nous: de froids raifon neurs, des géomètres arides, des calculateurs barbares ont porté l'équerre & le compas dans le plus beau, le plus agréable, le plus féduifant des Arts, L'Eloquence a fubi le même fort; elle eft devenue, entre leurs mains, ou décharnée ou bourfoufflée. La Nature eft fous leurs yeux; ils ne la voient pas, ils ne la fentent pas, ils ne la foupçon nent même pas. Aucun genre n'a écha pé à leur glaive deftructeur. Ils ont ar

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