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Ce fut Abou-Talib, son oncle, qui se chargea de lui, et l'emmena plus tard avec lui en Syrie, où la caravane des Koreïchites portait des produits de l'Arabie. Arrivés à Bosra, ils y firent rencontre d'un moine arabe chrétien, nommé par les Arabes Bahira, et par les chrétiens Djirdjis (Georges) ou Serdjis (Sergius). Bahira fut, dit-on, frappé de l'extérieur de Mahomet, sut lire dans sa physionomie ses destinées futures, et prenant congé de la caravane arabe, recommanda à Abou-Talib de veiller sur Mahomet et de le prémunir contre les artifices des juifs qui attenteraient à sa vie, s'ils parvenaient à découvrir comment lui Bahira avait découvert dans ce jeune homme le sceau de la prophétie. Ce sceau de la prophétie était, dit-on, un signe entre les épaules que Mahomet avait comme tous les autres prophètes et comme tous ses aïeux de la race d'Ismaël, mais beaucoup plus prononcé qu'eux tous.

C'est à son retour de ce voyage que Mahomet, âgé de quatorze ans, prit part à la seconde des guerres connues parmi les Arabes sous le nom de guerres d'el-fidjar, ou de la violation du mois sacré, du crime, guerres que la tribu des Koreïchites soutenait contre la tribu des Benou-Hawazin; mais selon le récit de Mahomet lui-même, conservé par la tradition, sa part dans cette seconde guerre se bornait à ramasser les flèches lancées par les ennemis pour les remettre à ses oncles, engagés plus activement dans le combat. La tradition n'a conservé aucun fait important de la vie de Mahomet, pendant les dix années qui s'écoulèrent depuis cet incident; tout ce que l'on sait, c'est que le jeune Koreïchite sut par sa conduite, sa tenue, son intelligence et son caractère sérieux porté à la méditation et à la solitude, se concilier l'estime et le respect de ses concitoyens.

A l'âge de vingt-cinq ans, il se chargea d'un voyage commercial en Syrie pour le compte d'une riche veuve, Khadidja, fille de Khowaïlid, issu comme Mahomet de Kossaï, dont il a été parlé plus haut. Mahomet s'acquitta de sa mission avec un succès qui disposa Khadidja en sa faveur ; et cette disposition favorable s'accrut encore, lorsque l'esclave de Khadidja qui avait accompagné Mahomet en Syrie, lui raconta qu'il avait vu un jour, pendant la route, deux anges protégeant Mahomet de leurs ailes contre l'ardeur du soleil. Khadidja offrit donc sa main à Mahomet, et bien qu'elle eût à cette époque entre trente et quarante ans, âge plus que mûr pour une femme arabe, Mahomet s'empressa d'accepter la proposition. Selon l'usage des Arabes, c'est le mari qui apporte à la femme qu'il épouse la dot, sadak; Mahomet offrit à ce titre vingt chameaux à Khadidja; le repas de noces, auquel prirent part les parents du mari et de la femme, fut splendide et joyeux, accompagné de danses et de musique; deux chameaux furent égorgés pour les nombreux convives. Mahomet eut d'abord de Khadidja un fils qu'il nomma el-Kacim, et il fut depuis ce

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temps appelé Aboulkacim (père d'el-Kacim); il eut encore deux autres fils qui moururent tous en bas âge et quatre filles. Dans l'année même de son mariage avec Khadidja, Mahomet entra dans une association qui venait de se former parmi les Koreïchites pour la protection des étrangers ou des Mecquois faibles contre les injustices des Koreïchites plus puissants, et il se fit toujours gloire d'avoir appartenu à cette société qui se conserva même après l'établissement de l'islamisme'. Nous avons déjà dit que Mahomet avait su dès sa jeunesse se concilier l'estime générale; sa probité connue le fit appeler el-Emin, le loyal, le sur, le fidèle. Une circonstance fortuite qui se présenta lorsqu'il était âgé de trente-cinq ans, lui donna encore plus de relief aux yeux de ses concitoyens. En 605 de J.-C., les Koreïchites résolurent de rebâtir le temple de la Caaba, détruit en partie par l'incendie quelques années auparavant. La vénération pour cette relique de l'antiquité ismaélite inspira une ardeur extraordinaire à toutes les branches de la tribu Koreïchite, mais en même temps elle excita une jalousie mutuelle. Lorsque les travaux de la construction furent avancés jusqu'à la hauteur où devait être placée la pierre noire, objet d'une vénération particulière, toutes les branches des Koreïchites se disputèrent l'honneur de cette tâche; les hommes des deux branches de la tribu, résolues de soutenir leurs prétentions contre toutes les autres, plongèrent leurs mains dans un vase rempli de sang, et jurèrent de mourir plutôt que de céder. Les travaux furent suspendus, et une assemblée fut convoquée dans l'intérieur même du temple pour aviser aux moyens de détourner la guerre civile devenue imminente. Un Koreïchite àgé proposa tout à coup de prendre pour arbitre la première personne qui entrerait dans l'enceinte où l'assemblée se tenait; on tomba d'accord, et lorsque tous les regards sont fixés sur l'entrée, el-Emin (Mahomet), paraît et est pris pour arbitre; il fait étendre par terre un manteau, choisit quatre personnages les plus considérables des quatre branches principales de la tribu, et fait tenir à chacun un bout du manteau sur lequel reposait la pierre; dès qu'elle est soulevée à la hauteur convenable, Mahomet la prend de ses propres mains pour l'encadrer dans le mur, et ainsi, en conciliant les prétentions des rivaux, se ménage une part considérable dans l'œuvre. Peu de temps après, Mahomet perdit tous les enfants mâles qu'il avait eus de Khadidja, et comme la disette qui se faisait alors sentir à la Mecque pesait sur les personnes moins aisées chargées d'une famille nombreuse, il se chargea du jeune Afi, fils d'Abou-Talib, son oncle. Ali fut depuis ce temps son compagnon inséparable et fidèle, son sectateur le plus dévoué, il remplissait souvent les fonctions de secrétaire

Voyez quelques détails intéressants sur cette société, dans Caussin de Per ceval, Essai, etc., I, 352 355.

auprès de lui, il épousa plus tard sa fille Fatima, et enfin fut proclamé khalife.

Ce n'est qu'à l'âge de quarante ans que Mahomet se sentit appelé à prêcher aux Arabes une religion nouvelle. De son temps la race arabe ne formait pas une seule nation; les Perses et les Romains exerçaient une souveraineté, en grande partie nominale, sur les tribus arabes les plus rapprochées des provinces de la Perse et de l'Empire romain; les Arabes du désert vivaient dans une indépendance complète, et sans aucun centre d'autorité nationale. Ils ne professaient pas non plus tous la même religion; la religion chrétienne s'était répandue parmi les Arabes des villes; quelques tribus également établies dans les villes professaient la religion de Moïse, telles étaient les tribus de Koraïza, de Nadhir habitant à Yathrib (Médine) et à Khaïber; mais l'immense majorité des Arabes était vouée à l'idolâtrie. La Caaba, qui, comme nous l'avons vu, passait pour avoir été jadis le séjour d'Abraham et du culte unitaire, était devenu le centre de tous les Arabes idolâtres; chaque tribu avait une divinité, une idole particulière qu'elle adorait; mais, de même que le paganisme romain accordait dans son panthéon une place à tous les cultes et se montrait disposé à y admettre Jésus-Christ, de même les Arabes étaient très-tolérants à l'égard des divinités de n'importe quelle origine, pourvu qu'on respectât le culte des siennes, et qu'on ne touchât pas aux usages ni aux superstitions qui avaient passé dans les mœurs. Chez un peuple nomade, isolé du reste du monde par sa position géographique et presque sauvage, les connaissances et les arts des Etats plus avancés dans la civilisation ne se propageaient qu'avec difficulté à la faveur des relations commerciales avec l'Empire romain et avec la Perse, relations très-restreintes comme les produits qu'il pouvait offrir et les besoins qu'il avait à satisfaire.

L'Écriture ancienne des Himyarites (de l'Yémen) était presque perdue, celle des Hébreux et des Syriens ne s'adressait qu'aux Arabes chrétiens ou juifs, et celle qui est connue sous le nom de Djezm et qui fut introduite à la Mecque peu de temps avant la naissance de Mahomet, n'était connue que d'un petit nombre. Les Arabes du désert ne connaissaient donc d'autre occupation que la guerre, d'autre histoire que celle de leurs généalogies, ils ne se souciaient que de leurs troupeaux de brebis et de chameaux, ils ne cultivaient pas d'autres arts que la poésie et leur langue, souple,

très-riche, et fixée, on dirait dès sa naissance, d'après des règles très-précises. Les jeux de hasard, l'usage souvent immodéré du vin, la polygamie commune d'ailleurs à tous les peuples de race sémitique, les mariages réputés ailleurs incestes, les commerces de galanterie, les vengeances personnelles dégénérant souvent en guerres acharnées entre les tribus entières, l'usage d'enterrer les filles vivantes pour se débarrasser d'autant de bouches

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inutiles en temps de disette, le brigandage et la rapine s'alliant souvent à l'hospitalité et à un dehors de générosité; tels étaient les passions et les usages des Arabes du temps de Mahomet. A cette époque rien n'entraînait la société arabe ainsi constituée à une action au dehors. Dans de tels moments de calme, la société a plus de loisir pour se replier sur elle-même; le christianisme et le judaïsme comptaient peu de prosélytes, mais ils se produisaient librement et se discutaient précisément à la faveur de l'indifférence religieuse ou du scepticisme qui y était plus répandu qu'on ne le pense. C'est de ce travail intérieur d'une société païenne qu'a pu naître le pressentiment d'une transformation prochaine que quelques auteurs signalent du temps de Mahomet, mais qui ne nous semble ni particulier à cette époque, ni suffisamment prouvé. Mahomet ne fut pas seul frappé de l'état moral déplorable des Arabes; mais il fut le seul qui se sentit la résolution et surtout la vocation d'y apporter un changement. Si l'on s'en rapporte à la tradition puisée dans son propre récit, cette résolution se révéla en lui comme un trait soudain de lumière. Sérieux et porté naturellement à la méditation, il errait souvent dans les ravins voisins de la Mecque, dominé déjà sans doute par l'idée que Dieu lui parlerait du sein d'une montagne, comme à Moïse, dont il avait entendu parler pendant son voyage en Syrie, ou dans ses entretiens avec les juifs et les chrétiens, ou avec un Arabe versé dans les Écritures, Waraka, fils de Nowfal, cousin de Khadidja 1. Jusque-là il pouvait être de bonne foi.

Il avait l'habitude de passer dans la retraite le mois de ramadhan sur la montagne de Hira, voisine de la Mecque. Une nuit (ce fut en décembre ou en janvier de l'an 611 de J.-C.), Khadidja, ne le trouvant pas à côté d'elle, envoya des domestiques à sa recherche. Mahomet revint cependant et lui raconta ceci : « Je dormais pro» fondément, lorsqu'un ange m'apparut en songe, il tenait à la » main une pièce d'étoffe de soie couverte de caractères d'écri>>ture; il me la présenta en disant : Zis. Que lirai-je ? lui deman» dai-je. Il m'enveloppa de cette étoffe et répéta: Lis. Je ré» pétai ma demande : Que lirai-je ? Il répondit: Lis: Au nom » du Dieu qui a créé toute chose, qui a créé l'homme de sang » coagulé, lis, par le nom de ton Seigneur qui est généreux, » c'est lui qui a enseigné l'Ecriture, il a appris à l'homme ce » qu'il ne savait pas 2. Je prononçai ces mots après l'ange, et il » s'éloigna; je m'éveillai, et je sortis pour aller sur le penchant » de la montagne. Là j'entendis au-dessus de ma tête une voix » qui disait : O Mohammed, tu es l'envoyé de Dieu et je suis » Gabriel. Je levai les yeux et j'aperçus l'ange; je demeurai

• Waraka passe pour avoir traduit en arabe une partie des Évangiles. ? Ces mots se trouvent au commencement du chapitre XCVI. Les versets qui suivent n'ont aucun rapport avec cette première révélation.

>> immobile, les regards fixés sur lui, jusqu'à ce qu'il disparut. » Khadidja fut émue de ce récit, et en fit part à Waraka, dont nous avons parlé plus haut. Depuis ce temps, Mahomet, rentré à la Mecque, recevait sans cesse des révélations de Dieu par l'entremise de l'ange Gabriel (Djebreïl). La première chose que l'ange lui enseigna fut la prière précédée d'ablutions. Mahomet l'enseigna à son tour à Khadidja, qui fut ainsi la première prosélyte de l'islam; son second adepte fut Ali, fils d'Abou-Talib, puis Zeïd, son fils adoptif, qui est le seul sectateur de Mahomet dont il soit fait mention dans le Koran. On cite ensuite Abdelcaaba, surnommé el-Atik (le noble), homme très-respecté parmi les Koreïchites, à cause de sa connaissance des générations arabes; il était investi d'une magistrature criminelle chargée de prononcer dans les cas de meurtres et d'amendes, et on s'adressait à lui pour l'interprétation des songes; en embrassant le nouveau culte à peine ébauché, Abdelcaaba (serviteur de la Caaba) prit le nom d'Abdallah (serviteur de Dieu), et plus tard, lorsqu'il donna sa fille Aicha à Mahomet, il prit le nom d'Aboubekr (père de la Vierge); c'est le même qui fut ensuite le premier khalife ou successeur de Mahomet. Les premières conversions au nouveau culte. dont le point le plus saillant et toujours essentiel était l'unité absolue de Dieu, et qui tendait à l'abolition de l'idolatrie2, se faisaient en secret, el pendant trois ans la mission de Mahomet ne fut connue que de ses adeptes. C'est l'historien le plus accrédité de la mission de Mahomet qui le dit; cette circonstance mérite d'être remarquée; elle explique en partie la différence très-frappante qui existe entre les derniers chapitres du Koran, tous fort analogues quant au style, à celui que Mahomet raconte avoir été révélé le premier, et les chapitres qui figurent les premiers dans la rédaction actuelle du Koran. Ceux-là portent l'empreinte d'une exaltation religieuse qui s'épanche dans le vague et ne s'attache à rien de positif, les chapitres longs viennent d'un homme aux prises avec les adversaires de son culte, d'un missionnaire parlant devant le peuple, d'un législateur.

C'est sur l'ordre positif de Dieu que Mahomet commença à prêcher ouvertement sa religion. Ses premières prédications n'excitèrent d'abord que des plaisanteries et des rires; sa persévérance, son importunité, sa hardiesse à prêcher sous la Caaba la destruction des idoles, donnèrent lieu bientôt de la part des Arabes à des insultes contre lesquelles il fut cependant protégé par ses oncles, bien qu'ils n'eussent pas encore embrassé l'islam. Mahomet eut à essuyer des attaques et des voies de fait; quelquefois on le mena

Les deux autres personnages nommés dans le Koran, Abou-Djahl et AbouLahab, étaient des ennemis acharnés du nouveau culte.

'Les Arabes idolâtres reconnaissaient aussi le Dieu (Allah), mais adoraient en même temps d'autres divinités.

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