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Cette interprétation philologique, combinée avec celle de la troisième tétraménie par l'été chrétien, conduit M. Brugsch à une reconstruction de l'année vague antique, qui ne s'adapte ni à sa notation figurée, ni à ses applications phénoménales; et il la substitue intrépidement à l'interprétation de Champollion qui satisfait si complétement à toutes ces particularités; de quoi il faut peut-être l'excuser sur ce que, d'après le résumé qu'il en fait, il paraît ne l'avoir pas comprise. Mais cela se verra d'un coup d'œil, quand j'analyserai son mémoire. Ici je continue à suivre Champollion.

Dès qu'il eut découvert la notation figurée des douze mois égyptiens, et leur répartition en trois tétraménies désignées par des caractères spéciaux dont il avait habilement reconnu la signification physique, les souvenirs qu'il avait rapportés de son voyage, lui firent aussitôt conclure, en toute assurance: «que cette notation présentait, dans son << ensemble et ses subdivisions, un tableau complet de l'année agricole « des Égyptiens; c'est-à-dire la succession régulière des phénomènes <«< naturels, et des travaux de l'homme, dans les fertiles campagnes de «<l'Égypte1.>>

Pressé par le temps, il ne s'est pas attaché à exposer les preuves matérielles de cette concordance; soit qu'il la jugeât avec raison suffisamment évidente pour toutes les personnes qui connaissent l'Égypte, soit qu'il se reposât sur moi du soin de rassembler les détails physiques qui en montrent la parfaite justesse. C'est ce que je fis dans mon mémoire composé sous ses yeux. Mais il ne sera pas inutile que je rende ici cette démonstration plus claire encore et plus précise. Car j'ai fréquemment éprouvé depuis, que les érudits, en général, accordent beaucoup moins de foi aux phénomènes mêmes, qu'aux passages de textes anciens dans lesquels ils les trouvent plus ou moins vaguement attestés.

Aujourd'hui, comme dans les temps les plus reculés, la série annuelle de travaux agricoles en Égypte se partage en trois périodes distinctes, correspondantes aux trois tétraménies antiques de Champollion; ce qui est nécessité par l'invariabilité de marche que lui assigne le débordement du Nil. Selon le témoignage unanime des voyageurs qui ont visité l'Égypte, depuis Hérodote jusqu'à la commission française, le Nil commence à croître au-dessous de la dernière cataracte, à partir du solstice d'été, au 21-22 juin de notre calendrier fixe. Il se gonfle, se déborde, et, dans l'espace de cent jours, conséquemment trois mois égyptiens et dix jours après le solstice d'été, il atteint son maximum. Alors il demeure

1 Mémoire de Champollion, Académie des inscriptions, t. XV, p. 167.

pendant quelques jours stationnaire, puis il décroît et s'abaisse par les mêmes degrés. Dès qu'il se retire, au commencement d'octobre dans la haute Égypte, quinze jours plus tard dans le Delta, on sème le blé sans aucune préparation sur les terres encore boueuses que les eaux ont abandonnées. La germination s'opère aussitôt, la jeune plante sort de terre; de sorte que 120 ou 125 jours après le solstice, il est exact de dire que la tétraménie des eaux est finie et que la saison de la végétation commence. Celle-ci comprend une autre tétraménie. Car en mars commencent les récoltes, comprenant une dernière tétraménie terminée au solstice d'été suivant, où l'année rurale se trouve accomplie. L'industrie commerciale des temps modernes a su ajouter de nouveaux produits à cette simple agriculture des premiers âges du monde. Mais le cercle des opérations annuelles est resté le même. Il se divise encore en trois périodes de quatre mois chacune, qui se succèdent à partir du commencement de la crue du Nil. Toutes ces dates, et la phrase finale qui les résume, sont extraites d'un mémoire spécial sur l'agriculture, l'industrie et le commerce de l'Egypte, composé par Girard, l'un des ingénieurs de l'expédition française1. Lorsqu'il l'écrivit dans l'année 1800, il ne se doutait guère que la description qu'il y donne de l'année rurale actuelle en Égypte, était déjà toute gravée depuis quarante siècles sur les monuments des Pharaons, où Champollion nous la ferait lire en 1830.

J'ai besoin d'insister sur la certitude de l'époque annuelle, et de la durée que j'attribue ici à la crue du Nil. Car ces deux phénomènes, constants dans l'année solaire, nous fournissent un point de raccordement fixe pour y placer la tétraménie des eaux. Le nombre de cent jours que j'ai adopté pour la durée de la crue est celui d'Hérodote 2, c'est le même que lui assignent aussi en moyenne les mesures précises des ingénieurs français3. Je dis, en moyenne, parce que l'influence des vents

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Description de l'Égypte État moderne, tome II, page 491 et suivantes. A la page 500, Girard rapporte les noms populaires qu'il dit être aujourd'hui affectés aux trois divisions de l'année rurale. Mais la forme sous laquelle il les écrit n'a présenté à M. de Rougé aucun sens saisissable dans l'idiome arabe ni dans le copte. On ne peut donc pas se fier à l'interprétation que Girard en donne. Quoi qu'il en soit, la parité de nombre et d'époque rend ces divisions physiquement concordantes avec les tétraménies antiques, ce qui est le point essentiel à constater. 'Hérodote, Euterpe, XIX. - Description de l'Égypte : État moderne, t. II bis, page 694. D'après les mesures prises au mequias de Roudah, près du Caire, dans les années 1799 et 1800, l'intervalle de temps observé depuis le solstice d'été jusqu'à l'époque du maximum de la crue a été en 1799, quatre-vingt-treize jours; en 1800, cent quatre jours.

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locaux peut occasionnellement la diminuer ou la prolonger d'un petit nombre de jours. Je rapporterai tout à l'heure des témoignages intermédiaires de cette évaluation. Hérodote fixe également l'origine de la crue au solstice d'été, d'après des renseignements qu'il dit avoir soigneusement recueillis, et l'on sait combien il est un narrateur fidèle1. Le scoliaste d'Aratus, et Ptotémée ou son pseudonyme qui a accru le TETρá61610s, indiquent la même date initiale, ce que je mentionne seulement à titre d'opinions généralement répandues 2. Mais cette même date se conclut aussi, pour la haute Égypte, des observations faites au Caire par les ingénieurs français, en tenant compte du temps que l'afflux des eaux supérieures a dû employer, pour se propager jusqu'au mequias, ou nilomètre de l'île Roudah, située en face de cette ville. La hauteur totale de la crue est bien loin d'offrir des caractères pareils de constance, et ses variations extrêmes sont également funestes. Son insuffisance pour couvrir les terres cultivables amène la famine. Son excès, en retardant le retrait des eaux, engendre la peste; et les conséquences de ses états intermédiaires pour les récoltes futures, sont tellement certaines, que sa quotité officiellement mesurée avant l'ouverture des canaux d'irrigation, vers l'équinoxe d'automne, sert de régulateur pour fixer les impôts de l'année suivante. Heureusement, comme on vient de le voir, son époque initiale et sa durée, qui se maintiennent constantes, sont les seules données qui nous soient nécessaires pour identifier la notation des tétraménies antiques avec le ciel.

Ces données ainsi établies m'avaient semblé offrir une base de raccordement physiquement certaine, dont l'application aux tétraménies de Champollion ne pouvait être ni contestée ni éludée. Il en a été différemment. M. Brugsch et d'autres philologues non moins habiles, n'en ont tenu aucun compte. D'autres n'ont pas senti qu'on ne pouvait pas à volonté les resserrer ou les élargir. D'autres n'ont pas compris les conséquences de leur insertion dans un calendrier vague, dont la marche courante discorde avec celle de l'année solaire; et ils ont attribué occasionnellement à la notation figurée des mois, une signification physique absolue qu'elle n'a point. En voyant de telles marques d'indifférence ou de malentendus, provenant de personnes d'un mérite philologique éminent, on serait presque tenté de croire que ces deux faits physiques, la durée de la crue du Nil fixée en moyenne à cent jours, et l'invariabilité des époques solaires qui la limitent, leur ont semblé mettre à la

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1 Hérodote, Euterpe, XIX. Voyez la discussion de ces textes dans le ménoire sur l'Année vague des Égyptiens. Académie des sciences, t. III, p. 591.

liberté de l'interprétation grammaticale des entraves gênantes, qu'il était légitime, et en quelque façon honorable à la linguistique de secouer, afin de ne rien devoir qu'à elle-même. Mais j'aime mieux supposer, qu'apparemment, je ne les avais pas établis sur des preuves assez certaines, ou assez palpables pour que l'on comprît qu'ils doivent être la base indispensable de toute interprétation des tétraménies antiques. C'est pourquoi je saisirai cette occasion de les confirmer, en montrant qu'ils sont entrés, comme éléments avoués, dans une longue série d'actes publiés d'une authenticité incontestable, qui remontent aux premiers temps du Christianisme, et dont l'origine est probablement beaucoup plus ancienne. Je commencerai par là mon prochain article, craignant que celui-ci ne paraisse déjà trop étendu.

(La suite à un prochain cahier.)

J. B. BIOT.

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'ACADÉMIE ROYALE DE peinture et de sculpture, depuis 1648 jusqu'en 1664, publiés pour la première fois par M. Anatole de Montaiglon. Paris, 1853, 2 vol., chez Jannet, libraire, rue des Bons-Enfants, n° 28, Bibliothèque Elzévirienne.

MÉMOIRES INÉDITS sur la vie et les ouvrages des membres de L'ACADÉMIE ROYALE DE PEINTURE ET DE SCULPTURE, publiés d'après les manuscrits conservés à l'École impériale des beaux-arts, par MM. Dussieax, Soulié, de Chennevières, Mantz et de Montaiglon. Paris, 1854, 2 vol. in-8°, chez Dumoulin, libraire, quai des Augustins, n° 13.

CINQUIÈME ARTicle1.

IV.

A peine délivrée de ses incommodes associés, l'Académie sentit qu'elle n'avait pas sécurité complète. Il manquait quelque chose à son affran

1 Voyez, pour le premier article, le cahier de novembre 1856, page 641; pour le deuxième, celui de décembre, page 735; pour le troisième, celui de janvier 1857, page 20, et pour le quatrième, celui de février, page 106.

chissement; elle n'était libre que de fait le contrat de jonction conservait son autorité. A la seule condition d'adhérer aux nouveaux statuts, d'accepter les modifications que la couronne y avait introduites et qu'avait sanctionnées le parlement, les maîtres étaient en droit de venir, quand bon leur semblerait, s'établir comme chez eux en pleine Académie. Ils n'auraient pas voté, mais, en dehors des scrutins, ils pouvaient exercer encore une influence malfaisante. La prudence ordonnait donc de conjurer ce danger. Ce fut le premier soin de Lebrun et de ses principaux confrères. Les faveurs que l'Académie venait d'obtenir n'étaient, dans leur pensée, qu'un acheminement à quelque chose de plus sérieux, à une restauration complète et définitive. Faire disparaître jusqu'aux derniers vestiges de la jonction, mettre la compagnie hors de pair en fondant tout à la fois et son indépendance et sa suprématie, tel devait être le but de leurs constants efforts pendant les huit années qui nous restent à parcourir, de la fin de 1655 au commencement de 1664.

D'abord, en attendant mieux, ils se mirent en devoir de prendre possession des grâces qui leur étaient faites, et avant tout du logement que leur concédait le roi dans le collège de l'université. Par malheur, ce collége dépendait non du roi, mais du grand aumônier, et la galerie promise à l'Académie était occupée déjà, du consentement de la grandeaumônerie, par la communauté des libraires. Pour faire vider les lieux, il fallait un procès: on l'entama. L'instance fut sommairement instruite, les avocats allaient plaider, lorsque M. Ratabon, circonvenu par les libraires, donna le conseil aux académiciens d'abandonner leur prétention. Il promettait, pour les dédommager, de leur faire obtenir un logement au Louvre. L'échange fut accepté; la compagnie se désista. Mais le Louvre était plein; de tous les ateliers concédés dans les galeries nouvelles, pas un n'était vacant. Que faire? quand pourrait s'accomplir la promesse de M. Ratabon? On aurait attendu longtemps, si un membre de l'Académie, Jacques Sarrazin, n'eût offert de céder le logement qu'il occupait au Louvre, sans autre condition que le remboursement des sommes qu'il y avait dépensées en réparations et en accommodements. Sa proposition fut accueillie avec reconnaissance; seulement son mémoire parut un peu enflé: il montait à deux mille livres. La compagnie, toujours mal en espèces, en fut réduite à implorer son vice-protecteur. Le chancelier Séguier ne lui fit pas défaut : il envoya, de ses deniers, les deux mille livres à Sarrazin.

Voilà donc, après bien des peines, nos académiciens en possession d'une des faveurs qu'ils convoitaient le plus : ils sont logés chez le roi.

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