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«< flexion nominale, appelle ce cas de l'accusatif. C'est du cœur du mot « que part l'influence. »

Une autre remarque aussi fine que juste de M. Régnier, c'est celle qui regarde la haute valeur des mots védiques considérés étymologiquement et en tant qu'expression directe et originelle des phénomènes de la nature et de l'esprit. Pour bon nombre de ces mots, la simplicité s'unit dans une exquise mesure à la profondeur et à l'élévation. Ainsi antariksha, le ciel, l'atmosphère, vient de antar, entre, de iksh, voir. Le ciel, antariksha, est donc le transparent, ce que dans quoi on voit les choses, ce qui fait voir les choses en s'interposant. Svasri, soror, la sœur, est le nom de la nuit, la sœur du jour; vâtápya, la parente du vent, l'eau; kétou, la lumière, celle qui fait reconnaître les objets, de la racine kit, reconnaître, avec le gouna et le suffixe ou; dvish, la haine et l'ennemi, de la racine dui, qui veut dire deux; yoshâ, yoshît, l'aimante, la jeune fille; hridispriç, cher (carus), qui touche dans le fond du cœur (hrid spriç), etc. etc. On pourrait aisément multiplier ces exemples dans le Véda; mais la langue sanscrite s'est en général bien gardée de rien oublier de ces trésors; et il ne serait pas difficile de les retrouver dans l'idiome vulgaire aussi bien que dans l'idiome védique. Le génie indien, à quelque époque qu'on le prenne, a toujours conservé, ces délicatesses de perception et de langage, qui attestent beaucoup de goût et un sentiment infaillible de la vérité des choses.

Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse du livre de M. Ad. Régnier; elle suffit pour montrer le but qu'il poursuit, la méthode qu'il emploie, la nouveauté et l'intérêt de ses études. Nous serons d'ailleurs heureux de revenir sur toutes ces questions quand la seconde partie de cet ouvrage, qui concerne la syntaxe, nous en fournira l'occasion. En attendant, la philologie française peut se féliciter d'une telle œuvre, et l'opposer aux travaux de la philologie allemande, sinon pour l'étendue des monuments publiés et interprétés, du moins pour la profondeur et l'exactitude du savoir.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRĖ.

1° LEXICON ETYMOLOGICUM LINGUARUM ROMANARUM, ITALICE, HISPANICE, GALLICE, par Friederich Diez. Bonn, chez A. Marcus, 1853, 1 vol. in-8°.

2o La langue FRANÇAISE DANS SES RAPPORTS AVEC LE SANScrit ET AVEC LES AUTRes langues indo-EUROPÉENNES, par Louis Delatre. Paris, chez Didot, 1854, t. Ier, in-8°.

3° GRAMMAIRE DE LA LANGUE d'oil, ou Grammaire des dialectes français aux XIIe et XIIIe siècles, suivie d'un glossaire contenant tous les mots de l'ancienne langue qui se trouvent dans l'ouvrage, par G. F. Burguy. Berlin, chez F. Schneider et comp. t. Ier, 1853, t. II, 1854 (le troisième et dernier est sous presse). 4° Guillaume d'ORANGE, Chansons de geste des xr et XII siècles, publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III, roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonckbloet, professeur à la Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus Nyhoff, 1854, 2 vol. in-8°.

5° ALTFRANZÖSISCHE LIEDER, etc (Chansons en vieux français, corrigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et un glossaire en vieux français sont joints), par Ed. Mätzner. Berlin, chez Ferd. Dümmler, 1853, 1 vol. in-8°.

DIXIÈME ARTICLE1.

Première partie.

QUELQUES DISCUSSIONS GRAMMATICALES À PROPOS DES TEXTES PUBLIÉS PAR M. JONCKBLOET.

Il faut savoir beaucoup de gré à M. Jonckbloet d'avoir publié cinq chansons de geste inédites, avec les variantes fournies par plusieurs manuscrits. A fur et mesure que les textes viennent au jour, notre his

1 Voyez, pour le premier article, le cahier d'avril 1855, page 205; pour le deuxième, celui de mai, page 293; pour le troisième, celui d'août, page 498; pour le quatrième, celui de septembre, page 566; pour le cinquième, celui de mars 1856, page 151; pour le sixième, celui d'avril, page 224; pour le septième, celui de juillet, page 413; pour le huitième, celui d'août, page 458; et, pour le neuvième, celui de janvier 1857, page 55.

toire littéraire s'étend et se consolide. Ce travail de publication, et cela nous est à la fois utile et honorable, ne se fait pas seulement par les Français; des étrangers y prennent part avec succès. De même que, dans les temps où notre vieille littérature florissait, elle s'avançait au delà de nos frontières, de même, de nos jours et au moment de cette renaissance due à l'érudition, nos frontières sont également franchies, et des associés qui sont les bienvenus prennent part au labeur et à la moisson. Et véritablement, quand on considère l'ensemble des événements littéraires, on reconnaît que, outre leur bonne volonté, ils ont un intérêt propre qui les excite. Les Allemands, se tournant vers les anciens monuments de leur langue, ont rencontré les nombreuses traductions de nos chansons de geste et de nos poemes de la Table ronde, l'influence que cette littérature a exercée sur la leur, et les mots mêmes qui se sont introduits par là chez eux. Les Anglais, pendant longtemps, après la conquête, n'ont eu d'autre littérature que la nôtre, et leurs bibliothèques sont encore particulièrement riches en textes de notre langue. Les Italiens ont réuni dans la précieuse compilation des

'Dans un poëme allemand du xv° siècle, qui vient d'être publié par M. von Keller, et dont l'auteur est nommé Elblin von Eselberg, je lis, p. 13, ces trois vers:

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Mich fraget eins tages ein geselle gut,

Ob mir zu reitten stund der muth,
Durch kurczweil birssen an ein Walt.

Pour le mot que j'ai souligné, il y a en variante beyssen. Je pense que la vraie leçon est birssen, qui vient du français berser, tirer de l'arc; de sorte que le tout signifie: Un compagnon me demande un jour si j'étais d'avis de chevaucher et d'aller, par délassement, berser en un bois. » Berser en un gault se trouve trèssouvent chez nos trouvères; et c'est exactement birssen an ein walt. Plus loin, p. 32, on trouve la description d'une matinée fraîche et joyeuse; les oiseaux font entendre leurs chants, et le rossignol les surpasse tous:

Ja was sie mit quintieren

Yetz unden und dann oben...

Je crois encore trouver dans ces vers un mot français; quintieren doit être notre verbe coinloyer, qui veut dire faire le cointe, le joli, comme dans ces vers :

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et je traduirais : « Quoi que les oiseaux fassent pour cointoyer, tantôt en bas, tantôt en haut, ils ne peuvent égaler le rossignol. J'ajoute que ceci est aussi une imitation de nos trouvères, qui se sont complu à peindre le réveil des oiseaux et la fraîche matinée.

Reali di Francia, qui remonte au XIV siècle, les légendes émanées de nos poésies, si bien qu'il y en a plus d'une qui, conservée là, ne se retrouve plus en original; c'est par l'intermédiaire de ce recueil que les héros de nos gestes sont devenus les héros du Boiardo et de l'Arioste; et si Rodomont est couvert d'une peau de serpent dont les écailles sont impénétrables aux armes les plus tranchantes, le Sarrasin Margot, dans la Bataille d'Aleschans, v. 6,000,

ne doute arme neant,

Que envols est d'une pel de serpant,

Qui ne crient arme d'acier ne feremant.

Enfin, l'Espagne n'a pas non plus manqué de puiser à la source d'imagination et de poésie qui s'était ainsi ouverte; elle a traduit mainte de nos œuvres; et ces traductions, remises ensuite en français, ont passé pour être des créations espagnoles dans le pays même où elles étaient indigènes, et qui en avait perdu le souvenir.

Il est donc juste et naturel que l'on s'intéresse, ailleurs qu'en France, à notre vieille poésie. Elle est née sans doute des antécédents qui, de la Gaule, firent une province romaine, et, de cette province, l'empire de Charlemagne; mais, à son tour, elle a été, parmi les principales nations de l'Europe, un antécédent qui s'est mêlé à leur histoire et désormais en fait partie. Saisissons ces connexions qui se présentent et qui sont comme la trame du développement général. Il y eut un moment, cela est certain, où les diverses poésies nationales reculèrent devant la poésie chevaleresque dont le centre fut la France. Tout ce qui éclaircit ce grand mouvement littéraire et, par conséquent, moral, tout ce qui en assure les origines, tout ce qui en corrige et épure les monuments, peut à bon droit réclamer une part dans le domaine. de l'érudition. A ce titre, nos vieilles chansons de geste excitent une curiosité véritablement scientifique.

J'ai dit, dans le précédent article, que les poëmes sur Guillaume d'Orange avaient existé dès les années qui terminent le x1° siècle ou qui commencent le xir, mais qu'il n'était pas sûr que nous eussions présentement ces anciens textes, qui ont sans doute été, comme tant d'autres, plusieurs fois remaniés. Un mot que j'ai rencontré dans li Charrois de Nymes m'a suggéré quelques conjectures qui, en effet, reporteraient cette chanson plutôt vers le milieu du xu° siècle que vers le commencement; c'est le mot tafure, qui se trouve dans ces vers où Guillaume demande au roi Looys l'investiture de terres appartenant aux Sarrasins :

Et dit Guillaumes: De sejorner n'ai cure;
Chevaucherai au soir et à la lune,

De mon haubert covert la feutreüre;

S'en giterai la pute gent tafure.

Les Tafurs nous sont bien connus par la Chanson d'Antioche qu'a publiée
M. Paulin Paris. Ils y figurent à diverses reprises, par exemple :

Et le roi des Tafurs et Pieron acourant,
Et ribaut et Tafurs qui venoient huant,
Et le rice barnage de la terre des Francs.

Ou bien encore :

(1, 135.)

Li rois Tafurs s'escrie, qui moult bien fu oïs :

« Buiemont de Sesile, francs chevaliers eslis,

« Et vous, Robert de Flandres, gentius quens de haut pris,
« Et li autre baron que Diex a beneïs,
«Gardés li Turc n'eschapent qu'avés ci envaïs. »

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Mustiax veut dire jambes, comme le montre le wallon mustai, qui a ce

sens.

A ces Tafurs se rattache un effroyable épisode du siége d'Antioche. La famine sévissait sur les assiégeants et particulièrement sur cette nombreuse bande de gens mal armés, indisciplinés, non payés, qui suivaient l'armée des croisés. En cette extrémité, suivant le trouvère, les Tafurs mangèrent la chair des Turcs tués dans les combats :

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