Images de page
PDF
ePub

les rangs au sort, et Lebrun, dont le nom, par un hasard en quelque sorte clairvoyant, était sorti le premier de l'urne, fit, le soir même, l'ouverture des exercices publics devant un concours extraordinaire de personnes de qualité, d'artistes et de curieux de toute condition, qui, par des motifs divers, s'intéressaient à cette nouveauté.

Tout marchait à souhait; les associés rivalisaient de zèle; rien ne leur coûtait, dans ces premiers moments, pour soutenir l'œuvre commune; chacun à qui mieux mieux donnait son temps et même son argent. M. de Charmois surtout cherchait à justifier l'immense honneur qu'on lui avait fait; les statuts l'avaient proclamé chef perpétuel de la compagnie, titre un peu fastueux et hors de proportion avec l'importance et la valeur de l'homme, mais décerné tout d'une voix, comme prix de ses peines, dans la première effusion de la reconnaissance. Il s'était engagé à loger ses confrères, et en effet ce fut lui qui les installa dans une maison voisine de l'église Saint-Eustache, appartenant à un de ses amis. Le logement était spacieux, pas assez pour la foule qui se pressait aux séances. Au bout de quelque temps, dès les premiers jours de mars, il fallut déserter cette retraite provisoire et prendre à loyer un grand appartement dans l'hôtel de Clisson, rue des Deux-Boules, quartier préférable encore et plus à la portée de la plupart des jeunes gens qui cultivaient les arts.

La nouveauté que cherchait cette foule, l'attrait qui la faisait courir, c'était, pour emprunter le langage du temps, l'enseignement d'après le naturel, c'est-à-dire d'après le modèle vivant. Les exercices de ce genre étaient, on le comprend, à peu près inconnus, non-seulement chez les maîtres, mais chez tous leurs rivaux. Un atelier particulier ne peut guère entretenir constamment un modèle; pour en faire la dépense et couvrir tous les frais accessoires, il faut la bourse ou de l'État ou d'une riche association. La maîtrise était riche, tout au moins fort à son aise, mais l'idée de faire un tel usage de ses ressources ne lui était pas encore venue. Son argent passait en festins, en banquets, en réunions joyeuses. Elle avait un esprit à la fois trop mercantile et trop jaloux pour appliquer à l'enseignement les revenus de la communauté : c'eût été s'exposer à faire éclore des talents, c'est-à-dire des germes de concurrence. La seule école publique et libéralement établie qui eût encore existé en France était l'école de Fontainebleau; mais elle déclinait depuis la mort de Henri IV, et, même dans son beau temps, elle avait été moins une école préparatoire qu'un atelier d'exécution où l'on cherchait des résultats bien plutôt que des méthodes, et où les jeunes gens se formaient moins à étudier la nature qu'à aider et à imiter leurs

maîtres. C'était donc la première fois, à vrai dire, qu'on offrait chez nous à la jeunesse l'occasion de dessiner le nu d'après nature, non plus comme on avait fait jusque-là, par rencontres fortuites et passagères, à la dérobée, pour ainsi dire, mais d'une façon commode et permanente, au moyen d'un homme à gages, mis en posture par un habile professeur. Le public attendait merveille de cette innovation. Comme on savait qu'à Rome, à Bologne, à Florence, les écoles académiques entretenaient toutes des modèles, on se plaisait à en conclure que là était le secret de la peinture italienne, la cause de sa supériorité.

C'était se faire grande illusion; avant d'attribuer cette vertu aux écoles publiques et aux facilités qu'elles procurent, il fallait s'informer si leur établissement avait précédé ou suivi l'âge d'or des arts en Italie; si les artistes des grands siècles, ceux dont le nom ne périra pas, n'étaient pas sortis presque tous des plus modestes ateliers, et même de la boutique d'un orfèvre ou d'un ciseleur? Là ils avaient appris sans doute à dessiner le nu, car rien, dans l'éducation d'un artiste, ne supplée à ce salutaire exercice, mais ils n'en avaient pas fait une étude conventionnelle et machinale, ils s'étaient donné quelque peine pour trouver des modèles variés et de bonne volonté, appropriés, autant que possible, aux sujets qu'ils avaient à traiter, aux idées qu'ils voulaient rendre; et, tout en s'exerçant à comprendre et à interpréter les formes du corps bumain, ils s'étaient toujours souvenus qu'ils dessinaient un homme, c'est-à-dire une créature intelligente et passionnée, et non pas un être banal et mécanique, un type de profession, ne sentant rien, n'exprimant rien, vivant à peine, sorte de végétal contourné et mis en attitude comme les charmilles d'un jardinier. Ce n'est pas ici le lieu de traiter cette question; mais, s'il est une vérité facile à démontrer, c'est qu'en France, comme en Italie, comme dans tous les pays qui se piquent aujourd'hui de répandre et de favoriser la culture des arts du dessin, l'étude du modèle, telle qu'on la pratique depuis plus de deux siècles, a certainement rendu plus de mauvais services que de bons. La plupart des défauts du style académique en dérivent directement. Ces poses combinées, ces attitudes convenues, une fois entrées dans la mémoire des jeunes gens, s'y fixent et s'y gravent en traits souvent ineffaçables; tel peintre qui, pendant sa vie, croit avoir mis au monde des milliers de personnages divers, n'a fait, la plupart du temps, qu'habiller de costumes plus ou moins variés ce mannequin de chair humaine devant lequel on lui enseigna jadis à dessiner le nu, et dont sa main, par habitude, reproduit les gestes hébétés et les insignifiants contours. On était loin, en 1648, de prévoir ce danger; on ne voyait que les bons

:

côtés du nouveau mode d'enseignement de là cette cohue qui se précipitait à l'étude du modèle vivant.

'Deux autres causes ne contribuaient pas moins au succès de l'académie naissante : les noms de ses fondateurs, le caractère de ses statuts.

Nous ne saurions transcrire ici les treize articles de ce règlement primitif, mais, en deux mots, nous en dirons l'esprit. C'était moins un programme qu'une profession de foi. Très incomplets et à peine ébauchés en ce qui touchait à l'enseignement, les statuts de 1648 avaient surtout pour but de proclamer le caractère moral et désintéressé de la nouvelle association, de lui faire prendre un engagement public de décence, de politesse et de sobriété. Point de festins, point de banquets, ni pour la réception des nouveaux membres, ni sous aucun autre prétexte. L'amour de l'art, l'étude, l'obéissance et la cordialité, voilà ce que promettaient solennellement les statuts. C'était du premier coup se distinguer des maîtres, et planter le drapeau de la compagnie fort au-dessus de leurs enseignes. On fit plus dans une séance générale, on décida, comme complément aux statuts, que tout membre du corps académique, sous peine d'en être exclu, s'abstiendrait de tenir boutique pour y étaler ses ouvrages, de les exposer aux fenêtres de sa demeure, d'y apposer aucune inscription pour en indiquer la vente, et de faire enfin quoi que ce fût qui permît de confondre deux choses aussi distinctes qu'une profession mercenaire et l'état d'académicien.

Cette façon de se poser fut goûtée du public : les jeunes gens surtout en parurent épris, et le choix des douze fondateurs acheva de les séduire. Ce choix était heureux, l'élection avait rencontré juste. Sans parler de Lebrun, que d'avance tout le monde avait élu, la liste des onze autres noms était irréprochable. C'était, parmi les statuaires, Simon Guillain et Van Obstal, le Flamand, tous deux en grand renom, connus par des œuvres sans nombre semées dans les églises de Paris; puis fort au-dessus d'eux, l'habile auxiliaire de Lemercier au Louvre, l'auteur des cariatides du nouveau pavillon, Jacques Sarrazin, qui conservait, malgré ses soixante ans, la fougueuse verdeur de sa jeunesse, Parmi les peintres, c'était Lahire et Sébastien Bourdon, talents faciles et séduisants; le vieux Perrier, moins connu de nos jours, et quatre autres encore moins connus, mais qui avaient alors leurs clients et leurs admirateurs, Beaubrun, Juste d'Egmont, Corneille le père et Charles Errard, puis enfin cet Eustache Le Sueur, qui n'était que leur égal alors, et à qui la postérité réservait un tout autre rang.

[ocr errors]

Ces douze hommes ne prenaient pas un rôle au-dessus de leurs forces; ils s'attribuaient sans trop de présomption l'autorité de chefs d'école. Seulement on pouvait trouver le cercle un peu trop restreint. Ils élargirent leurs rangs: Philippe de Champaigne, Van Mol, Louis Boulogne, les deux Testelin et neuf autres furent appelés à prendre place comme académiciens, immédiatement après les douze fondateurs; cette élection complémentaire une fois faite, peut-on dire que personne n'eût été oublié ? Quelques noms regrettables restaient encore en dehors de la liste; il n'était question, par exemple, ni des Anguier1, ni de Mignard, ni de Dufresnoy, ni même de leur maître à tous, le vieux Vouet, que tous les biographes, y compris Félibien, s'obstinent à faire mourir le 5 juin 1641, et qui vivait encore en 1649, comme bientôt nous en aurons d'incontestables preuves 2. D'où venaient ces exclusions? Était-ce à la compagnie, était-ce aux exclus eux-mêmes, à leur dédain ou à leurs exigences, qu'il fallait en imputer la faute? Tout à l'heure nous verrons ce qu'on doit en penser, mais le public, évidemment dans le secret, ne fut pas très-ému de ces oublis qui nous étonnent. Il ne mêla ni blâme ni regret au concours de louanges qui s'élevait de toutes parts, dans ces premiers moments, en l'honneur de l'académie.

Déjà les exercices avaient duré plus de six semaines dans un ordre parfait, sans incident fâcheux, lorsque, le 19 mars, on apprit dans la matinée que les huissiers de la maîtrise s'étaient présentés au logis de plusieurs académiciens, et qu'en vertu d'une ordonnance du lieutenant civil et d'un pouvoir du procureur du roi au Châtelet, ils les avaient assignés et avaient saisi leurs tableaux. On ne pouvait braver avec plus de fracas et plus d'impertinence l'arrêt du 20 janvier et les lettres patentes qu'avait signées le roi dix jours auparavant.

Les chefs de la compagnie firent aussitôt connaître à leur principal protecteur, au chancelier Séguier, ce qui venait de se passer. Le chancelier prit l'affaire au sérieux, ne perdit pas une minute, et, le jour même, 19 mars 1648, fit rendre un arrêt du conseil qui cassait l'ordonnance du lieutenant civil, annulait les saisies et les assignations, faisait défense aux gens du Châtelet et à tous autres juges de troubler les académiciens, et ordonnait que les procès nés ou à naître concernant soit l'académie,

[ocr errors]

'Michel Anguier était encore en Italie en 1648, mais François était revenu depuis quelques années. M. Villot, dans la notice des tableaux du musée du Louvre, ne commet pas l'erreur des biographes; il indique comme date de la mort de Vouet le 30 juin 1649, mais sans dire sur quelle autorité il s'appuie. Si la date est exacte, et rien n'empêche qu'elle ne le soit, Vouet serait mort bien peu de temps après l'événement auquel on le verra plus bas prendre part.

soit quelqu'un de ses membres, seraient évoqués au roi et à son conseil sans qu'aucune autre juridiction en pût prendre connaissance 1.

Les jurés cette fois se tinrent pour battus. Le chancelier, piqué au jeu, ne les eût pas ménagés, s'ils avaient continué la guerre. Pour lui, c'était un parti pris de maintenir l'académie, un peu par amour des beaux-arts, beaucoup pour complaire à Lebrun. Non content de l'arrêt que le conseil venait de rendre, il fit donner au lieutenant civil un avertissement sévère, lui fit dire qu'il portait à cette compagnie un sérieux intérêt, que c'était son ouvrage, et son ouvrage de prédilection, qu'il eût à ne pas recommencer; puis, faisant appeler Lebrun et ses amis, il leur dit de prendre garde à de nouveaux orages; que, lui vivant, ils en seraient garantis, mais qu'il était plus sûr de travailler incontinent et sans relâche à se faire une situation tranquille et indépendante en poursuivant au parlement la vérification de leurs lettres patentes; qu'il se chargeait de tout à condition qu'ils prendraient quelques peines et feraient les démarches qu'il leur allait tracer.

Là-dessus ils se confondirent en remercîments, et lui promirent de suivre ses avis. A quelques jours de là une députation, conduite par M. de Charmois, se rendit en effet chez le procureur général, pour

1 Extrait des registres du conseil d'État. 19 mars 1648. -Sur la requeste présentée au roy, estant en son conseil, par l'académie royale de peinture et sculpture, qu'au préjudice de l'arrest du conseil du 20 janvier dernier, des statuts et lettres patentes dudit mois, portant confirmation d'iceux, par lesquels Sa Majesté a « séparé ceux de l'académie du corps de mestier, néanmoins, le procureur du roy au Chastelet de Paris, auroit, en vertu de l'ordonnance du lieutenant civil, fait donner assignation à plusieurs peintres de ladite académie à comparòir pour respondre aux conclusions du procureur du roy, au rapport qui sera fait du commis· saire Bannelier, en outre, en vertu de ladite ordonnance, auroit saisi les tableaux qui auroient esté trouvez chez lesdits académistes, ce qui est une contravention manifeste audit arrest du conseil et lettres patentes, et trouble l'établissement fait de ladite académie par Sa Majesté pour accroistre le nombre des excellents hommes de cette profession et les faire jouir des priviléges, franchises et libertez qui sont annexez aux arts libéraux, requérant lesdits suppliants qu'il plaise à «Sa Majesté leur vouloir sur ce pourvoir; veu l'arrest dudit conseil du 20 janvier, les statuts et règlements faits par lesdits suppliants, et lettres patentes portant auctorisation d'iceux du présent mois de février, le roy estant en son conseil, la reine régente sa mère présente, a cassé et annulé lesdites ordonnances et saisies faites sur lesdits suppliants, et fait très expresses inhibitions et deffenses audit lieutenant civil, et à tous autres juges, de les troubler ny inquiéter en aucune façon et manière que ce soit, évoquant Sa Majesté à elle, et à son conseil, la connoissance de tous les procez et différends mus et à mouvoir, concernant les fonctions, ouvrages et exercices desdits suppliants, en interdisant à ces fins la connoissance à tous juges quelconques. Fait à..., etc.

« PrécédentContinuer »