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consacre; et les découvertes imprévues faites à Ninive doivent éveiller bien des espérances légitimes. Mais, pour aborder et résoudre ces difficiles questions, il faudrait des instruments dont nous ne disposons point; et il nous suffira, pour le but que nous poursuivons, de les avoir indiquées aussi brièvement que nous venons de le faire.

Ceci posé, nous nous demandons quelle est la valeur de l'alphabet sémitique en lui-même; et, pour que les considérations que nous allons développer soient aussi claires que possible, au lieu de nous adresser à l'alphabet phénicien ou hébreu, nous nous adressons directement au nôtre, qui n'en diffère pas sensiblement, non plus que l'alphabet grec ou latin, sous le point de vue spécial que nous voulons mettre en lumière. L'alphabet hébraïque ou phénicien n'est pas tout à fait celui que Palamède, à en croire des témoignages plus ou moins authentiques, compléta pour l'usage de la Grèce, vers le temps de la guerre de Troie, et que Cadmus lui avait apporté de Phénicie cinq ou six siècles auparavant. L'alphabet grec n'est pas non plus tout à fait le nôtre. Mais, en dépit de quelques différences, tous ces alphabets n'en sont au fond qu'un seul, et les caractères généraux qui les distinguent sont identiques pour tous.

Nous étudions l'ordre dans lequel les lettres de l'alphabet sémitique sont présentées; et il n'est pas besoin d'une étude bien profonde pour se convaincre que cet ordre est purement arbitraire. En d'autres termes, il est clair que ce n'est point une conception systématique qui a présidé à cette classification. Le hasard a seul déterminé la place que chaque lettre occupe; et il ne paraît pas qu'il y ait une seule raison plausible pour qu'elle n'en occupe point une tout autre. Il n'est pas très-difficile d'en juger, et la plus simple analyse suffit pour s'en rendre compte.

La première lettre de cet alphabet est A; et nous accordons, sans aucune hésitation, que c'est le son le plus naturel et le plus aisé que puisse émettre la voix humaine. A est resté la première lettre de tous les alphabets; et cette priorité lui est si instinctivement dévolue, que les révolutions les plus complètes du langage ne la lui ont jamais ravie. C'est comme une sorte de domination irrésistible.

A cette première lettre en succède une autre d'une tout autre espèce. B n'est plus articulé par le même procédé que A; et cette seconde articulation est aussi compliquée que l'autre l'était peu. Non-seulement il ne s'agit plus d'une simple et directe émission de la voix; mais il faut, en outre, une inflexion de l'organe fort éloignée de celle qui précéde. En un mot, on passe d'une voyelle à une consonne; et cette consonne est d'un ordre très-particulier. En analysant le mouvement organique

qui la produit, on voit qu'elle a besoin essentiellement, pour être formée, du secours des lèvres. B est donc, dans l'ordre alphabétique, une consonne venant aussitôt après une voyelle; et c'est une consonne labiale.

Après B, c'est encore une consonne qui se présente; et, en cela du moins, l'arbitraire semble ne plus continuer. Mais cette consonne C n'est plus du même ordre que celle à laquelle elle succède. En lui laissant exclusivement le son qu'elle a dans notre langue, quand elle est suivie de O ou de U, cette consonne, formée par une partie différente de l'organe vocal, est ce qu'on appelle une gutturale, parce qu'elle semble en effet sortir du fond du gosier. Ainsi, à la voyelle A succède une consonne B labiale; et à la consonne B labiale, succède une autre consonne, qui est gutturale.

D, qui suit C, est bien encore une consonne comme lui et comme B. Mais c'est une dentale, c'est-à-dire une modulation aussi distincte de la modulation du C que le C lui-même l'était de celle du B.

Après D, c'est une voyelle E qui paraît; et, de même qu'on avait d'abord quitté la voyelle A pour moduler trois consonnes de suite d'ordres divers, de même on quitte maintenant les consonnes pour revenir, sans motif, à ce qu'il semble, à une voyelle. Mais on ne reste pas plus fidèle aux voyelles qu'on n'était resté fidèle aux consonnes; et l'on abandonne la voyelle E pour prendre la consonne F, qui n'a aucune analogie avec les consonnes antérieures D et C, mais qui a une certaine affinité secrète et lointaine avec le B. G revient ensuite en quelque façon à la gutturale C; mais H ne continue plus ce rapport, peut-être fortuit; et cette dernière lettre n'a plus la moindre relation avec aucune de celles qui forment le début de l'alphabet.

Nous ne poursuivrons pas plus loin cet examen, que tout le monde pourrait compléter aussi bien que nous; et, s'il est une conséquence incontestable qui en sorte, c'est que l'alphabet sémitique, ou, si l'on veut, notre alphabet, est dans le plus complet désordre. Nulle succession régulière; confusion étrange des voyelles et des consonnes, bien que les premières puissent se prononcer toutes seules, et que sans elles les secondes ne puissent être prononcées; confusion non moins étrange des consonnes entre elles, demandées tour à tour, et sans raison apparente, aux parties les plus diverses de l'organe vocal. En un mot, c'est un chaos.

Si maintenant nous jetons les yeux sur un autre monde, qui, comme le monde sémitique, a des prétentions à une grande antiquité, le monde brahmanique, tout change; et l'alphabet indien est aussi régulier que l'alphabet phénicien l'est peu, comme on vient de le voir.

L'ordre le plus parfait et le moins arbitraire remplace une inextricable confusion; et l'analyse dont la succession organique des lettres paraît susceptible a été poussée aussi loin à peu près qu'elle peut l'être, soit par la grammaire, soit même par la physiologie la plus expérimentée. D'abord, les Indiens ont distingué nettement les voyelles des consonnes; c'est déjà un point essentiel. Mais, de plus, ils ont distingué non moins nettement les diphthongues des voyelles, comme ils ont distingué les différents ordres de consonnes. La classification est profondément savante et étudiée. Pas le moindre arbitraire; et, loin de là, c'est un arrangement, qui, sans être factice, est essentiellement systématique et symétrique, comme la nature elle-même.

Nous examinons d'abord la succession des voyelles dans l'ordre où les donnent le plus habituellement les grammairiens de l'Inde. A est aussi la première lettre de l'alphabet dévanagari. Mais, à la différence de l'alphabet sémitique, l'alphabet indien distingue la brève de la longue. C'est une distinction que nous avons virtuellement dans notre alphabet modifié, comme l'avaient les Grecs et les Latins nos ancêtres. Mais, dans la succession alphabétique, nous avons négligé cette différence, dont les Indiens ont cru devoir tenir compte. Ainsi d'abord, A bref et A long. La seconde voyelle indienne est I; et il y a I bref et I long. A I'I succède OU, dont nous avons fait, en français, une sorte de diphthongue, mais qui est demeuré voyelle en latin et dans les langues latines restées plus fidèles que nous à leur origine, aussi bien que dans les langues germaniques, qui ne peuvent accepter notre U. Après CU bref et OU long, vient une voyelle dont nous avons grand'peine à comprendre l'existence et le son, et qui est spéciale à l'alphabet indien, c'est RI bref et RI long. Enfin, une dernière voyelle encore plus difficile à comprendre pour nous, qui non plus n'a guère de rôle en sanscrit que dans les paradigmes grammaticaux, c'est LRI bref et LRI long.

Voilà pour les voyelles, au nombre de dix, brèves et longues. Les diphthongues sont au nombre de quatre, résultant de la combinaison des voyelles. Ce sont E, formée de l'A et de l'I combinés; EI, qui est en quelque sorte la longue de E; O, formée de la combinaison de A et de OU; et enfin AOU, qui est aussi la fongue de O.

Nous ne critiquons pas ce système, qui pourrait donner lieu à bien des remarques. Nous ne faisons que l'exposer, afin de tirer ensuite de ces détails quelques conséquences assez importantes pour notre sujet. Après les quatorze voyelles et diphthongues se présentent les consonnes. Elles sont rangées sous cinq ordres, composés chacun de cinq lettres analogues. Le premier ordre est celui des gutturales; le second,

celui des palatales; le troisième, celui des cérébrales, espèce de lettres qui n'appartiennent guère qu'à l'alphabet sanscrit, et qui ont une prononciation qu'il faudrait entendre dans le pays pour savoir précisément ce qu'elle est; le quatrième ordre est celui des dentales; enfin le cinquième ordre et le dernier est celui des labiales. Dans chacun de ces cinq ordres, l'alphabet sanscrit distingue la forte de la douce, et l'aspirée de la simple; et il ajoute pour chacun une nasale correspondante. Ainsi, par exemple, la première consonne gutturale forte est ka, suivie de l'aspirée kha; la seconde gutturale est la douce ga suivie de son aspirée gha. La nasale des gutturales est nga. Dans l'ordre des palatales, tcha est la forte, dont l'aspirée est tchha; la douce dja, dont l'aspirée est djha et la nasale ña. Dans l'ordre des cérébrales ta est suivi de tha aspirée; da est la douce, dont dha est l'aspirée, et na, la nasale. Les dentales sont ta, tha; da, dha, qui ont pour nasale na. Enfin, les labiales sont pa, pha; ba, bha; et ma pour nasale.

On voit donc que l'alphabet sanscrit, outre qu'il sépare les consonnes des voyelles, suit aussi de très-près, dans l'arrangement des consonnes, l'évolution même de l'organe vocal tout entier, en partant des lettres où le gosier joue le principal rôle, pour arriver, avec les labiales, à l'autre extrémité.

Mais ce n'est pas tout. A la suite des consonnes, l'alphabet sanscrit reconnaît quatre semi-voyelles, qui sont ya, ra, la, va, correspondant aux quatre voyelles i, ri, lri, et ou. Puis, après les semi-voyelles, viennent trois sifflantes ça, sha, sa; et enfin l'aspiration ha, à laquelle on peut ajouter avec l'exactitude un peu minutieuse des grammairiens, le visargah, espèce d'aspiration qui se place à la fin des mots, et l'anousvaram espèce de nasale qui les termine également.

Tel est l'ensemble de l'alphabet sanscrit. Nous n'hésitons pas à dire qu'il est de beaucoup le plus complet et le plus parfait que les hommes aient inventé. Il n'y a plus aujourd'hui de découvertes à faire en ce genre sur la surface du globe; et l'on peut affirmer que, chez aucun peuple de la terre, l'analyse alphabétique n'a été poussée aussi avant et n'a été aussi exacte. Voilà l'alphabet dans son cadre achevé et dans son ordre véritable.

Nous ne voulons pas entrer ici dans des considérations qui nous écarteraient de notre sujet. Mais nous ne voulons point non plus passer outre sans faire quelques remarques indispensables. Cette profonde étude de l'organe vocal n'a pas seulement amené une merveilleuse classification. Mais, de plus, elle a produit, dans les rapports réciproques des lettres entre elles, une foule de conséquences plus délicates les

unes que les autres. C'est grâce à cette analyse incomparable qu'on pu fixer les règles les plus précises pour l'accouplement des lettres de différents ordres; et le Sandhi dans l'intérieur des mots est une des parties les plus curieuses et les plus savantes de la grammaire sanscrite. Il n'y a qu'elle, à notre connaissance, qui ait su discerner et déterminer ces finesses de la prononciation et de l'euphonie. La langue grecque, dérivée tout entière du sanscrit, a conservé quelque chose de ces admirables combinaisons; et l'on sait la place qu'y tiennent les fortes et les douces, les simples et les aspirées. Mais, comme les Grecs n'avaient fait qu'hériter de ce trésor, sans avoir jamais su tout ce qu'il valait, ni d'où il leur était venu, ils le mutilèrent sans aucun ménagement. Malgré toute la délicatesse de leur propre génie, ils ne conservèrent de ce précieux édifice que de grossiers fragments, témoignage d'un plus vaste ensemble que le temps avait détruit, et dont le souvenir même était effacé. Il est à peine besoin de dire que, si le Sandhi indien a presque tout à fait disparu dans la langue grecque, il est encore moins sensible dans la langue latine et dans les langues issues du latin, bien qu'il ne soit pas absolument impossible d'en retrouver encore aujourd'hui quelques traces jusque dans nos idiomes décolorés et informes. Si la classification de l'alphabet dévanagari n'était que le fruit du labeur de grammairiens récents, nous avouons que nous y attacherions beaucoup moins d'importance. En elle-même, elle garderait toute sa valeur; et elle n'en resterait pas moins unique dans l'histoire de la grammaire. Mais, dans l'histoire des peuples et du genre humain, elle n'occuperait point une grande place; et l'alphabet dévanagari, tout parfait qu'il pourrait être (samskrita), n'aurait point à entrer en concurrence avec ce vénérable alphabet sémitique qui remonte jusqu'au berceau de l'humanité, du moins à ce qu'on suppose. Il est certain qu'à première vue, en face de cet ordre symétrique et presque compassé, on est tenté de croire que c'est le tardif résultat d'études peu anciennes, précisément parce qu'elles sont très-profondes. Pourtant, il n'en est rien; et, selon toute apparence, l'alphabet dévanagari, disposé comme nous venons de le dire, peut prétendre à une antiquité qui ne le cède pas à l'antiquité sémitique. Nous disons selon toute apparence, parce que, dans les études indiennes, la chronologie n'est point encore assez fixée et assez connue pour qu'on puisse aller sans danger au delà de ces affirmations restreintes.

Voici pourtant quelques faits qui pourront donner beaucoup à réfléchir sur ce grave sujet. Toutes les lettres sanscrites, aussi nombreuses que nous les voyons dans l'alphabet dévanagari, avec leurs rapports de

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