Images de page
PDF
ePub

simples et d'aspirées, de douces et de fortes, et avec toutes les inflexions du Sandhi, soit dans l'intérieur des mots, soit dans la succession des mots qui se suivent et s'enchaînent, se trouvent déjà sans exception dans les Védas. Le rude idiome des livres sacrés n'a pas encore certainement toutes les qualités un peu raffinées du sanscrit classique, telles qu'on les trouve dans les Lois de Manou, le Mahabharata et le Râmayâna. Mais cet idiome, tout rude qu'il est, a tous les éléments essentiels de celui qui doit lui succéder et le remplacer en le perfectionnant. Il serait bien difficile de savoir, dans l'état actuel de nos connaissances, si, à l'époque où les Védas furent composés, le peuple intelligent qui chantait ces hymnes saints avait découvert l'écriture alphabétique; mais il est certain que la langue qu'il parle a dès lors toutes les fines articulations que les grammairiens étudieront et classeront un peu plus tard. Ceci est un point capital; car, si la langue n'avait point eu, dès son origine la plus reculée, ces éléments constitutifs, l'analyse des grammairiens, quelque pénétrante qu'elle eût été, n'aurait pu les en faire sortir. Or la date minimum à laquelle on peut rapporter les Védas est bien celle que leur assignaient William Jones et Colebrooke, c'est-àdire quinze siècles avant l'ère chrétienne. C'est un point que nous avons discuté ailleurs', et qu'admettent en général tous les indianistes. Probablement les Védas sont encore beaucoup plus anciens; mais, sans aucun doute, ils ne peuvent avoir été composés postérieurement à cette date.

Nous avons rappelé aussi que, de très bonne heure, et vers le 1x siècle avant notre ère, le texte du Livre sacré ayant été fixé par une dernière récension, le travail de l'exégèse avait commencé, et que des monuments de ces travaux antiques étaient parvenus jusqu'à nous 2. Ces monuments sont ce qu'on appelle les Prâtiçâkhyasoûtrâni, c'est-à-dire les axiomes des diverses écoles de grammairiens appliqués à l'étude des Védas. M. Roth, qui a fait sur les Védas un ouvrage célèbre, à la fois court et substantiel, a le premier parlé de ces ouvrages grammaticaux 3, auxquels Colebrooke avait fait une allusion. Depuis M. Roth, M. Ad. Régnier, notre confrère à l'Institut, a publié et commenté un de ces ouvrages, le Prâtiçâkhya de Çaounaka sur le Rig Véda, dont M. Max. Müller, l'habile éditeur du Rig Véda, donne également une édition. M. Roth place les Prâtiçakhyasoûtrâni dans le vr° siècle avant l'ère chrétienne, parce qu'ils sont cités déjà dans Yâska, l'auteur du Ni

[ocr errors]

2

Ibid.

103. P.

1 Voir le Journal des Savants, février 1854, p. 91. M. Roth, Zur litteratur und geschichte des Veda, p. 14 et 53; préface au Nighantou,

3

P. 42.

4

Journal asiatique, février 1856 et avril de cette même année.

roukta, au v siècle avant cette ère, et dans Pânini, qui n'est guère postérieur que d'un siècle à Yâska. M. Ad. Régnier, sans se prononcer aussi positivement que M. Roth, se range cependant à cette opinion d'une manière générale, et il ne partage pas les doutes qu'a élevés M. Albrecht Weber1. Pour notre part, nous sommes de l'avis de MM. Roth et Régnier; et nous ne reviendrons pas sur les arguments que nous avons développés dans une autre occasion2. Mais, loin de trouver aucune exagération dans ces dates, toutes reculées qu'elles sont, nous serions plutôt porté à les reculer encore, en trouvant dans les ouvrages de Yâska et de Çaounaka la preuve irrécusable de travaux fort antérieurs, qu'ils n'ont fait que résumer.

Or, dans le Prâtiçâkhya de Çaounaka, le seul que nous connaissions jusqu'à présent, l'alphabet sanscrit est déjà rangé dans l'ordre où nous venons de le décrire. Il n'y a que quelques modifications peu importantes dans la succession des voyelles et des sifflantes; le ri est placé immédiatement après l'A, et le ha avant le ça. Il n'y a, d'ailleurs, aucun changement pour la classification des consonnes (sparças), divisées dans leurs cinq ordres, avec les fortes et les douces, les simples et les aspirées, et les nasales. Puis viennent les quatre antahsthâs ou semi-voyelles, suivies, comme dans l'alphabet ordinaire, des sifflantes ou souffles (oûshmas), que Caounaka porte à huit, en y comprenant le visargah, l'anousvaram et deux autres signes particuliers qui sont très-rarement en usage, même chez les grammairiens.

Nous n'insistons pas sur ces détails, tout intéressants qu'ils pourraient être. Mais ce que nous avons dit suffit pour démontrer que, plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, l'Inde est en possession de ce merveilleux alphabet. Elle en connaît même déjà toute la valeur, que de profondes études lui ont révélée. Dès lors, des discussions très-subtiles sont engagées entre les diverses écoles; et les théories les plus minutieuses, si ce n'est toujours les plus justes, sont développées par les docteurs autorisés, qui se combattent et qui font loi.

M. E. Renan a remarqué avec raison que les races sémitiques n'étaient pas bien douées pour certains travaux de l'esprit, et particulièrement pour les travaux de grammaire. Ainsi la grammaire hébraïque n'a point été formulée théoriquement par les Hébreux eux-mêmes; elle ne l'a été qu'au x° siècle de notre ère, sous l'influence arabe. Quant aux Arabes, ils ont été moins lents ou plus heureux. Un siècle à peine après la mort du prophète, ils ont assez réfléchi déjà sur le texte

Voir le Journal des Savants, cahier de février 1854, p. 104. M. E. Renan, Histoire générale, etc., p. 161.

-

3

P.

103.

2 Ibid.

du livre saint et sur l'idiome qu'ils emploient, pour être en état de fixer d'une manière irrévocable les règles grammaticales qui le régissent.. M. Renan ajoute1 que les races indo-européennes ont, au contraire, de très-bonne heure et dès leur apparition, une merveilleuse aptitude aux labeurs grammaticaux. Chez elles, la réflexion, beaucoup plus développée, amène bien vite ce retour de l'intelligence nationale sur l'idiome dont elle se sert pour rendre ses conceptions. La race brahmanique, source commune de toutes les autres races de la même famille, en ce qui concerne le langage, est de beaucoup la mieux douée sous ce rapport; et les Grecs, si supérieurs à tant d'égards, sont restés à une distance énorme de leurs ancêtres, qu'ils n'ont jamais connus, tout en ayant reçu d'eux les éléments essentiels de leur idiome.

Nous pensons absolument comme M. E. Renan, et nous ne contestons rien à ces appréciations comparatives, qui sont à nos yeux d'une frappante justesse. Mais nous allons plus loin que lui; et cette aptitude évidente de la race indienne nous fait penser qu'elle peut revendiquer une part assez légitime dans cette grande découverte de l'alphabet. Il faut bien voir quel est, au moment où nous sommes, l'état vrai de la question. Pour nous le voici. Il n'y a pas de monument historique qui prouve directement que l'invention de l'alphabet appartienne en propre et exclusivement aux Sémites; et c'est un privilége que leur attribuent un peu trop complaisamment peut-être les philologues qui se sont plus spécialement occupés de ces belles études, Nous comprenons, d'ailleurs, fort bien cette partialité enthousiaste qui se fonde sur une vénérable tradition; mais, sans dire précisément que nous la désapprouvons, nous désirons, du moins, nous garder de l'imiter. Aussi, nous hâtons-nous de reconnaître que, dans l'état actuel des études indiennes, il n'est pas moins difficile d'attester des monuments irrécusables; et ce serait se laisser emporter beaucoup trop loin que d'affirmer dès à présent que ce sont les Indiens qui ont l'honneur de la découverte. Non; les témoignages, tels que nous les connaissons jusqu'à ce jour, n'autorisent point une revendication aussi formelle. Mais il faut dire dès aujourd'hui que cette prétention n'est point insoutenable, et que quiconque veut maintenant démêler, dans l'obscurité des origines, la vraie gloire de cette invention, doit nécessairement examiner les titres des Indiens à côté de ceux des Sémites.

ee

Voici quelques arguments à l'appui de cette opinion, qui, nous le croyons, sera bientôt celle de tous les philologues.

[ocr errors][merged small]

A défaut de l'histoire, qui se tait sur ces premiers temps, et qui n'a parlé que très-tard, quand déjà les souvenirs étaient très-incertains, il y a les langues qu'on peut toujours consulter, et qui sont plus que des monuments historiques. Pour savoir ce qu'a été la langue sanscrite et par suite son alphabet dans ces époques reculées, je m'adresse à la langue grecque, sa fille, et à la langue zende, qui est tout au moins sa sœur; et, quand je vois dans ces deux langues, et surtout dans la dernière, morte déjà au temps de Darius, l'imitation complète ou les traces certaines de l'alphabet sanscrit, avec le jeu délicat et régulier du Sandhi, que les Indiens seuls ont connu, je crois pouvoir affirmer que le grec, pour ne parler que de lui, est beaucoup plus récent que le sanscrit, qu'il copie et qu'il reproduit en partie. On peut croire que Cadmus, peu importe le nom, est allé chercher l'alphabet grec en Phénicie. Mais il faut douter de l'autre partie de la tradition, que je rappelais tout à l'heure; et le complément heureux qu'on attribue à Palamède doit paraître plus que suspect, quand on connaît l'alphabet indien. Les quatre lettres qu'on attribue à l'ingénieux rival d'Ulysse sont si indispensables au système entier de la langue grecque, qu'on doit penser qu'elles ne lui ont jamais manqué, ou plutôt qu'elles sortaient tout naturellement de sa constitution même. Palamède tout au plus aura modifié les quatre caractères; mais il est très-invraisemblable qu'il les ait imaginés. Quant à l'alphabet zend, il est tellement rapproché de l'alphabet indien, qu'on peut le confondre avec lui, à peu près comme nous confondons le nôtre avec l'alphabet sémitique1.

Les rapports intimes du grec et du zend au sanscrit sont donc deux faits de la plus haute importance, et il faut en tenir le plus grand compte dans l'histoire de l'invention de l'alphabet.

En second lieu, comme cet obscur sujet est encore du domaine des conjectures, je ne vois pas qu'il répugne à la raison que le système le plus parfait de l'alphabet soit aussi le plus ancien. L'alphabet sémitique n'est pas précisément plus simple, quoique moitié plus court; il est, à vrai dire, moins complet. Pour ma part, je comprends mieux les Sémites recevant de troisième ou quatrième main l'alphabet indien, et l'adaptant à leur usage, en le réduisant de moitié et en le mutilant, que je ne comprends les Indiens recevant cet alphabet informe et confus et le portant à la perfection que nous savons. Sans doute, il a fallu bien

'M. E. Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I, toute la partie consacrée à l'alphabet zend, et notamment p. cxxx et suivantes. Voir aussi l'ouvrage de M. Lepsius, Uber die Anordnung und Verwandschaft des Semitischen, Indischen, Alt-Persischen and Alt-Egyptischen alphabets, p. 47.

des siècles pour atteindre cette perfection inouïe, mais elle est atteinte dès longtemps quand Alexandre, trois cents ans avant notre ère, pénètre dans l'Inde, ramenant sans le savoir les Grecs à leur berceau, et près de leurs maîtres, qu'ils ont si fort dépassés. Les Indiens, autant qu'on en peut juger à la distance où nous sommes, n'ont travaillé que sur leur propre langue; et c'est par une élaboration indépendante et spontanée qu'ils sont arrivés à l'alphabet qui leur est propre. Ils auraient eu l'alphabet sémitique qu'ils n'auraient pu en rien faire pour représenter leur langue, qui était aussi abondante que la langue des Sémites l'était peu. Les gens qui ont poussé si loin l'analyse de l'alphabet et l'étude de la valeur relative des lettres, peuvent bien avoir été capables d'inventer de toutes pièces, et sans aucun emprunt du dehors, le système d'écriture alphabétique dont ils se servaient. Ce système, s'il es très-régulier, est aussi très-compliqué; et ce n'est pas un motif croire qu'il soit moins ancien.

pour

En troisième lieu, l'alphabet indien s'écrit de gauche à droite comme la plupart des langues indo-européennes, et non comme les langues sémitiques de droite à gauche. Les Grecs, les Latins, les Germains, et nous, nous avons adopté la méthode indienne, qui semble plus naturelle; et, en recevant toutefois l'alphabet des Sémites, nous avons écrit autrement qu'eux. Mais, si cette méthode est la plus naturelle des deux, il est bien supposable qu'elle est aussi la plus vieille, et qu'elle est un titre de priorité qui ne laisse pas que d'avoir quelque poids.

A ces considérations assez graves déjà, on pourrait en ajouter plus d'une encore; mais je ne veux pas y insister. Tout ce que je prétends en conclure, c'est que, dans la question de l'origine de l'alphabet, il faut désormais comprendre le monde indien et l'interroger sur ce problème, qui se rattache à tant d'autres. Il était digne de M. E. Renan, qui pénètre déjà dans les études sanscrites1, et qui en a tiré plus d'un rapprochement instructif et ingénieux, de fixer ses regards sur ce côté de la question; et tout ce que j'ai voulu faire ici c'est d'éveiller des doutes dans cet esprit si étendu, si yif et si juste. A mes yeux, et après les révélations que nous a faites le monde indien ouvert à nos investigations, depuis un demi-siècle environ, la question de l'origine de l'alphabet s'est beaucoup modifiée; et je pense que des bords de l'Euphrate, il faut maintenant pousser jusqu'aux bords de l'Indus et du Gange. Peutêtre devra-t-on revenir, après cette excursion, dans les plaines de la

M. E. Renan, Histoire générale, etc., p. 351, 434, 437.

« PrécédentContinuer »