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Comme ces centres avaient mêmes mœurs, mêmes institutions, mêmes goûts, mêmes amusements, même culture, il en est résulté que les dialectes écrits tendaient à se rapprocher les uns des autres; mais il ne faudrait pas en conclure, comme a fait Génin, que dès lors régnait en France une langue commune consacrée aux livres, aux lettres, à la poésie; il n'en est rien; là où le rapprochement est le plus grand, les différences dialectiques restent encore caractérisées suffisamment. La connaissance des dialectes est indispensable pour apprécier les textes et leur correction.

Cette langue, ainsi née et constituée, eut son plus grand éclat au x et au XIIIe siècle. Puis elle entra en décadence et se transforma. Ceci n'est pas le résultat d'appréciations délicates et subtiles sur lesquelles on puisse contester. Non, l'ancienne veine de poésie et de production est tarie; il ne se fait plus rien d'original; on vit sur un passé qu'on remanie, qu'on affaiblit et qu'on oublie; voilà pour la décadence. La conservation d'une déclinaison fut le caractère singulier de la langue d'oïl, et ce qui la constitua en véritable intermédiaire entre le latin et la langue moderne; cette déclinaison s'effaça; quand le xiv siècle s'ouvre, les cas sont en plein usage; quand il s'achève, ils ont disparu, ne laissant plus que des débris gardés dans le parler comme des espèces de formes fossiles dont le sens est perdu. Voilà pour la transformation. C'est, en effet, au xiv° siècle qu'est le point de partage dans l'histoire de notre idiome au delà est la langue de la France féodale; en deçà est la langue de la France monarchique et unitaire. Ce point de partage est un lieu plein de trouble, de souffrance et de dissolution. Car une langue ne subit pas, dans un court espace, de profondes modifications sans que de graves événements ne soient en cause. Ici la société féodale se défait; la monarchie triomphe; les bourgeois s'agitent et retombent; les paysans se soulèvent et sont écrasés; l'unité religieuse est en proie à des désordres qui la compromettent; enfin des malheurs particuliers se joignent à une situation déjà si critique par elle-même; une guerre étrangère, qui dure près de cent ans, et qui est longtemps désastreuse, promène sur la face entière du pays les fléaux les plus variés. C'est un temps dont un témoin oculaire, qui pourtant n'en vit qu'une partie, a dit :

Et maint pays destruit en furent,
Dont encore les traces durent,
Et des prises et des outrages,
Et des occisions sauvages
De barons et de chevaliers,

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Quand on sortit de cette tourmente, le vieux français avait fini le français moderne commençait.

Ce fut, sur une échelle restreinte, une image de ce qui se passa dans le cataclysme de l'empire romain et lors de la formation des langues romanes; et, de même que le latin ne fut pas régulièrement transmis à une forme ultérieure, de même le vieux français ne fut pas régulièrement transmis à l'état plus analytique vers lequel il tendait. Au moment des chefs-d'œuvre du xvII° siècle et après, quand toute notion exacte manquait sur le développement de la langue, ce fut un préjugé général de regarder les archaïsmes comme des fautes. On était, en fait, arrivé à un point éminent de culture littéraire; cela trompa et fit prendre la perfection du style pour la perfection intrinsèque de la langue, et le travail de correction secondaire des grammairiens pour les analogies primitives de la grammaire spontanée. Puis, qui alors considérait la langue d'oïl autrement que comme une corruption du latin? Et de la corruption, que pouvait-il sortir sinon des choses informes, que le travail moderne avait sagement rectifiées? Donc, plus on remontait vers l'origine, plus on trouvait la rouille et l'incorrection, le solécisme et le barbarisme; car le type était la forme moderne, nécessairement mal comprise et mal interprétée, puisqu'on la séparait de son passé, qui l'expliquait. Tout ce jugement hypothétique et préconçu a été, à la révision, trouvé faux : la source est plus pure que le ruisseau. Quand on parle ainsi, on ne prétend pas dire que la langue moderne a eu tort d'effacer les cas et autres conditions grammaticales dont elle s'est séparée dans son passage vers l'ère moderne; mais on veut dire que, conservant, comme cela fut inévitable, maints débris d'un système qu'elle abandonnait, elle perdit bien des fois le sens des formes, elle fit des méprises, elle tomba en des confusions, et commit, sans le savoir, des solécismes et des barbarismes qui n'existaient pas dans l'ancien langage, et pour lesquels justement la comparaison avec cet ancien langage est le véridique témoin.

La perfection relative d'une langue est d'être propre à traiter les sujets qui naissent des besoins et des goûts de la société contemporaine. De très-bonne heure, la langue d'oil, comme la langue d'oc, se trouva prête pour cet office. Alors survint un phénomène tout à fait digne d'attention. Bien que le siècle fût pleinement historique, bien

que l'histoire conservât sa tradition, néanmoins, à côté d'elle se développa un vaste cycle légendaire, qui, semblable à certains mirages, changea les proportions des hommes et des choses, déplaça les distances dans le temps et dans l'espace, et confondit, comme aux âges héroïques, dans un étroit commerce, le ciel et la terre. Le grand empire d'Occident en fut le centre; là fut la lutte décisive entre le christianisme et les musulmans au midi, et les Saxons au nord, ou, comme on disait en parlant des uns et des autres, les païens; ou bien la légende, ne distinguant pas Charlemagne de ses faibles successeurs, éleva, sur le pavois de la renommée populaire, les grands barons féodaux, qui bravèrent la royauté et poursuivirent, contre elle ou malgré elle, leurs passions, leurs intérêts, leurs guerres privées. Cette poésie fut à son plein dans le x siècle, mais elle avait commencé auparavant; et ce qu'il faut remarquer tout particulièrement est ceci : le reste de l'occident latin fut devancé; il y eut une antériorité de culture et de production, qui fut le privilége de la Gaule devenue terre romane.

A cette antériorité se rattache un autre fait, considérable aussi. Je veux dire la faveur que le cycle épique ou légendaire, ainsi écrit, trouva au delà des limites du pays natal. Ce fut un succès prodigieux; l'Italie et l'Espagne, l'Angleterre et l'Allemagne traduisirent ou imitèrent ces poëmes, dont les héros devinrent populaires par toute l'Europe catholique et féodale. Une grande influence littéraire fut ainsi acquise à la France. Les esprits les plus divers et les plus lointains se laissèrent semblablement captiver; et, comme dans un brillant et solennel banquet, la coupe de poésie fit le tour des peuples, unis par tant de liens. Mais la décadence qui, le x siècle une fois écoulé, atteignit la langue, atteignit aussi les lettres et leur force productive. Dans le xiv siècle et le xv, les nations n'eurent plus rien à traduire ou à imiter; l'éclat de l'art et sa suprématie visitaient alors d'autres lieux; la France vécut de sa vieille renommée, et ce ne fut qu'au xvr et au xvII° siècle que, redevenant ce qu'elle avait été jadis dans la haute période du moyen âge, elle reprit un attrait universel pour l'Europe. Les poëmes qui lui valurent cet antique renom, étant tombés dans l'oubli, y demeurèrent de longs siècles; pourtant les types qu'ils avaient créés pour satisfaire au plaisir et à l'idéal de la société d'alors n'avaient pas été renfermés sous le commun linceul Roland, Renaud, les douze Pairs, Roncevaux, continuaient à vivre dans la renommée des choses, fama rerum, cette suprême récompense des grands hommes et des grandes œuvres. C'est que, de fait, encore que dans cette vaste création il ne se soit rien produit de comparable à un Homère et à un Dante, pourtant une

originalité puissante y domine, et elle en fit la fortune. Cette fortune mérite l'attention, et, maintenant que la poudre des bibliothèques et des manuscrits est secouée, on reconnaît sans peine qu'elle ne fut pas usurpée. Notre âge, si curieux de l'histoire, a donc raison de remettre en lumière et en honneur nos vieux monuments de langue et de littérature. Ni la langue n'est digne de mépris, ni la littérature n'a été sans efficacité et sans gloire. Toutes deux se tiennent étroitement, et seule une véritable connaissance de la première permet de donner à la seconde la vie et la couleur. A cette étude, toutes les règles de la critique sont applicables et doivent être appliquées.

L'érudition, dont le danger est de se fourvoyer en de stériles recherches, ne s'est pas trompée ici, et elle a bien mérité de l'histoire. Elle a dissipé toutes sortes d'erreurs et de préjugés qui obscurcissaient les origines de notre littérature; elle a montré, dans le vieux français, une langue qui est, par sa structure, un intermédiaire entre le latin et l'idiome moderne; elle a rendu à notre pays la présidence littéraire qui lui appartint dans le haut moyen âge; elle a effacé cette anomalie qui, pendant que la France avait le premier rôle dans la première affaire du temps, les croisades, la présentait comme barbare de langue et de lettres, et ainsi elle a aidé à remplir des lacunes, à rectifier de fausses notions, en un mot, à mieux faire saisir, dans un intervalle déterminé, l'enchaînement et la filiation des choses.

É. LITTRÉ.

Recherches expérimentales sur LA VÉGÉTATION, par M, Georges Ville (Paris, librairie de Victor Masson, place de l'École de médecine, 1853, vIII et 133 pages, 2 planches et figures dans le texte). Examen précédé de considérations sur différents ouvrages d'agriculture et sur différentes recherches relatives à l'agriculture et à la végétation des XVIII et XIXe siècles.

HUITIEME ARTICLE1.

Recherches chimiques sur la végétation, par Théodore de Saussure. Paris, Va Nyon, rue du Jardinet, n° 2, an XII (1804).

1

Les recherches de Théodore de Saussure sur la végétation jouissent,

Voyez, pour le premier article, le cahier de novembre 1855, page 689; pour

dans le monde savant, depuis le jour où elles parurent, d'une grande estime. Certes, en les examinant aujourd'hui, notre intention n'est pas de la diminuer, car nous rendons pleine justice à l'auteur, en reconnaissant qu'il s'était préparé à traiter son sujet par des études physicochimiques, absolument indispensables pour continuer les découvertes de Priestley et les travaux d'Ingenhousz et de Senebier; enfin en reconnaissant qu'il avait puisé dans les leçons de son illustre père le goût et l'habitude des raisonnements rigoureux et des observations précises, sans lesquels Horace-Bénédict de Saussure ne serait pas parvenu à exécuter des travaux qui le placent au premier rang des géologues et des savants dont la physique du globe a fixé l'attention. A une pareille école, Théodore de Saussure s'est familiarisé avec l'analyse minérale et celle des gaz surtout; il a préféré, avec raison, comme moyen eudiométrique, les sulfures alcalins et la combustion rapide du phosphore, au gaz nitreux employé presque exclusivement avant lui. Dans l'étude de l'action de l'air et d'autres corps gazeux sur les plantes, ses expériences ont été variées, les questions traitées nombreuses, et les conclusions qu'il en a tirées se sont distinguées de celles de ses prédécesseurs par la précision des détails. Si l'ensemble de ses recherches n'a pas l'originalité des découvertes de Priestley, quelle que soit l'importance des travaux futurs dont la végétation sera l'objet, le nom de Théodore de Saussure restera toujours associé à ceux des hommes qui auront fait faire le plus de progrès à cette branche importante de l'histoire des corps vivants, car les travaux de précision afférant à l'étude de la végétation datent et ne cesseront pas de dater des recherches dont cet article est le sujet.

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Le premier chapitre de l'ouvrage est consacré à l'examen de l'influence du gaz oxygène sur la germination; comparé aux écrits de Lefebure, de Senebier et de Huber, dont nous avons parlé dans le précédent article, il témoigne de la supériorité avec laquelle Théod. de Saussure procède dans ses recherches. En effet, ses expériences sont instituées et exécutées pour arriver à des conclusions précises: par exemple, à propos de la question de savoir si des graines germent sans le contact

le deuxième, celui de décembre, page 767; pour le troisième, celui de février 1856, page 94; pour le quatrième, celui de mai, page 286; pour le cinquième, celui de juin, page 360; pour le sixième, celui d'août, page 473; et, pour le septième, celui de juillet 1857, page 437.

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