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Mésopotamie. Mais cette excursion est nécessaire, quelque longue et quelque pénible qu'elle soit. L'antiquité ne savait pas un mot de l'Inde, et je ne la blâme pas de son admiration pour les Sémites, Phéniciens et autres, qu'elle devait regarder comme des inventeurs, et admirer pour le prodige de leur invention. Elle ne savait pas qu'à côté d'eux, bien avant eux peut-être, il y avait eu dans l'Orient une autre race plus intelligente, si ce n'est plus grande que la leur. Nous qui le savons à cette heure, et qui chaque jour l'apprenons de mieux en mieux, nous ne pouvons rester dans les limites où l'antiquité devait se tenir. Nous n'aboutirons peut-être pas à un autre résultat; mais nos explorations doivent être plus larges, et l'histoire mieux connue de l'humanité nous ouvre des perspectives que nos prédécesseurs ne pouvaient avoir. Les Grecs, à la suite du héros macédonien, ne se doutaient guère que les gymnosophistes, qui leur semblaient si bizarres, étaient cependant les pères de leur civilisation et de leur langue. Quant à nous, il ne nous est plus permis de l'ignorer.

La philologie a donc de nouveaux devoirs en même temps qu'elle a de plus vastes et plus riches domaines. Les questions que l'on croyait résolues, il y a un ou deux siècles, ne doivent plus nous paraître aussi simples qu'on les faisait, ni les solutions, aussi définitives qu'on avait droit de le supposer. Une de ces solutions, qui pouvait paraître le mieux établie, c'est celle qui attribue l'invention de l'alphabet à la race sémitique. Il faut maintenant que la philologie comparée reprenne cette solution et l'agite de nouveau, non point du tout avec le parti pris de la contredire, mais avec le désir réfléchi de l'examiner à une autre lumière, à celle qui nous vient des monuments indiens ignorés encore profondément au siècle dernier.

Ce n'est pas une critique que j'adresse à l'ouvrage de M. E. Renan', où brillent d'ailleurs tant de qualités éclatantes, non pas seulement d'érudition et de style, mais encore de philosophie et d'histoire. M. E. Renan, emporté par son sujet même et par ses études favorites, s'est laissé aller au torrent de la tradition, et il n'a pas songé à la révoquer en doute un seul instant. Il faut ajouter que, dans ce livre si bien composé, ce n'est pas même une lacune ni un défaut. La question de l'alphabet n'y tient que la place qu'elle y doit tenir, et il eût été regrettable que l'auteur lui en accordât davantage. Seulement, il eût été à désirer qu'il fût un peu moins affirmatif sur ce point, qui semblait en effet vidé pour jamais. Une simple réserve aurait suffi en quelques mots; et, si l'ouvrage, tout grave qu'il est, devait avoir d'autres éditions, comme il le mérite, je demanderais à M. E. Renan, sans rien ôter au génie sémitique, de

ne point lui attribuer si pleinement une gloire qui est peut-être partagée.

BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.

(La suite à un prochain cahier.)

1° LEXICON ETYMOLOGICUM LINGUARUM ROMANARUM, ITALICE, HISPANICE, GALLICE, par Friederich Diez. Bonn, chez A. Marcus, 1853, 1 vol. in-8°.

2o La langue FRANÇAISE DANS SES RAPPORTS AVEC LE SANScrit ET AVEC LES AUTRES LANGUES INDO-EUROPÉENNES, par Louis Delatre. Paris, chez Didot, 1854, t. Ier, in-8°.

30 GRAMMAIRE DE LA LANGUE D'OÏL, ou grammaire des dialectes français aux xir et XIIIe siècles, suivie d'un glossaire contenant tous les mots de l'ancienne langue qui se trouvent dans l'ouvrage, par G. F. Burguy. Berlin, chez F. Schneider et comp., t. Ier, 1853, t. II, 1854 (le troisième et dernier est sous presse). 4o Guillaume d'ORANGE, chansons de geste des xr et x11° siècles, publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III, roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonkbloet, professeur à la Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus Nyhoff, 1854, 2 vol. in-8°.

5o ALTFRANZÖSISCHE LIEDER, etc. (chansons en vieux français, corrigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et un glossaire en vieux français sont joints), par Ed. Mätzner. Berlin, chez Ferd. Dümmler, 1853, 1 vol. in-8°.

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NEUVIÈME ARTICLE1.

M. Jonckbloët, qui, bien que Hollandais, s'occupe avec intérêt et

Voyez, pour le premier article, le cahier d'avril 1855, page 205; pour le deuxième, celui de mai, page 293; pour le troisième, celui d'août, page 498; pour le quatrième, celui de septembre, page 566; pour le cinquième, celui de mars 1856, page 151; pour le sixième, celui d'avril, page 224; pour le septième, celui de juillet, page 413, et, pour le huitième, celui d'août, page 458.

succès de notre vieille littérature, vient de publier cinq chansons de geste qui ont pour titre : 1° li Coronemens Looys; 2° li Charrois de Nymes; 3° la Prise d'Orenge; 4° li Covenans Vivien; 5o la Bataille d'Aleschans. Ces poëmes se rapportent à un seul et même héros, le comte ou le marquis Guillaume, le plus souvent Guillaume au court nez, et quelquefois Guillaume Fierebrace, c'est-à-dire ferrea brachia. C'est toujours un service de publier de ces anciens textes, et ce l'est surtout quand ils appartiennent, comme ceux-ci, à une date reculée et à un cycle légendaire issu de l'histoire véritable.

:

Dans le Coronemens Looys il s'agit de Louis le Débonnaire. Charlemagne est vieux; le poids du sceptre le lasse; il veut le transmettre à son fils, qui n'est encore qu'un jeune homme. On est à Aix; la cour plénière se réunit les comtes sont présents; les évêques et les archevêques assistent à la cérémonie; et l'apostoles de Rome (c'est ainsi qu'alors on nommait le pape) a chanté la messe. La couronne est sur l'autel. L'empereur, exprimant l'intention de se démettre de son pouvoir en faveur de son fils, lui expose d'abord les devoirs du souverain: se préserver de tous vices, ne faire trahison à aucun, ne pas enlever son fief à l'orphelin, ne pas dépouiller la veuve, et aller combattre et confondre la gent païenne par delà la Gironde. A ces conditions, dit le vieil empereur, je te remets la couronne; sinon, je te défends, au nom de Jésus, d'y toucher. L'enfant, à ces paroles, ne mut le pied et n'osa porter la main sur le brillant joyau. L'empereur, courroucé et attristé, veut qu'on lui coupe les cheveux, et qu'on le fasse moine à Aix au moutier, où il tirera les cordes et sera marguillier. Hernaut d'Orléans saisit l'occasion et se propose pour être roi dans l'intervalle, promettant de rendre le tròne quand l'enfant deviendra capable de s'y asseoir. Il allait être accepté, si le comte Guillaume n'était soudainement entré; il renverse à ses pieds Hernaut le félon, saisit la couronne et la met sur la tête de Louis. L'empereur le remercie en lui disant :

Vostre lignaiges a le mien essaucié.

Mais Guillaume ne peut rester pour soutenir son ouvrage; un vœu de pèlerinage l'appelle à Rome; toutefois il jure sur les saints du moutier d'être toujours prêt à défendre les droits du jeune empereur. A Rome, on n'a pas moins besoin de sa vaillance; une armée de Sarrasins a débarqué sous le roi Galafre, qui poursuit les chrétiens, et qui, ne pouvant, comme il le dit, guerroyer Dieu là-haut, se venge ici-bas sur les hommes serviteurs de Dieu. Dans cette armée est un géant d'une force incomparable; aussi le roi Galafre n'hésite pas à remettre

la décision de la guerre à un combat singulier entre son géant et le comte Guillaume. Le géant est tué, et Guillaume y perd le sommeron de son nez, d'où lui vient le surnom qui lui est resté, se faisant une gloire d'une mutilation qui, alors, étant souvent infligée comme supplice, passait pour déshonorante, même quand elle était fortuite. Pendant ce temps, les traîtres se sont révoltés contre Louis; ils font roi de France le fils de Richard de Rouen, tandis que le fils de Charlemagne est réduit à se cacher dans le couvent de Saint-Martin, à Tours. Guillaume, fidèle à son serment, vient défendre son seigneur; il tue le fils du duc de Normandie; attaqué dans un guet-apens par le duc lui-même, il le remet prisonnier entre les mains du roi; rappelé en Italie par une invasion de Gui l'Allemand, il triomphe de ce nouvel ennemi et fait couronner Louis empereur à Rome. Une fois, au milieu de toutes ces rébellions, Guillaume s'écrie:

Hé povres rois, lasches et assotez,
Ge te cuidai maintenir et tenser
Envers toz ceus de la crestienté;

Mès toz li mons si t'a cueilli en hé (haine).

C'est là un écho assez fidèle des impressions qu'avait laissées Louis le Débonnaire et surtout tel ou tel des carlovingiens, ses successeurs. Li Charrois de Nymes continue l'histoire de Guillaume. Le vaillant comte revenait de la chasse avec son arc, ses faucons et sa meute de chiens, et entrait dans Paris par le Petit-Pont, quand il rencontre son neveu Bertrand, qui lui annonce que le roi Louis a fait distribution de fiefs sans songer à celui qui fut si longtemps son champion. Guillaume, courroucé, entre dans la salle qu'il fait trembler sous ses pas, et réclame sa part. Attendez, dit le roi, il mourra quelqu'un de mes pairs, et je vous donnerai sa terre. Guillaume répond que, n'ayant pas de quoi fournir la provende à son cheval, il ne peut être renvoyé à un terme aussi incertain que la mort d'autrui :

Dex! com grant val li estuet avaler,
Et à grant mont li estuet à monter,
Qui d'autrui mort atent la richeté !

La querelle s'envenime; et Guillaume, parlant par grand outrage, reproche à Louis tous les services qu'il lui a rendus, les combats qu'il a livrés, les nuits où il a veillé, les jours où il a jeûné. Inquiet de cette colère, Louis cherche à calmer son terrible vassal, et il lui offre différents fiefs. Guillaume rejette toutes ces offres avec insulte; et de fait,

que lui offre-t-on? La terre du preux comte Foulque, d'Auberi le Bourguignon, du marquis Beranger, qui sont morts à la guerre et qui ont laissé des veuves et des orphelins. Il fait honte de pareilles largesses au roi, qui lui propose alors le quart de toute France, la quarte cité, la quarte abbaye, et ainsi de suite. Mais Guillaume dit qu'accepter un tel don ce serait faire tort à son seigneur, et il s'en va menaçant et roulant des projets de vengeance. Il y a une scène très-semblable dans Raoul de Cambrai; Raoul réclame l'honneur du Cambrésis; mais le roi en a disposé en faveur d'un autre; de là des réclamations violentes, des insultes au suzerain et des guerres cruelles. Pour Guillaume, les choses ne vont pas jusque-là; son neveu Bertrand le rappelle aux sentiments de vassalité :

Vo droit seignor ne devez menacier,
Ainz le devez lever et essaucier,
Contre toz homes secorre et aïdier.

En conséquence, Guillaume demande à son droit seigneur un don qui puisse être accordé sans faire tort à personne, un don sur les Sarrasins de France et d'Espagne. C'est ainsi qu'il entreprend la conquête de Nîmes. Il part donc suivi de la fleur des chevaliers de France, et rencontre en chemin un vilain qui menait quatre bœufs, une charrette, et, dessus, un tonneau de sel. Comme le vilain venait de Nîmes, on l'interroge, et aussitôt un chevalier conçoit le projet d'une ruse de guerre, à savoir prendre mille tonneaux semblables à celui du vilain, y cacher les chevaliers, et les conduire sur des charrettes jusque dans la ville. Une fois dedans, à un signal donné, les chevaliers sortiront des tonneaux et combattront les Sarrasins. Aussitôt on se met à l'œuvre; on fait travailler les vilains par poesté; par poesté aussi on s'empare de leurs bœufs; et, comme dit le trouvère,

Qui dont veist les durs vilains errer,

Et doleoires et coigniées porter,
Tonneaus lier et toz renouveler,
Chars et charretes cheviller et barrer,
Dedens les tonnes les chevaliers entrer,
De grant barnage li peüst remembrer.

Guillaume prend l'accoutrement d'un marchand; son neveu Bertrand et quelques autres remplissent le rôle de serviteurs et conduisent les charrettes. On arrive à Nîmes, on y entre; les deux princes Sarrasins qui y règnent sont d'abord joyeux à l'arrivée de ce riche convoi; mais

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