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le roi, la reine, les hautes dames, vêtues de drap de soie, les comtes, les princes, les ducs, et, parmi eux, Aymeri de Narbonne, le père de Guillaume, ses frères et sa mère, Hermengart. Bientôt l'orage va écla

ter:

Car dans Guillaumes au cort nés li marchis

Se siet tos seus corrociez et marris,

Irez et fiers et moult mautalentis.

En effet, Guillaume, qui était seul dans un coin de la salle, se lève et apostrophe d'une voix terrible l'empereur, qui refuse de l'accueillir, l'impératrice, qui excite son mari contre son frère.

Jhesus de gloire, li rois de paradis,
Sauve celi (celle) de cui je suis nasquis,
Et mon chier pere, mes freres, mes amis,
Et il confonde ce mauvais roi failli.

Sa colère tombe sur l'impératrice, qui s'enfuit épouvantée; le roi est interdit; les François (ce sont les gens de l'Ile-de-France, les chevaliers du roi); les François (le trouvère leur donne constamment un assez vilain rôle; ils sont insolents d'abord, puis couards quand éclate le danger); les François gardent le silence et ne viennent pas au secours de leur seigneur. C'est la fille de Looys, la nièce de Guillaume, la belle Aalis, qui, le terrible guerrier ne voulant rien lui refuser, rétablit la paix. Looys donne une armée; le père et les frères de Guillaume lui envoient leurs chevaliers; mais toute cette puissance auxiliaire est peu de chose à côté d'un secours que le hasard fournit. Le roi Looys a, dans ses cuisines, un jeune marmiton, sorte de géant d'une force inouïe, fils du roi Desramé, enlevé de bonne heure à ses parents et jeté dans cette humble condition. Le rôle de ce terrible marmiton donne dès lors une allure héroï-comique au reste du poëme. Renouart au tinel (ainsi surnommé, parce qu'il a pour arme une énorme poutre qu'il manie comme une baguette) tue dans la bataille les plus formidables champions sarrasins, délivre Bertrand et les autres qui sont captifs, et rend à Guillaume Orange, qui n'a plus d'ennemis.

M. Jonckbloet n'a pas fait entrer dans le plan de sa publication un poëme intitulé li Moniages Guillaume, c'est-à-dire, l'entrée de Guillaume au couvent. J'en parle ici, parce que cette chanson appartient à la légende générale du héros. Guillaume, rassasié de gloire et d'exploits, se retire en une maison religieuse. Mais, là aussi, pour peindre le guerrier devenu moine et astreint aux observances de la vie monastique, le

trouvère se laisse aller aux inspirations d'une imagination qui n'a rien de sérieux, ni d'héroïque. Le formidable baron a conservé toute la vigueur du corps et toute la violence du caractère; il dévore les provisions qui suffiraient au réfectoire entier; il trouble et couvre de sa voix tonnante les chants des moines; et, pour peu qu'on le contrarie, sa colère éclate en actes que sa force prodigieuse rend très-dangereux pour les pauvres reclus. C'est une composition véritablement héroïcomique; il y en a plus d'une de ce genre dans la littérature du xi et du XII° siècle.

Maintenant, à côté de l'histoire légendaire, qu'est l'histoire réelle? Ces récits des trouvères sont-ils une œuvre de pure imagination? ou bien le personnage qu'ils mettent en action est-il un personnage véritable, signalé aux souvenirs de la légende et aux chants de la poésie par des exploits mémorables? C'est, sans aucun doute, la seconde alternative qui doit être admise. Il y eut, vers la fin du vi° siècle, un Guillaume, que Charlemagne envoya en Aquitaine pour remplacer le duc de Toulouse, Orson, dont l'empereur avait à se plaindre. Des documents du temps lui donnent le titre de premier porte-enseigne, primus signifer, et, dans nos chansons de geste, on dit de lui:

Et bien doit France avoir en abandon,
Seneschaus est, s'en a le gonfanon.

En 793, pendant que Charlemagne guerroyait sur les bords du Danube et que Louis était en Italie avec les meilleures troupes du Midi, les Sarrasins envahirent l'Aquitaine; ils se dirigèrent sur Narbonne, où ils mirent le feu aux faubourgs, puis ils se tournèrent du côté de Carcassonne. Guillaume fit un appel aux comtes et aux seigneurs du pays et vint livrer une sanglante bataille aux Sarrasins, sur les bords de la rivière d'Orbieux. Les chrétiens furent vaincus, malgré la grande valeur de Guillaume, qui, au rapport du chroniqueur, pugnavit fortiter in die illa, et ne quitta le champ de bataille que quand il eut été abandonné de tous. Il avait fait bâtir un monastère à Gellone, dans la partie la plus sauvage des environs de Lodève. Touché par la piété, dans les dernières années de sa vie, il se retira en 806 dans l'abbaye construite par lui, et y mourut en grand renom de sainteté, dans l'année 812.

Un peu moins de deux siècles plus tard, un autre Guillaume (Guillaume I, comte de Provence) délivra cette province des ravages des Sarrasins. Ceux-ci avaient bâti, non loin du golfe de Saint-Tropez, un château fort d'où ils dominaient la contrée environnante. Un combat sanglant fut livré aux environs de Draguignan. Les Sarrazins battus se

réfugièrent dans leur château; mais, pressés de toutes parts, ils le quittèrent pendant la nuit, et, dans leur fuite, furent presque tous tués ou pris. Guillaume, qui avait ainsi combattu les infidèles, eut, avec l'ancien leude de Charlemagne, une ressemblance de plus. Étant tombé dangereusement malade, il fit prier Maieul, abbé de Cluny, de venir le consoler. Le pieux abbé se rendit à sa prière, l'exhorta à la mort et le revêtit de l'habit monastique, qu'il avait demandé avec beaucoup d'empressement. Guillaume, étant mort peu après, fut inhumé dans un prieuré de l'ordre de Cluny, qu'il avait fondé. La relation, écrite par les moines de Gellone, de la vie religieuse de Guillaume, identifie manifestement le chevalier chanté par les trouvères avec le leude de Charlemagne; mais ce sont sans doute les souvenirs de l'autre Guillaume et de la délivrance de la Provence, qui firent du preux des chansons de geste le conquérant de Nîmes et d'Orange.

Le premier de ces deux grands personnages fournit le fond de nos chansons de geste. Son nom, son rôle dans le midi de la France, sa lutte acharnée contre les Sarrasins, et la pieuse fin de sa vie, établissent ce point. Le fait est que nos chansons sont fort anciennes, sinon dans la forme où nous les avons, du moins en des formes primitives qui ont été remaniées, et ne sont pas parvenues jusqu'à nous. M. Jonckbloet a mis cela hors de doute. Orderic Vital, qui inséra dans son ouvrage la relation des moines de Gellone, parle d'une chanson qui racontait les hauts faits de Guillaume, et qui était trèsrépandue: Vulgo canitur a joculatoribus de illo cantilena. Orderic écrivait ceci avant 1135, Un autre témoignage s'y accorde; cette même relation des moines de Gellone, qu'on a cru être du x° siècle, et que M. Jonckbloet pense ne pas pouvoir être antérieure à l'an 1076, rappelle les poésies qui célèbrent sa gloire guerrière et la faveur dont elles jouissent: Qui chori juvenum, qui conventus populorum, præcipue militum ac nobilium virorum, quæ vigilia sanctorum, dulce non resonant et modulatis vocibus decantant, qualis et quantus fuerit! On a là une excellente description de nos chansons de geste; c'étaient des vers, voces modalate; les jongleurs les chantaient parmi les réunions des jeunes gens, dans les assemblées populaires, mais surtout dans les assemblées des chevaliers et des barons, et aux veilles des saints. Si cette pièce des moines de Gellone a été rédigée après 1076, elle l'a été avant 1135; il est donc certain que des chansons de geste relatives à Guillaume existaient antérieurement aux premières années du xu° siècle. Et, quand on voit le même Orderic Vital rapporter que Gerold, clerc d'Avranches, qui servait dans la chapelle d'un des barons de Guillaume le Conquérant, prenait pour

texte édifiant le saint athlète Guillaume, qui, après une longue carrière chevaleresque, se retira du monde et devint, sous la règle claustrale, un chevalier de Dieu, on ne peut guère douter que ce Gerold s'appuyait à la fois sur la légende pieuse qui racontait les vertus monacales, et sur la légende poétique qui racontait les exploits fabuleux. J'ai insisté sur ces détails, parce qu'une erreur accréditée donne une date trop récente à la poésie du nord de la France.

L'examen intrinsèque concorde. Beaucoup de vieux poëmes du cycle carlovingien sont, non pas en rimes exactes, mais en simples assonances. Or l'on sait que le système des assonances fut abandonné comme insuffisant pour l'oreille, dans le courant du xır siècle, et qu'alors, la culture poétique s'étant raffinée, la rime exacte fut exigée. Par conséquent le système de l'assonance remonte à une époque antérieure et atteint le commencement du XII° siècle et le xi.

Ces considérations tendent à consolider l'histoire littéraire du nord de la France, telle que l'établit la critique contemporaine. Il y eut, dans le cours du xr° siècle, une création poétique qui sortit des légendes populaires répandues sur Charlemagne, sur ses exploits contre les Sarrasins, sur ses vaillants barons, et aussi, par un mélange inévitable, sur la période de décadence impériale et de prépondérance féodale. Les poëmes de ce cycle sont caractérisés par le système de l'assonance, par la rudesse des mœurs, par le choc violent des seigneurs entre eux et avec la royauté, par l'absence de la galanterie. Dans le siècle suivant, tout se perfectionne; la galanterie chevaleresque s'introduit; le cycle de la table ronde captive les esprits; on remanie les vieilles chansons de geste, et le système de la rime exacte remplace celui de l'assonance. Ce siècle abonde en poésie; il est élégant, raffiné, et un des points culminants dans l'histoire de la France du moyen âge. L'âge suivant voit le développement se continuer avec ampleur, et rien, du moins aux yeux de celui qui ne considérerait que la situation littéraire, rien ne pourrait faire prévoir une décadence, quand, le xiv siècle arrivant, cette décadence survient de la manière la plus marquée; l'ancienne poésie s'oublie, la langue s'altère, aucune œuvre originale ne surgit, et dès lors il faut attendre d'autres conditions. et d'autres influences pour qu'une nouvelle floraison vienne embellir l'arbre resté debout, mais dépouillé par cet hiver. Je n'ai besoin que d'indiquer d'un mot les circonstances sociales, pour qu'on remarque aussitôt le rapport qu'elles ont avec les phases littéraires. C'est à la sortie de l'âge signalé par la chute du pouvoir royal et des carlovingiens, par l'établissement des barons et des fiefs, et, incidemment, par les ravages des Nor

mands, c'est, dis-je, à la sortie de cet âge que, la société ayant désormais la forme qu'elle cherchait, une expression littéraire se manifeste, encore rude, se sentant de l'époque qu'on laisse à peine derrière soi, mais vigoureuse et féconde. C'est quand le régime féodal, arrivé à son plein, donne essor à ce qu'il avait d'idéal, c'est-à-dire aux mœurs chevaleresques, que le champ se cultive plus diligemment et produit une plus abondante et plus belle moisson. Enfin, c'est quand tout ce monde du moyen âge choit en trouble et en confusion, quand les rois s'élèvent, quand les seigneurs s'abaissent, quand les communes se fondent, quand le pouvoir spirituel, cette pierre angulaire, est frappé violemment par le pouvoir temporel, c'est alors que toutes les choses littéraires qui dépendaient de cet ensemble tombent avec ce qui les soutenait. Il est bien entendu que je ne parle ici que de la France. Les phases ou époques littéraires seraient autrement distribuées pour les nations voisines.

Les honneurs de la traduction, accordés à tant d'œuvres de ces tempslà, n'ont pas manqué non plus à la geste de Guillaume. Vers le commencement du XII° siècle, un poëte célèbre de l'Allemagne, Wolfram von Eschenbach, en fit une imitation, qui nous a été conservée. L'imitateur n'entendait peut-être pas très-bien le français. J'emprunte à M. Jonckbloet quelques exemples, qu'il cite comme des erreurs, et que je vais discuter. Guillaume, regrettant son neveu Vivien, dit :

Quant je à termes vos oi armes doné,

Por vostre amor i furent adoubé
Cent chevalier et d'armes conreé.

M. Jonckbloët entend que à termes veut dire au temps voula. Mais Wolfram a mis:

Hay Termes mîn palas

Wie der von dir gehêret was!

Hé Termes mon palais, comme il avait été honoré par toi. Il a pris termes pour un nom propre. Est-ce une erreur? Je ne le crois pas. M. Jonckbloët n'en est pas très-sûr lui-même; car il indique une variante qui montre que termes désignait une localité. Au lieu de ces vers (Bat. d'Aleschans, v. 4371):

A la fenestre est Guillaume acoutez,

Lez lui Guibore, de qui fu moult amez;
Par devers destre s'est li cuens regardez,

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