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vache marquée de taches blanches; là encore est une trace d'archaïsme : dans beaucoup de chansons de geste, la barbe est dite fleurie, quand elle grisonne, et la Chanson de Roland appelle les vieux guerriers qui ont accompagné Charlemagne en toutes ses victoires, les barons à la barbe florie. Dans bien des cas, les patois et la vieille langue se justifient mutuellement.

Ce qui souvent rend les étymologies difficiles, c'est le croisement de mots qui, partis de points très-différents, viennent pourtant aboutir à une seule et même forme. Ainsi, dans le Berry, on a enjôler signifiant donner des joyaux, des bijoux. Rien ne serait plus facile que de l'identifier avec notre enjôler, par une transition qui, de l'idée de cadeaux, passerait à l'idée de flatterie et de tromperie. Mais la recherche des intermédiaires révèle un de ces croisements qui peuvent égarer. Il y a dans l'ancien français enjoueler, enjoeler, qui veut dire donner bagues et joyaux; c'est de celui-là que provient l'enjôler du Berry. Au contraire, l'espagnol enjaular, mettre en cage, montre que notre enjôler provient de geôle, qui, proprement, signifie une petite cage. Dans le premier, le radical est joyau, qui vient du bas latin jocale, de jocus, jeu; tandis que, dans le second, le radical est cavea, qui a donné en italien gabbia, en français cage, un diminutif italien gabbiuola, espagnol gayola, vieux français gaole et jaiole, d'où le français moderne geôle. On voit quelles transformations ont subies les deux radicaux pour se rencontrer dans enjóler.

Un patois n'a pas d'écrivains qui le fixent, dans le sens où l'on dit que les bons auteurs fixent une langue; un patois n'a pas les termes de haute poésie, de haute éloquence, de haut style, vu qu'il est placé sur un plan où les sujets qui comportent tout cela ne lui appartiennent plus. C'est ce qui lui donne une apparence de familiarité naïve, de simplicité narquoise, de rudesse grossière, de grâce rustique. Mais, sous cette apparence, qui provient de sa condition même, est un fonds solide de bon et vieux français qu'il faut toujours consulter. Je me suis plusieurs fois demandé d'où venait, dans rancune, la terminaison une. L'ancien français est rancœur, usité encore à la fin du xvr° siècle et au commencement du xviio; provençal rancor, italien rancore; on a, sous une autre terminaison, le provençal et l'italien rancura, et le Berry rancure; tout cela provient du latin rancus, qui signifie ranci rancor, dès les auteurs ecclésiastiques, avait pris le sens de chagrin et de ressentiment. Dans cet ensemble de mots, rancune paraît isolé et sans raison d'être, et il doit provenir de quelque vice de prononciation, soit pour rancure, soit pour rancume, rancitudine ayant pu donner rancume, comme

amaritudine, amertume. La tendance du français moderne a été de contracter les voyelles qui se rencontraient dans l'intérieur des mots vieux français : seür, sûr, peor, peur, etc. Pourtant, en quelques cas, la contraction ne s'est pas faite ainsi, l'on dit fléau, de flagellum, au lieu de dire flau, comme sceau de sigillum, ancien français sceel. Mais le Berry a contracté : fléau y est devenu flau, et même, dans l'Ouest, qui change volontiers fl en cl, clau. Sans les intermédiaires, qui pourrait rattacher clau à flagellum, dérivation pourtant tout à fait certaine? Souvent une série de dérivés, incomplète dans le français, est complète dans le patois: frileux est isolé; mais le Berry a friler ou friller (bien des gens, en effet, prononcent frilleux), qui est le verbe de cet adjectif. Je rencontre aussi de ces mots d'heureuse formation, et qui ornent une langue; j'en citerai deux. L'un est un emprunt au latin: arrider, sourire à quelqu'un, arrider un enfant. L'autre est une création : s'aramer, se mettre dans les branches, en parlant du soleil, le soleil s'arame, c'est-à-dire, il est à l'horizon, et ses rayons se projettent dans la ramée; c'était, en effet, à des gens de la campagne, à inventer cette jolie expression.

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M. Louis Passy, dans un article sur le Glossaire de M. le comte Jaubert (Bibliothèque de l'École des chartes, 4° série, t. III, p. 557), a dit : « Les écrivains du xiv, du xv° et du xvi° siècle, deux grands « écrivains du xvii, La Fontaine et Molière, ont fourni la plus grande « partie des pièces justificatives (pour l'histoire des mots). M. Jaubert <«< n'a rien dédaigné. Il a fouillé les archives du Cher et de l'Indre; « et, dans des actes notariés, comptes d'hospices, registres de paroisses, « règlements et transactions de toutes sortes, il a saisi l'ancien dialecte « sous ses formes les plus expressives. Oublierons-nous, dans cette revue «rapide, ces vieilles chansons, ces poésies populaires, que les pères << apprennent aux fils, et que les rhapsodes berrichons répètent dans les « soirées d'hiver et dans les fêtes d'été?» Je m'associe pleinement à ces éloges bien mérités; et je recommande l'exemple de M. le comte Jaubert aux érudits qui voudront composer des glossaires de l'idiome de leurs provinces. Il importe de compulser les chartes, les comptes, les registres locaux, les règlements, les transactions. Ces documents expliquent des termes difficiles, restituent des formes oubliées, et fournissent bon nombre de mots qui ont disparu de l'usage. Les patois, comme la langue littéraire, ont besoin de leur histoire.

É. LITTRÉ.

(La suite à un prochain cahier.)

CLEF inédite du GRAND CYRUS, roman de Mlle de Scudéry.

TROISIÈME ARTICLE1.

Il doit être maintenant bien établi que Cyrus et Mandane sont Condé et madame de Longueville, et que mademoiselle de Scudéry s'est proposé de peindre le frère et la sœur dans la première et la plus brillante partie de leur carrière. Tout le roman est rempli de leur gloire, raconte leurs aventures et leurs conquêtes. Mandane, en effet, est aussi une conquérante. Partout où le sort la jette, sa beauté, son esprit, sa douceur, sa bonne grâce, lui soumettent tous les cœurs. Lui plaire est l'ambition de tous les guerriers et de tous les princes; et, ce qui est plus touchant encore et non moins vrai, elle charme les femmes autant que les hommes, les petits comme les grands, les étrangers comme les compatriotes, dans le malheur et dans les fers comme dans l'éclat des cours et sur les marches d'un trône. Il n'y a pas même jusqu'à son langage, ce langage d'une distinction si haute et en même temps d'une si exquise politesse et d'une adorable négligence, que mademoiselle de Scudéry n'ait tâché d'imiter, autant qu'il était en elle, autant qu'une femme de la ville, quel que fût son esprit, pouvait prendre le ton de la cour et celui d'une princesse du sang de France. Il y a, semées çà et là dans Le Grand Cyrus, plus d'une conversation de Mandane, où nous retrouvons presque le style de madame de Longueville. Voilà bien ses longues phrases, un peu embarrassées, la grandeur et aussi la subtilité de ses sentiments, sa délicatesse raffinée, son agrément infini, excepté ses incorrections de grande dame, comme aussi cet accent énergique et fier que tout le talent du monde ne peut feindre, et qu'il faut tirer de son propre cœur. De son côté, le Cyrus du roman est bien le Condé de l'histoire, avant sa fatale participation aux criminelles folies de la Fronde: jeune, beau, plein d'esprit, libéral, dévoué à ses amis, méprisant la richesse, adorant la gloire, le cœur rempli des plus nobles flammes, et par-dessus tout, le premier soldat à la fois et le premier capitaine de son siècle.

Et ce n'est pas Condé seul que mademoiselle de Scudéry nous représente; c'est Condé entouré de ses jeunes amis, Châtillon, Laval,

1

Voyez, pour le premier article, le cahier d'avril, page 209; et, pour le deuxième, celui d'octobre, page 633.

La Moussaye, Chabot, en compagnie des guerriers les plus illustres de son temps, tels que Gassion et Sirot à Rocroy, à Lens, Grammont, Villequier, d'Erlac, etc., parmi les ennemis, Francisco de Mélos, Albuquerque, Isembourg, le comte de Fontaine, l'archiduc Léopold, le vieux général Beck; et nul doute qu'on y verrait Merci et Turenne, si les batailles de Nordlingen et de Fribourg étaient racontées. Aussi quel vif et puissant intérêt excitait à son apparition un volume du Cyrus! Tout ce qui tenait à Condé et à sa sœur, tout ce qui avait suivi l'un à la guerre et vu l'autre à la cour, c'est-à-dire toute la noblesse française, hommes et femmes, dévorait ces récits galants et militaires, où ils pouvaient se rencontrer eux-mêmes, sous des noms qui les déguisaient à peine, et qui très-souvent leur restaient, dans les habitudes de cette société passionnée pour la gloire.

Mais, si Condé, madame de Longueville et leurs amis particuliers sont bien les principales figures du Cyrus; avec celles-là, combien d'autres figures encore y brillent à des rangs divers! L'aristocratie française, ses grandes habitations, ses mœurs, ses aventures, surtout ses aventures galantes, qui occupaient et amusaient les salons à la mode, tout cela a sa place dans le Cyrus. Puis, de proche en proche, le tableau s'agrandissant comprend des personnages de différents ordres, auxquels pouvaient manquer la naissance, mais que relevaient le mérite et l'esprit. Car l'esprit était alors une puissance reconnue, avec laquelle toutes les autres puissances comptaient, et mademoiselle de Scudéry s'estimait trop, elle et ses pareils, pour hésiter à mettre des gens de lettres éminents avec les plus grands seigneurs. En sorte qu'on peut dire avec la plus parfaite vérité que Le Grand Cyrus embrasse, en ses diverses parties, tous les côtés distingués de la société française, dans la première moitié du xvII° siècle, en faisant rejaillir sur eux l'incomparable éclat de deux noms immortels.

Très-vraisemblablement la clef dont nous faisons usage est d'une main bourgeoise; car cette clef va fort bien aux personnages d'un ordre un peu inférieur, surtout aux gens de lettres, et elle ouvre assez mal le monde aristocratique. Elle ne nous dit rien de beaucoup de princes et de princesses qui jouent un grand rôle dans le Cyrus; et ce qu'elle nous dit de beaucoup d'autres ressemble à des conjectures bien hasardées. Les aventures de la princesse Istrine et d'Atergatis, du prince Intapherne et de la princesse de Bithynie, dans le premier livre du tome VIII, ne manquent assurément pas d'intérêt; mais la clef ne nous apprend pas quels personnages du XVII° siècle il faut reconnaître sous ces noms-là. Et de même pour d'autres princes et princesses sur

lesquels la clef se tait, et dont nous avons en vain cherché à découvrir les noms réels. D'autre part, nous ne pouvons toujours adhérer aux explications de la clef : par exemple, elle prétend que l'histoire d'Amestris et d'Aglatidas, au livre Ier du tome IV, est celle du marquis de Vardes et de la princesse d'Harcourt. Mais quelle est cette princesse d'Harcourt? En 1650 (date de ce IV volume), le seul personnage qui se pût appeler prince d'Harcourt est Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, grand écuyer de France, appelé cadet à la Perle, l'heureux et célèbre capitaine. Sa femme, Marguerite du Cambout, parente de Richelieu, d'abord mariée à Puylaurens, était aimable et jolie, comme l'atteste le petit portrait de Montcornet, mais nous ne sachions pas qu'on lui ait jamais attribué aucune liaison galante, surtout avec le marquis de Vardes, alors fort peu connu, et dont le fils seul s'est distingué, et bien à son désavantage, dans le monde de la galanterie, au temps de madame Henriette 1. D'ailleurs, qu'a de commun le comte d'Harcourt avec le mari d'Amestris, Otane, dont mademoiselle de Scudéry a tracé le portrait suivant, livre IV, page 443: «Ii << faut s'imaginer Otane d'une assez grande taille (d'Harcourt était gros <«<et court, dit la chanson de Condé et la magnifique gravure de « Masson), d'une physionomie sombre, fière et fine, d'une action con«trainte et déplaisante, d'une humeur inégale et soupçonneuse, d'une <«< conversation pesante et incommode; et, parmi tout cela, il faut pour<< tant concevoir qu'on ne peut guère avoir plus de cœur ni plus « d'esprit que lui. » Nous ignorons à qui ce portrait s'applique et nous le regrettons fort, car nous saurions quelle était cette Amestris que mademoiselle de Scudéry nous a peinte sous des traits si touchants. Toute la fin de cette histoire, réelle ou imaginaire, est vraiment pathétique; et la scène d'adieu entre Amestris, qui se consacre à ses devoirs dans une austère solitude, et Aglatidas qui part pour l'armée, rappelle de loin l'entrevue de Pauline et de Sévère, et mériterait une place dans Zaïde et peut-être même dans la Princesse de Clèves. L'histoire de la princesse de Palmis et de Cléandre dans ce même livre du tome IV est celle de la princesse Marie, depuis reine de Pologne, et du grand écuyer Cinq-Mars, à ce qu'affirme la clef: mais nous n'y voyons aucun fondement. Dans les aventures rien de semblable, sinon que Cléandre, comme Cinq-Mars, aime une personne fort au-dessus de son rang. C'est d'ordinaire dans les portraits que mademoiselle de Scudéry met l'histoire, laissant la fiction se jouer dans les aventures;

1

Voyez madame de La Fayette, Histoire de madame Henriette d'Angleterre.

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