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qu'elle avoit avec Callicrate n'étoit pas une intelligence de bel esprit seulement. Mais, pour achever de contenter sa vanité, Callicrate feignit d'avoir un voyage à faire, où il donnoit des prétextes si peu vraisemblables, qu'il eût donné de la curiosité aux gens du monde les moins curieux des affaires d'autrui. Et, pour faire que cette curiosité fût plus générale, il fut dire adieu à toute la cour, après quoi il partit sans mener personne avec lui, et partit même le soir, disant que, parce qu'il faisoit chaud, il vouloit aller de nuit. De plus, comme il ne doutoit point qu'il n'y eût quelques personnes à Paphos qui s'intéressoient assez en lui pour l'observer, aussitôt qu'il fut hors de la ville, il prit le chemin qui alloit au lieu où demeuroit princesse de Salamis, et en effet il fut jusques à cinquante stades de la maison où elle étoit; puis tout d'un coup, prenant plus à gauche, il fut se cacher chez un de ses amis, sans lui en dire la véritable cause; où il fut quinze jours entiers. Après quoi, il revint à Paphos, où ceux qui l'avoient fait suivre, comme il l'avoit bien prévu, avoient déjà publié qu'il étoit allé faire une visite à la princesse de Salamis. De sorte que, lorsqu'il revint à la cour, on ne manqua pas de lui demander pourquoi il avoit voulu cacher le lieu où il avoit été. Mais, pour mieux faire croire la chose, il feignit d'être en une si grande colère contre ceux qui la disoient, et s'empressa tellement à dire que cela n'étoit pas, qu'enfin on vint à le croire. La chose fit un si grand bruit, que je l'écrivis à ma sœur afin qu'elle le fît sçavoir à Parthénie, qui ne douta point du tout que ce ne fût une fourbe de Callicrate; de sorte qu'elle se confirma de plus en plus dans l'aversion qu'elle avoit pour le monde. Cependant Parthénie fit savoir si clairement à Paphos que Callicrate n'avoit point été chez elle, que personne n'en douta plus; mais on ne put pas convaincre Callicrate de la fourbe qu'il avoit faite, à cause qu'il avoit toujours dit qu'il n'avoit point été chez la princesse de Salamis. Cela n'empêcha pourtant pas que Parthénie ne rompît toute sorte de commerce avec lui. Mais, comme si les dieux avoient voulu que la mort eût triomphé de tous ceux que les yeux de Parthénie avoient vaincus, Callicrate mourut peu de temps après celle fourbe, extrêmement regretté de tous ceux qui l'avoient connu, et même de celles qu'il avoit le plus cruellement trompées, tant il est vrai que les rares qualités de son esprit faisoient excuser je ne sçais quelle maligne vanité dont son âme étoit remplie. La belle Parthénie le plaignit aussi comme les autres, quelque sujet de plainte qu'il lui eût donné. . . . . .

Nous le demandons ici, comme nous l'avons fait précédemment à propos de ce que mademoiselle de Scudéry nous disait de la conduite du marquis de Sablé envers sa femme ne sent-on pas dans tout ce récit l'accent de la vérité ? Et quand Voiture venait de mourir au milieu de l'année 1648, quand, à la fin de 1649, son fameux sonnet sur Job avait occupé tous les salons de Paris et procuré à sa mémoire le plus éclatant triomphe, se peut-il admettre qu'au mois d'avril 1651 mademoiselle de Scudéry lui eût prêté ce rôle de Callicrate, si ce rôle n'eût pas été conforme aux souvenirs qu'il avait laissés dans la société où ils avaient tous deux vécu? Et aurait-elle eu la pensée d'adresser une semblable peinture, si c'eût été une invention calomnieuse, à madame de Longueville, c'est-à-dire à la plus ardente des admiratrices de Voiture, en même temps que la plus fidèle amie de madame de Sablé?

go.

C'est qu'évidemment l'âme du personnage avait percé à travers tout le brillant de son génie, et qu'on le savait fort capable des petites perfidies qui lui sont ici attribuées, de celles-là ou d'autres semblables. Nous croyons donc le portrait de Callicrate, dans Le Grand Cyrus, digne de toute confiance, et fondé sur une connaissance intime de la vie et du caractère de Voiture. En traçant ce portrait, mademoiselle de Scudéry était animée par le généreux désir de venger son sexe et de défendre la cause de la noble et parfaite galanterie, offensée par un bel esprit

corrompu.

Les noms de Voiture et de madame de Sablé nous sont une transition naturelle pour arriver à l'hôtel de Rambouillet, où mademoiselle de Scudéry va nous introduire. Personne n'a mieux connu l'illustre hôtel elle le fréquenta de bonne heure; elle fut le témoin de son plus grand éclat et aussi de sa décadence, quand la maîtresse de la maison ressentit les atteintes de la vieillesse, quand ses deux filles durent suivre leurs maris en province, et que le temps dispersa toute la brillante compagnie. Aussi la description qu'elle nous a donnée de ce sanctuaire de la société polie au xvII° siècle est-elle la plus complète, la plus fidèle, comme aussi la plus agréable qui soit parvenue jusqu'à nous.

(La suite à un prochain cahier.)

V. COUSIN.

NOTICE SUR M. ÉTIENNE QUATREMÈRE.

La carrière scientifique que nous avons l'intention de retracer ici sommairement est une des plus laborieuses que personne ait jamais fournies. M. Étienne Quatremère ne se recommande point par ces découvertes éclatantes qui signalent tout à coup un nom à la gloire. Mais soixante années d'une application infatigable ont produit les plus solides et les plus nombreux résultats. Fort versé dans les langues, pour lesquelles il avait une aptitude extraordinaire, et surtout dans les langues sémitiques, M. Étienne Quatremère s'est moins occupé de philologie que d'histoire et de géographie; mais, dans la géographie et l'histoire des peuples sémitiques et des peuples musulmans, il a mis en lumière une multitude de faits ignorés ou mal connus jusqu'à lui. Imbu des

méthodes du dernier siècle, et peu porté par son caractère aux innovations, il a représenté parmi nous la tradition plutôt que le progrès. Les études de grammaire comparée et de linguistique générale, qui feront tant d'honneur à notre temps, n'ont eu pour lui aucune séduction; il n'est pas même sûr qu'il les approuvât. Mais, dans le domaine où il s'est renfermé avec une réserve peut-être excessive, M. Étienne Quatremère a été presque sans égal, et sa physionomie restera une des plus graves de nos jours.

M. Étienne-Marc Quatremère, qui a fait partie du Journal des Savants pendant près de vingt ans, et de l'Institut pendant plus de quarante, était né à Paris le 12 juillet 1782 1. Sa famille, adonnée dès longtemps au commerce des draps, était une des plus honorables de la bourgeoisie janséniste. Son aïeul, échevin de Paris, avait été anobli par Louis XV et décoré du cordon de Saint-Michel, avec cette clause très-sage des lettres de noblesse, qu'un de ses fils pourrait toujours, sans déroger, continuer le commerce. Le père de M. É. Quatremère n'avait pas man qué à ce privilége et à ce devoir. Mais, dans ces fortes et sérieuses familles, la culture de l'esprit s'alliait sans peine à l'austérité de la discipline morale et au labeur régulier des affaires. La famille des Quatremère put compter, pendant d'assez longues années, trois de ses membres à la fois dans l'Institut de France : les deux frères, Quatremère-Disjonval et Quatremère de Quincy, et leur cousin M. Étienne Quatremère. Un autre parent, Quatremère de Roissy, voué à des études moins graves, s'était fait une réputation dans la littérature légère. Les femmes n'étaient pas moins distinguées que les hommes; et l'aïeule de M. Étienne Quatremère, Anne Bourjot, a mérité par ses vertus qu'un bénédictin, D. Labat, éditeur des Conciles de France, nous conservât le souvenir de sa vie pieuse et charitable.

C'est au milieu de ces féconds exemples que M. Étienne Quatremère fut élevé. Sa mère, aussi instruite que belle, savait le latin, et put faire en partie l'éducation classique de son fils. Son père avait pour intime ami M. d'Ansse de Villoison. L'enfant répondit aux soins éclairés et tendres dont il était l'objet. Doué d'une mémoire prodigieuse, qui se manifesta de très-bonne heure et qui ne l'a jamais quitté, il savait lire, dit-on, à trois ans; et, à cinq ans, il avait déjà beaucoup lu. Entré successivement

Dans une vieille maison de la rue Saint-Denis, u° 45, où la famille entière résida pendant plusieurs générations, et que M. Étienne Quatremère ne quitta luimême qu'en 1820, pour aller habiter dans l'ile Saint-Louis.

dans la pension de M. Cimetière et chez M. Gravier, il terminait son cours d'études à quatorze ans, au milieu des plus affreuses traverses qui pussent l'atteindre à cet âge. Son père, que des opinions libérales et la plus rare générosité envers les malheureux avaient signalé un des premiers, parmi les officiers municipaux, au choix des électeurs de 1789, était traduit, en 1794, au tribunal révolutionnaire, et exécuté le 21 janvier, un an, jour pour jour, après l'infortuné monarque. Le jeune Étienne était assez avancé déjà pour comprendre la sentence, prononcée avec une atroce dérision des juges, et au milieu des cris désespérés de quelques pauvres gens réclamant leur protecteur contre les bourreaux. L'impression sur cette jeune âme fut aussi profonde que terrible, et il est à croire qu'elle ne s'est jamais effacée.

Madame Quatremère, restée veuve, ne perdit point courage après cette effroyable séparation. Privée de tous ses biens comme ci-devant noble, obligée de fuir et de se cacher chez des paysans qui lui étaient dévoués, elle put reparaître dès que la sanglante tourmente fut passée; et elle s'occupa, avec une fermeté virile, à refaire une fortune détruite, pour soutenir la famille dont elle restait chargée. Avec le secours de quelques amis, elle put rétablir le commerce héréditaire, tandis que l'honnête M. Gravier continuait ses leçons gratuites au jeune élève qui donnait déjà de très-grandes espérances. Après avoir terminé ses classes, M. Étienne Quatremère se livra d'abord à l'étude des sciences, botanique, minéralogie, mathématiques, etc. et il songea quelque temps peut-être à l'École polytechnique, récemment créée. Mais bientôt sa vocation véritable pour les langues se déclara; et il apprit rapidement et presque seul toutes celles qu'il a plus tard si bien possédées, à commencer par l'hébreu. Il suivait alors au Collège de France le cours d'arabe du vénérable M. Silvestre de Sacy, et le cours de poésie latine de M. Dupuis, l'auteur de l'Origine de tous les caltes, qui, bien que trèséloigné des croyances religieuses de son jeune auditeur, évitait avec une déférence bienveillante tout ce qui aurait pu les froisser.

Employé durant quelque temps au département des manuscrits de la Bibliothèque impériale, M. É. Quatremère abandonnait ces fonctions pour devenir professeur de langue et de littérature grecque à la faculté des lettres de Rouen. Puis il rentrait à Paris vers 1811 pour ne plus le quitter du reste de sa vie. En 1815, déjà connu par plusieurs ouvrages

1 Le président déclara que « Quatremère, dans sa charité pour les pauvres, n'avait eu en vue que son Dieu et non les sans-culottes, et qu'il méritait la mort pour avoir humilié le peuple par ses bienfaits. ■

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remarquables, il élait élu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, où il remplaçait La Porte du Theil; en 1819, il était nommé professeur au Collège de France pour la chaire d'hébreu, de syriaque et de chaldéen; et, quand M. Silvestre de Sacy, longtemps son maître et son patron, nous fut enlevé, en 1838, M. Etienne Quatremère lui succéda tant au Journal des Savants qu'à la chaire de persan près l'École des langues orientales vivantes.

Voilà toute la vie de M. É. Quatremère: frappée d'abord des plus douloureuses catastrophes, puis ensuite tranquille et calme jusqu'à la fin, toujours excessivement laborieuse, et adoucie, pendant près d'un demisiècle, par l'affection de la mère éminente à laquelle il devait tant. Nous en venons maintenant aux travaux qui ont fait sa renommée, et qui le classeront parmi les orientalistes les plus savants de notre siècle. M. Étienne Quatremère débuta, en 1808, par un ouvrage intitulé: Recherches critiques et historiques sur la langue et la littérature de l'Égypte. Ce volume, imprimé aux frais de l'État, paraissait sous les auspices de M. Silvestre de Sacy, à qui il était dédié, et de M. Langlès, qui avait aidé l'auteur de ses encouragements. Peut-être l'éclat de l'expédition française en Égypte avait-il dirigé le choix de ce sujet; et, dans ce cas, ce serait sans doute l'unique concession que M. Étienne Quatremère ait jamais faite à la mode et à l'opinion. Mais il est plus probable que c'était le cours de ses études, dès longtemps poursuivies, qui l'amenait à ce travail, répondant par un hasard heureux à quelques-unes des préoccupations scientifiques du moment. M. Étienne Quatremère démontra avec une érudition étendue et sûre ce qu'avaient entrevu Renaudot1, Jablonski et l'abbé Barthélemy, à savoir l'identité de la langue copte, telle qu'elle nous a été conservée dans de nombreux manuscrits, avec l'ancienne langue de l'Égypte sous ses rois indigènes, les Pharaons. Le copte avait reçu beaucoup de mots grecs depuis la conquête d'Alexandre; au m° siècle de notre ère, il avait même pris l'alphabet grec, en le modifiant très-légèrement à son usage; et, vers le x siècle, il s'était à peu près éteint tout à fait, ne subsistant plus guère qu'à l'état de langue savante et cédant la place à l'arabe. Mais, au fond, c'était la langue qu'avait parlée l'Égypte à l'époque de son indépendance et de sa gloire.

Dans ce premier ouvrage, M. Étienne Quatremère, qui était alors âgé de vingt-six ans tout au plus, a déjà tous ses mérites, et, il faut ajouter

1

L'abbé Renaudot avait prouvé le premier que le mot même de copte n'était qu'une corruption du mol grec Αἰγύπτιος.

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