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« J'étais, dis-je à madame Louvet, presque <«< certaine qu'il y avait une erreur. La révolution « a étouffé dans ma famille les sentiments qui << tiennent aux liens du sang. Je suis charmée « d'avoir affaire à un étranger; je conçois quel<< que espoir.

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Je pourrais commencer ici cette partie de ma vie chargée d'incidents singuliers, que j'appellerai moi-même romanesques et dont le tissu a paru si incroyable, qu'il a trouvé dans le monde beaucoup de contradicteurs. Mais je veux revenir un moment à cet excellent ami, dont je ne parle plus depuis long-temps, à ce bon M. de Luigny, qui pleurait dans son exil la perte qu'il avait faite, et les chagrins dont l'injustice et l'intrigue continuaient de l'accabler.

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Dans le temps qu'il occupait un emploi à la cour, nous avions connu lui et moi un riche négociant de Bordeaux qui faisait la fourniture des vins au château; je n'en dirai nom, soit parce que je me le rappelle peu, soit parce que ma délicatesse m'en fait un devoir. Il savait que j'étais naturellement très-obligeante et que mes liaisons me mettaient à portée de rendre de nombreux services; convaincu que sa recommandation serait de quelque prix auprès de moi, il m'adressa un de ses compatriotes qui désirait

temps, si à l'instant même on n'eût annoncé M. de N*** qui venait, disait-il, me rendre compte du résultat de ses démarches; il adressa quelques mots à M. de La Poterie, qui se retira en maugréant. Il me dit qu'il avait tenté quelque chose auprès du colonel Potier; que cet officier voyait les plus grandes difficultés à réussir, mais qu'il avait parlé à son ami le comte d'Houdetot, et qu'il me demandait la permission de me le présenter le lendemain; que celui-ci avait promis de me rendre ce léger service; il me demanda ensuite si j'aimais la campagne, les oiseaux, et me pria d'accepter de sa main un joli serin qu'il avait élevé lui-même, et la plus charmante petite créature qu'on pût voir.

J'avais sur le cœur la conversation de M. le colonel La Poterie, j'étais disposée à la coquetterie; je m'efforçai d'être aimable, et j'acceptai le joli petit serin avec empressement; M. de N*** me trouva charmante, et voulut bien me le dire; j'étais enchantée, et je me faisais un malin plaisir de prouver au colonel que l'on n'était pas aussi indifférent à mes charmes qu'il me l'avait dit, et que je tenais enchaîné à mon char le beau N***; c'est ainsi qu'on le désignait. Sa conquête flattait mon amour-propre; mais jusque-là il n'avait fait aucune impression profonde sur mon cœur.

parent (M. de M.....) vint me voir, je lui parlai de M. Dubosquet, l'engageai à le servir auprès du ministre et à lui faire obtenir la place qu'il sollicitait; je l'assurai que c'était un bon père de famille chargé de plusieurs enfants, et qui avait rendu des services au gouvernement. Je devrais sans doute désigner ici la place dont il s'agissait; mais l'honneur et la délicatesse ne me le permettent pas, car, si je parlais, tout serait découvert. « Donnez-moi sa note; demain matin, me dit-il,

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je viendrai déjeûner avec vous et je vous dirai << si la chose est possible. » Il vint en effet, nous déjeûnâmes tête à tête, et, lorsqu'il eut pris connaissance de la demande que je faisais pour mon protégé, il me dit : « Vous avez, madame, le plus grand crédit sur moi, et je désire de tout mon «< cœur faire ce qui pourra vous être agréable; <«< mais je vais vous parler avec franchise et sans « détour : j'ai le malheur de jouer; le ministre, « mon parent, pourvoit généreusement à mes << besoins ainsi qu'à ceux de ma jeune famille; mais, si je ne tirais aucun parti de mon crédit, je serais depuis long-temps un homme déshonoré; sou<< vent vous me voyez avec des chevaux superbes, « le lendemain je suis obligé d'en louer; voilà le «< cercle de ma vie. J'ai remarqué, parmi vos au<< tres qualités, que vous aviez de la prudence et

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« de la discrétion; je puis donc vous parler en a toute sûreté; car, si vous disiez un seul mot de <«< cela au ministre, vous lui feriez la plus grande peine, et je serais perdu sans être corrigé; voici << donc de quoi il s'agit : je puis faire ce que vous « désirez pour votre protégé, s'il veut être rai<<< sonnable; il a beaucoup de concurrents, mais je saurai les éloigner; est-il en état de faire un << sacrifice de soixante mille francs. >>

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Ces mots me firent reculer: « Quoi, monsieur, « vous voudriez que je me mêlasse d'une pareille « affaire! assurément je ne lui ferai jamais cette proposition. Je le mettrai en votre présence <<< et vous ferez alors comme vous jugerez à pro« pos. Une pareille somme pour une demande qui n'a rien que d'honnête et qui me paraît juste! non, monsieur, non, je ne me mêlerai jamais d'une semblable négociation. Comme << vous voudrez, me répondit-il, un autre ne sera <«< pas si difficile. Mais songez bien que non<< seulement je ne veux pas voir celui dont il s'agit ici, mais je prétends que les fonds soient <«<< faits entre vos mains, et que vous seule en soyez dépositaire; c'est une condition sine quá non. « Voyez, dites-lui cela avec votre esprit ordinaire; << cet homme doit bien savoir qu'on n'obtient rien <«< avec rien; s'il ne veut pas, tant pis pour lui, << nous laisserons aller les choses comme elles

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« pourront. Mais, vous-même, ne soyez pas si gé« néreuse, et, si vous m'en croyez, vous ferez ajouter dix mille francs pour vous aux soixante «< mille francs pour moi; je vous promets que « vous aurez la place promptement; je trouve fort agréable de gagner de l'argent et celui-ci est « bien acquis, puisqu'on nous le donne. »

J'avoue que ce langage eut pour moi quelque chose de répugnant: « Non, monsieur, je ne « me chargerai point de votre proposition; eh, <«< bon Dieu! qui sait si mon protégé ne croirait << pas que c'est pour moi-même que je la lui fais? « J'en serais au désespoir ; je vous le répète, je le << mettrai en votre présence, et vous traiterez <<< cette affaire comme il vous plaira. Je ne le << veux pas absolument, me dit-il, rompons cette << conversation et parlons d'autre chose. »

La conversation était rompue, et je ne pensais plus à rien, lorsqu'on vint m'annoncer le solliciteur. M. de M..... me quitta aussitôt et je restai seule avec lui. « Eh bien, madame, me dit-il, « qu'avez-vous obtenu de M. de M...; si j'échoue, je me regarde comme le plus malheureux des << hommes. Suivez donc les moyens ordinaires, « lui répondis-je, voyez le ministre, c'est un «< homme juste; vous avez des droits, je ne doute << pas que vous ne réussissiez sans moi. Mon Dieu,

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