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siste avec encore plus de force sur l'énormité du crime qu'Ardjouna veut commettre, en tuant le roi son frère, en assassinant un kshatriya sans défense. A cette occasion, le dieu fait au héros que transporte le désir de la vengeance une leçon de morale 1. Mais, en énumérant les lois principales du devoir, Krishna cite deux exemples propres à émouvoir la raison d'Ardjouna : ce sont ceux de Valâka et de Kaouçika. Ardjouna, qui n'a jamais entendu les noms ni de l'un ni de l'autre, est curieux de connaître leur histoire; et, sans penser à la situation où l'on se trouve, au milieu d'un combat, Krishna se met à faire de longs récits qui charment son interlocuteur et refroidissent aussi son courroux 2. Ces a pologues ne sont ni très-clairs ni très-péremptoires. Ardjouna cependant s'en contente, et il reconnaît qu'il aurait tort de tuer Youddhish thira, malgré l'outrage qu'il en a reçu. Aussi se borne-t-il à quelques reproches, sans recourir à l'extrémité sanglante qu'il avait méditée un instant. Mais ces reproches mêmes, qui s'échappent de sa bouche plus durs et plus mordants qu'il ne veut, ne peuvent le satisfaire; et, s'il renonce à tuer Youddhishthira, il songe, dans son désespoir, à se tuer luimême3. Krishna parvient à dompter ce nouvel emportement de son élève; et Ardjouna, redevenu enfin maître de lui, va demander pardon de sa fureur au monarque, qui est aussi son frère.

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Youddhishthira ne veut pas être en reste de magnanimité; lui aussi, il se repent sincèrement des paroles blessantes qu'il vient d'adresser à un héros aussi dévoué et aussi vaillant qu'Ardjouna; et, dans sa douleur, il n'est pas moins excessif: « Je t'ai odieusement traité, ô fils de Prithâ, «j'ai ose t'insulter pour satisfaire la rage qui m'aveuglait. Rien ne peut « ex pier ma faute que ma retraite dans les bois, où je subirai un second « et plus légitime exil. Je quitte un trône dont je ne suis plus digne. « Bhima me remplaçera; son bras est plus fort que le mien pour porter « un sceptre qui m'accable. » C'est maintenant Youddhishthira qu'il faut ramener à la raison. Pour qu'il consente à rester sur le trône, Krishna lui donne une explication qui peut tout arranger. Il est bien vrai qu'Ardjouna, qui ne manque jamais à sa parole, a juré de tuer qui conque lui ordonnerait de quitter son arc pour le donner à un autre. Mais Ardjouna a tenu parole; car le dédain dont il a accablé Youddhishthira est pire que la mort; le dédain, surtout quand il s'attache à ceux qu'on doit respecter, est le plus cruel et le dernier des châtiments. C'est Krishna lui-même qui a trouvé cet heureux subterfuge pour sau

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Mahabharata, Karnaparva, çloka 3418 à 3437. — Ibid. çlokas 3439 à 3469.
Ibid. çlokas 3516 à 3530.

ver la vie et la puissance des deux frères; et, s'il y a dans tout cela quelque faute de commise, c'est à Krishna tout seul qu'il faut l'imputer1. D'ailleurs, le dieu ajoute qu'aujourd'hui même Karna doit être tué dans

le combat.

Il est impossible, comme on le sent bien, de résister à des arguments de cette force. Les deux frères se jettent dans les bras l'un de l'autre; et, se tenant dans une étroite étreinte, ils versent longtemps des pleurs, qui les soulagent. La réconciliation est complète et sincère. Mais Youddhishthira, qui n'a pas oublié l'humiliation qu'il a reçue de Karna, fait promettre la mort de cet ennemi redoutable au généreux Ardjouna. Le héros n'hésite pas à en faire la promesse solennelle; il ne reste plus qu'à l'exécuter 2. Sur-le-champ, l'écuyer Dârouka, par l'ordre de Krishna, prépare le char de guerre, et Ardjouna y monte plein de joie et de résolution. En lui voyant une telle ardeur, toutes les créatures prévoient que la fin de Karna est proche; mais ce sont surtout les oiseaux de proie et les animaux carnassiers qui font fête au kshatriya; car il va leur donner tout à l'heure une pâture abondante.

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Cependant, au fond du cœur, Ardjouna n'est pas aussi rassuré qu'il veut bien le faire croire; il sait que Karna est un bien rude adversaire. Afin de calmer, ses craintes s'il en a, le dieu qui l'accompagne l'encourage par des paroles viriles. Mais Krishna, tout en voulant raffermir Ardjouna, ne lui cache pas à quel ennemi il va se mesurer : <«< Karna n'est pas seulement rempli de valeur personnelle, il a, de plus, « une expérience consommée de la guerre; il connaît les lieux et les << temps aussi bien que qui que ce soit. Il est égal tout au moins à « Ardjouna; peut-être même lui est-il supérieur. Il est, pour la splen« deur, pareil au feu; pour la rapidité, pareil au vent; pour la fureur «< destructive, pareil à la mort; pour la force, pareil au lion. Il n'a pas «moins de huit brasses de hauteur; il a de longs bras et une large poi<«<trine; il est aussi beau qu'il est brave; il est animé d'une haine impla« cable contre tous les fils de Pândou. Les dieux mêmes ne pourraient « l'abattre; il n'y a que le possesseur du Gàndîva qui puisse espérer de « le terrasser. » Krishna, lui en donne pleine licence; et, pour que le cœur d'Ardjouna garde toute sa fermeté, le dieu rappelle avec complaisance tous les exploits incomparables que le jeune guerrier n'a cessé d'accomplir depuis dix-sept jours que dure déjà la bataille3.

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Mahabharata, Karnaparva, çlokas 3540 à 3546. — Ibid. çloka 3592. Cette querelle et cette réconciliation des deux frères forment une peinture assez animée, quoique le récit soit toujours très-prolixe. — Ibid. çlokas 3609 à 3750.

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A ce long discours de Krishna, Ardjouna répond par un discours presque aussi prolixe, où la modestie manque non moins que la concision. Il se vante dans les termes les plus présomptueux de la victoire qu'il va remporter; il explique une à une toutes les conséquences que portera cette victoire infaillible 1. Quand il a fini cette énumération emphatique, il vole au secours de Bhima, et «il brûle d'enlever la tête « au corps de Karna. » Bhîma n'est guère moins pressé de son côté de voir arriver Ardjouna à son secours; car il y a longtemps qu'il soutient l'effort des ennemis, et il commence à sentir la fatigue. Heureusement son cocher Viçoka entend de loin résonner la fameuse conque d'Ardjouna, le Dévadatta; il aperçoit flotter le drapeau gigantesque où brille l'image d'un singe. Viçoka, qui a sans doute de meilleurs yeux et de meilleures oreilles que Bhîma, se hâte de lui annoncer cette bonne nouvelle, et Bhîma, dans sa joie, fait présent à son serviteur de quatorze villages des plus riches, d'une centaine de servantes et de trente chars 2. En effet, Ardjouna ne tarde pas à dégager son frère Bhîma, qui redouble alors d'acharnement sur l'armée des Kourous 3. Douryodhana essaye en vain de lancer sur lui ses plus braves compagnons; lui-même il se voit forcé de quitter le champ de bataille, et ses troupes dispersées ne peuvent se rallier enfin qu'antour et sous les ordres de Karna, « qui est pour elles dans ce désordre comme une île est dans la mer pour « les vaisseaux que bat la tempête.

Ici le vieux roi Dhritarâshtra, qui écoute cet interminable récit sans se lasser, interrompt Sandjaya, son narrateur, pour lui demander ce que firent dans cette occasion critique Karna, Douryodhana et les principaux chefs des Kourous. La réponse de Sandjaya est assez facile à prévoir. Comme les Kourous ont été tout à l'heure mis en déroute par Ardjouna, il leur faut une compensation; et, en effet, conduits par

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Mahabharata, Karnaparva, çlokas 3752 à 3802. C'est à peu près cent vers de louange qu'Ardjouna s'adresse à lui-même. Ibid. çloka 3860. $ Ibid. çloka 3884. Le robuste Bhima, dans cette seule rencontre, ne tue pas moins de quatorze mille éléphants, deux mille deux cents guerriers, cinq mille chevaux, sans compter les chars qu'il broie à coups de massue. Naturellement ce carnage effroyable produit un fleuve de sang, et ici reparaît la description que nous avons déjà vue si souvent. «C'est un fleuve qui a du sang pour ondes, des chars pour tourbillons, qui est rempli d'éléphants en guise d'hippopotames, qui roule des hommes au lieu de poissons, des chevaux au lieu de crocodiles, des chevelures au lieu d'herbes aquatiques, couvert de têtes au lieu de rochers, d'étendards au lieu « de cygnes, de turbans au lieu d'écumes, de guerriers au lieu de requins, etc., etc., » et autres métaphores aussi fausses et aussi confuses, çlokas 3898 à 3905. — Ibid. cloka 3945.

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l'habile Karna, ils reprennent bientôt l'avantage. Les Pândavas sont forcés de plier de toutes parts 1. Après quelques instants d'une horrible confusion, Ardjouna, qui survient, rétablit les affaires et se dirige en personne contre Karna. Pour arriver jusqu'à lui, il abat des phalanges entières d'hommes, d'éléphants, de chevaux et de chars. Les Kourous épouvantés se réfugient autour de leur général, qui ne partage pas leur trouble, et qui les rassure autant qu'il peut par son exemple et ses discours 2.

Cependant il se passe à la vue des deux armées un acte effroyable. de férocité dont se souille l'illustre Bhima. Il rencontre entre autres ennemis Douççâsana, un des frères de Douryodhana. Jadis Douççâsana s'était signalé par sa violence contre la belle Draoupadi, à la suite de la fatale partie de dés. C'était lui qui avait saisi la noble femme par les cheveux, l'avait traînée sans pitié et lui avait déchiré ses vêtements. En retrouvant Douççâsana après plus de quinze ans, Bhîma. transporté de fureur, le tue, lui coupe la tête, et, lui ouvrant la poitrine d'un coup d'épée, il boit son sang tiède à longs traits3. La bouche de l'implacable guerrier est tout inondée de ce hideux breuvage; ses vêtements en sont également souillés. Mais Bhîma ne s'inquiète pas de l'horreur que sa cruauté inspire; il s'en fait gloire devant Ardjouna et Krishna tout étonnés; et, pour compléter sa vengeance, qui n'est encore assouvie qu'à moitié, il leur annonce qu'il tuera bientôt Douryodhana comme il a tué Douççâsana, qu'il lui brisera la tête sous ses pieds, et que, par ce dernier triomphe, il assurera la paix, si ardemment désirée par les deux peuples.

En attendant cet exploit, qui en effet mettrait fin à la guerre par la mort du roi des Kourous, Ardjouna et Karna se rencontrent; et, en présence des deux armées, ils vont engager un duel où l'un des deux doit périr. C'est Karna qui succombera.

Mais il faut réserver le récit de cet épisode pour un prochain article. Nous ne voudrions pas clore celui-ci sans dire quelques mots sur la mort de M. Hippolyte Fauche, survenue dans le mois de février de cette année. Il allait achever le dixième volume de sa laborieuse traduction, quand il a succombé, âgé d'environ soixante et dix ans, à une attaque d'apoplexic foudroyante, que rien ne faisait prévoir, et qu'il prévoyait

'Mahabharata, Karnaparva, çlokas 4005 à 4008. — Ibid. çloka 4173. Il y a encore dans tout ceci une foule de combats particuliers que je dois laisser de côté, parce qu'ils sont sans importance. - 3 Ibid. çloka 4234.

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sans doute moins que personne dans l'ardeur qui ne cessait de l'animer. M. Hippolyte Fauche aura consacré plus de trente années de sa vie au service des lettres sanscrites. Après s'être préparé par de longues études, il avait publié, vers 1850, ses premiers ouvrages: c'étaient la traduction des sentences de Bhartrihari et celle du Guîtâ-Govinda et du Ritousanhara1. A ces essais, il avait fait succéder une entreprise plus importante, la traduction du Râmâyana. Elle parut de 1854 à 18582, et elle fut terminée en même temps que M. l'abbé Gorresio achevait son admirable édition et sa traduction italienne. En 1859 et 1860, M. Fauche fit paraître la traduction complète des œuvres de Kalidasa3. De 1861 à 1863, il publiait en trois volumes grand in-8° ce qu'il appela une Tétrade drame, hymne, roman et poëme, de divers auteurs“. Enfin il commença, en 1863, une œuvre plus difficile que toutes les précédentes c'était la traduction du Mahâbhârata, de ce poëme formidable de 200,000 vers, que nous ne connaissions encore que par des extraits, et qu'il tenta de nous faire connaître tout entier. Avec un courage bien rare, M. H. Fauche s'était promis de donner deux volumes par an, et il a tenu cette gageure accablante avec une incroyable exactitude. C'est ainsi qu'en cinq ans il avait pu faire imprimer les neuf premiers volumes; la mort l'a surpris comme il allait achever de publier le dixième".

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Cette nomenclature, toute simple et toute sèche qu'elle est, suffit pour montrer le zèle de M. Hippolyte Fauche. Durant près de vingt ans de

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1 Un volume in-18 de 200 pages, imprimé à Meaux, par M. A. Carro, comme la plupart des autres ouvrages de M. Hippolyte Fauche. Le Ramayana, poëme sanscrit de Valmiki, mis en français, 9 volumes in-18, à Meaux. M. Hippolyte Fauche a donné plus tard un abrégé du Râmâyana en deux volumes in-18, à la Librairie internationale, Paris, 1864, 379 et 337 pages. M. Hippolyte Fauche se proposait de traduire aussi l'Outtarakanda, qui est la suite et le complément du Raiâyana. - OEuvres complètes de Kalidasa, traduites du sanscrit en français pour la première fois, 2 volumes grand in-8°, Iv-483 et xxx1-439. Une Tétrade, ou drame, hymne, roman et poëme, traduits pour la première fois du sanscrit en français, 3 volumes grand in-8°, LXXVI-372, CXIX-303, et XLV-323 et 39. Le premier volume contient la Mritchhakatikâ, ou le Petit chariot d'argile, drame en dix actes, et le Mahimnastava, hymne à la Grandeur infinie. Le deuxième volume contient le Daçakoumâratcharitra, roman de Dandi sur l'histoire de dix jeunes princes. Enfin le troisième volume contient le Çiçoupâlabadha ou la mort de Çiçoupâla, poëme en dix chants. Le traducteur a joint à ces différents morceaux des introductions, des appendices et des lexiques. Le Mahabharata, poëme épique, etc., etc., traduit complétement pour la première fois en français, grand in-8°, t. I, xvi-600, Paris, 1863. Les autres volumes n'ont jamais moins de 550 pages. Le dixième, seul, qui reste inachevé, sera moins fort.

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