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de notre vieille langue, a fait gars au sujet, garçon au régime; mais, au delà, on n'a qu'une conjecture ingénieuse de M. Diez. Autre est la condition des noms de lieu; là le point de départ est donné, comme disent les mathématiciens, de position; les altérations mêmes les plus compromettantes ne peuvent faire illusion. Trouvant Châteauroux, Coubert, Liancourt, Montbron, je serais fort embarrassé pour remonter à l'origine par la phonétique, qui, au mieux, me laisserait des incertitudes. Mais toute incertitude est ôtée par le nom original: Castrum Radulfi, Curtis Berardi, Ledonis curtis, Mons Berulfi.

Les règles qui déterminent le passage de la forme latine à la forme française sont les mêmes pour les noms communs et pour les noms de lieu; seulement l'altération va souvent plus loin dans ceux-ci que dans ceux-là, vu qu'ils ont été moins défendus par l'écriture et l'usage des livres contre les triturations de la bouche populaire. Très-propres à l'étude des variations phonétiques, ils ont plus d'une fois rendu service à l'étymologie générale. Je citerai cercueil; conduit par le sens, on avait anciennement indiqué sarcophagus; mais M. Diez, notant la forme diminutive en euil, dit qu'il faudrait supposer sarcophagulus, lequel n'aurait jamais pu fournir que sarfail; en conséquence il fait de cercueil un diminutif du germanique sarc, allemand actuel sarg, cercueil. Mais un nom de lieu décide la question. Il y a dans le Calvados une localité nommée Cerqueux, dite dans les pouillés ecclesia de sarcophagis; ainsi il est bien vrai que la langue a, de sarcophagus, fait cerqueux; au reste, dans les livres, l'ancienne forme est cerqu, cerqueu, dont cercueil est un diminutif relativement moderne.

Dans ce mot, toutes les règles de notre phonétique sont observées. La finale phagus, étant sans accent, est tombée; la syllabe co, qui porte l'accent, est restée. C'est de cette façon que la finale magus, inaccentuée aussi, qui appartenait à tant de noms de lieux, a partout disparu: Rotomagus, Rouen, Ruan (Indre-et-Loire), Rom (Seux-Sèvres); Argentomagus, Argenton (Indre) et Argentan (Manche); Ricomagus, Riom (Puy-deDôme); Noviomagus, Noyon (Oise), Novion (Ardennes), Nouvion (Aisne), Nyon (Suisse, Genève), Noyen (Sarthe), etc.

Il est curieux de suivre le parallélisme entre la langue des noms communs et celle des noms de lieux. De la déclinaison latine l'usage avait conservé, en un très-petit nombre de mots, le génitif pluriel en orum geste Francor, gent Paienor, gent Sarasinor, et quelques autres; de cela il nous reste leur, qui est illorum. Ce génitif est un débris de tradition conservé dans un recoin de la langue, en désaccord avec la métamorphose générale; car cette métamorphose, réduisant tout à deux cas,

un sujet et un régime, excluait un génitif particulier. Ces génitifs en or existent dans quelques noms de lieux : Francorchamps, Francorum campus (Belgique, près de Spa); Courtisols, Curtis Ausorum (Marne); Villepreux, Villa peror au XII° siècle, primitivement Villa pirorum; Francorville au XIII° siècle, aujourd'hui Franconville, Francorum villa (Seine-et-Oise). Les barbares trouvèrent dans la latinité le mot chors, qui devait être plus employé dans les usages de la vie que les textes ne semblent l'indiquer; ils en firent curtis, qui, sous la forme de court, cour, est entré dans la composition d'une foule de noms de lieux. Villa et castellum, du latin, ont fourni un élément qui s'est accommodé aux dénominations locales. Le contingent celtique est considérable : magus, ainsi qu'on vient de voir, ogilus, comme dans Brocogilus, Breuil, nom d'une infinité de lieux, dunum, qui subsiste dans Issoudun, Lyon et Laon, Sion en Suisse (Valais) et tant d'autres; enfin durum, qu'on retrouve dans Auxerre, Autissiodurum, Tonnerre, Ternodurum, Nanterre, Nemetodurum, Issoire, Iciodurum, etc. De ces éléments celtiques, on ne connaît positivement le sens que de dunum. Au reste, cette ignorance s'étend à presque toutes les dénominations gauloises; peu ont été interprétées avec sûreté. A cette petite liste, M. Jules Quicherat ajoute, et avec raison, je pense, les Coisia, Cussac, Cuzieu, Cuissay, Cussey, Cossé, Cuissy, Coisy, Choisy, Choisey, Chouzé, qu'il dérive d'un mot celtique signifiant bois, qui est coat dans le breton (Folgoet, le bois du fou, est, dans le Finistère, le nom d'une belle et célèbre église). Et comment pénétrerions-nous le sens de ces vieilles appellations géographiques? L'instrument essentiel nous manque, c'est-à-dire la langue gauloise, dont nous savons directement si peu, et pour laquelle nous sommes forcés d'aller chercher les secours indirects du néo-celtique. Ajoutons que, parmi ces noms celtiques, il en est sans doute qui n'appartiennent pas à la langue des Celtes. Leur établissement dans la Gaule, si ancien à un point de vue, est moderne à un autre; ils y trouvèrent des populations d'un développement inférieur, et l'on peut croire qu'ils n'en expulsèrent ni tous les hommes, ni tous les noms, pas plus qu'ils n'effacèrent ces monuments mégalithiques qui ont duré jusqu'à nous.

Les comparaisons étendues donnent les bons résultats. C'est ainsi que M. Jules Quicherat a formé un tableau complet et sûr de tous les faits qui conduisent aux règles. On y voit, sous le nom d'accidents généraux, la perte de la désinence grammaticale, la mutation, la suppression de voyelles, l'addition intérieure ou épenthèse de voyelles, la mutation de consonnes, la contraction, la fusion d'une consonne et d'une voyelle en une seule articulation, la suppression intérieure d'une consonne, la

syncope d'une consonne avec la voyelle qui la précède ou qui la suit, la suppression opérée à la fin du mot, indépendamment de l'accident qui a emporté la désinence grammaticale, l'aphérèse ou suppression d'une syllabe au commencement d'un nom; l'addition intérieure de consonne; la prosthèse ou addition d'une lettre ou d'une syllabe au commencement du nom; la diérèse, accident qui d'un seul mot en fait deux; la synérèse ou réduction en un seul mot d'un nom qui était composé de deux; l'altération de syllabes par homophonie, accident qui consiste en ce que des articulations et des sons approximatifs se sont substitués à d'autres, de manière à faire perdre de vue l'étymologie dans le dérivé. Sous le titre d'accidents particuliers, il examine ce que devient la désinence, et là est traitée à fond la condition de cette grande finale gauloise iacum, iacus, qui affecte un si grand nombre de noms. Au reste, on y voit toute une série de désinences gauloises qui ont gardé fermement leur place et conservé le souvenir des indigènes. Le troisième chapitre est des noms composés de deux ou plusieurs mots de forme latine. Les noms de saints occupent le chapitre quatrième. Le cinquième traite des noms qui ne dérivent pas du thème latin fourni par les anciens textes; et le sixième des noms de rivière. La doctrine résulte des faits, et le lecteur l'applique constamment à la langue commune.

Les noms de lieu ont quelquefois conservé des mots latins qui sont restés étrangers au français. Il y a dans l'Aude une localité qui se nommait Mansus sanctarum puellarum, et qui se nomme aujourd'hui Le MasSaintes-Puelles. Puelle ne se trouve pas, à ma connaissance du moins, dans nos anciens textes; il y est constamment remplacé par pucelle, qui vient d'un tout autre radical, se rattachant à pulla, tandis que l'autre se rattache à puer. Si l'on veut savoir ce que serait devenu compendium, s'il était passé dans le français, on l'apprend par Compiègne, qui se disait Compendium. On sait que Mediolanum, en Italie, est devenu Milano ; mais ce vocable gaulois y avait été transporté, et il y a en Gaule plusieurs Mediolanum, qui sont devenus Meylan (Lot-et-Garonne), Meulain, autrefois Méolain (Saône-et-Loire), Moélain (Haute-Marne), Molain (Jura), Málin (Côte-d'Or). Il serait intéressant de comparer la transformation des noms de lieu telle qu'elle s'est faite dans la Gaule cisalpine et dans la Gaule proprement dite.

Dans les cinq siècles qui comprennent l'établissement de l'administration romaine et la conquête des barbares, tous les noms de lieu subissent, quelle qu'en soit l'origine, la métamorphose latine. «Mais, dit M. Jules Quicherat, depuis le déclin du vi° siècle, les formes la« tines deviennent moins pures pour beaucoup de noms de lieu des

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pays où dominait l'élément romain; et, dès l'avénement des Carlo<< vingiens, il y a de ces noms qui ne sont plus latins: ils sont romans, «On les voit parvenus au premier degré de la métamorphose qui les <«<rendra français, Le cas est rare assurément; il devient plus fréquent «<au x° siècle, et plus encore au x1°; de sorte qu'après l'an 1100 ceux qui « écrivent en latin ne savent plus rendre avec exactitude la nomencla«<ture territoriale. Les dénominations d'un usage fréquent qu'ils ont eu « l'occasion de rencontrer dans leurs lectures, ils les mettent dans leur « forme pure; ils se contentent de consigner les autres en français, ou <«< bien ils les affublent d'une forme latine calquée visiblement sur la <«<française, ou bien encore ils les traduisent par des équivalents, qui << sont des jeux de mots. »

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M. Jules Quicherat cite d'amusants exemples de ces méprises. Molière se moque de ces faiseurs de mauvaises équivoques qui disaient : « Madame, tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun <«< yous voit de bon œil; à cause que Bonneuil est un village à trois <«<lieues d'ici. » Le calembour est bien plus ancien, et, chose curieuse, il a été fait sérieusement, Des clercs ayant à mettre Bonneuil en latin, et ne sachant pas que la forme était Bonogilum, l'ont rendu par Bonus oculus. Cheneché (Vienne), dont on ignore le nom latin, est rendu par Canutum caput; manifestement, les clercs et les notaires ont vu, dans ché, le mot chef, qui en effet se prononçait ché, et du restant ils ont approximativement fait Canutum ; Canutum caput, tête chauve. Sannois, (Seine-et-Oise), se dit, dans ces transcriptions, Centum nuces; nous savons par divers côtés qu'autrefois, quand deux n étaient ainsi placées, il se faisait une nasalisation à la première syllabe; Sannois se prononçait San-nois, traduit sans peine par Centum nuces. Il y a dans Eure-et-Loir un lieu qui se nommait, dans la latinité, Manulfi villa; le langage vulgaire en fit Marville, que les notaires reproduisirent par Matervilla, la Mère-Ville, et cela dès le x siècle. Le 1x et le x siècle sont les temps où le bas-latin se tourne en masse en français.

Grace à nos cartes, nos descendants les plus reculés connaîtront exactement notre France et les lieux où se passent notre vie et nos événements. Nos aïeux Francs, Romains et Gaulois, n'ont point eu un tel souci de leur postérité; s'ils l'avaient eu, les moyens techniques leur manquaient pour y satisfaire; et la conservation des monuments, qui est aussi œuvre de capacité et de puissance, fut trop imparfaite entre leurs mains, pour que l'érudition ne soit pas, à chaque instant. empêchée à retrouver et à reconstruire. M. Anatole de Barthélemy a dressé une liste des noms inscrits sur les monnaies mérovingiennes ac

tuellement connues. Cette liste contient sépt cent vingt et un noms; sur ce nombre il faut en compter six cents au moins dont fattribution est ou incertaine ou inconnue. M. Jules Quicherat, qui établit ce bilan, cherche à le réduire, sinon pár un travail d'ensemble, du moins par des observations, des réminiscences, des notes qu'il joint à un certain nombre de ces dénominations mérovingiennes.

Il est bon que ceux qui ont beaucoup de fécture, et, par conséquent, beaucoup de termes de comparaison, reviennent sur des solutions de petits problèmes historiques qu'on avait cru suffisantes et qui se trouvent ne pas l'être. Henri Ie, le troisième roi capétien, mourut, en 1060, en un lieu que les chroniqueurs nomment Vitriacum. Il y a plus d'un Vitry, et les historiens se partagèrent jusqu'à la publication par dom Luc d'Achery de la chronique du moine Clarius, qui vivait en 1120, et qui place cette mort apud Victriacum castrum in Bieria. Bière est le nom que portait anciennement la forêt de Fontainebleau; il y a dans cette forêt un carrefour dit la Croix-de-Vitry; et dès lors on mit l'événement dans la forêt de Fontainebleau. Mais, dit M. Jules Quicherat, dans cette forêt qui, à cause du manque d'eau, est loin d'être habitable partout, on ne rencontre ni ruine, ni reste, ni emplacément, ni souvenir d'un château royal. De plus, la dénomination de Croix-de-Vitry est récente; elle n'existait pas au commencement du règne de Louis XIII, ainsi que le témoignent les cartes de cette époque, et elle a été baptisée de la même façon que la Croix-du-Grand-Maître, la Croix-deGuise, la Croix-de-Souvray, d'un titre d'office ou du nom d'un grand personnage qui, ici, est probablement le Vitry devenu maréchal de France pour le meurtre du maréchal d'Ancre. Il ne reste donc aucune raison de croire que Henri Ier soit mort quelque part dans la forêt de Fontainebleau. Mais, pendant que la discussion topographique écartait cette localité, l'examen des textes l'écartait aussi; en effet, une nouvelle collation du manuscrit de Clarius faite par les bénédictins porte non pas Bieria, mais Brieria. C'est donc Vitry-en-Brière qu'il faut chercher, et non Vitry-en-Bière. Or il y a dans la forêt d'Orléans plusieurs communes nommées encore aujourd'hui Haute-Brière, Basse-Brière, SècheBrière, ce qui montre l'existence d'une contrée dite Brière. Dans ces mêmes quartiers est un Vitry dit Vitry-aux-Loges, où les premiers Capétiens avaient un château souvent habité par eux; le roi Robert y avait tenu sa cour, et nous avons de ce même roi Henri Ier un diplôme qui en est daté. De ces preuves, M. Jules Quicherat conclut que c'est à Vitry-aux-Loges, appelé par Clarius Vitry-en-Brière, que le roi Henri er finit ses jours.

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