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excuser Pomponace, il se croit dispensé de toute justice envers ses adversaires. Il y en a un surtout, Augustin Niphus ou Nifo, un des plus savants hommes, un des écrivains les plus féconds et les plus admirés de la Renaissance, qu'il attaque à plusieurs reprises, dans ses idées et dans son caractère, avec tant d'emportement, qu'on le dirait animé contre lui de quelque rancune personnelle; c'est peut-être parce que les objections de Niphus sont quelquefois très-embarrassantes.

M. Fiorentino, après avoir raconté la vie de Pomponace, s'arrête particulièrement à son Traité de l'immortalité de l'âme 1, qui serait appelé plus justement, comme on l'a dit avec raison, un traité de la mortalité. C'est à cet écrit principalement que Pomponace doit sa célébrité. C'est là que, pour la première fois, au grand scandale des théologiens et des philosophes attachés à la tradition scolastique, il soutient cette opinion que, selon la raison et selon Aristote, l'âme paraît destinée à mourir avec le corps, et que l'autorité de la révélation, l'enseignement infaillible de l'Eglise nous fait seul croire qu'elle est immortelle. C'est là que, s'inscrivant en faux contre la foi unanime du moyen âge que les dogmes révélés sont supérieurs, mais non contraires à la raison, il ose dire : «En tant que philosophe je nie l'immortalité, mais j'y crois comme chré«< lien. » Aussi, pour nous faire mieux apprécier ce que le Traité de l'immortalité renferme de vues originales et personnelles, M. Fiorentino fait précéder l'analyse approfondie qu'il nous en donne d'une exposition, d'ailleurs très-élégante et très lucide, de la doctrine d'Aristote sur la nature de l'âme humaine et de toutes les interprétations dont cette doctrine équivoque a été l'objet dans l'antiquité, au moyen âge et dans les premières années de la Renaissance. Après ces considérations rétrospectives nous sommes introduits dans le cœur du sujet, et nous apprenons, non-seulement ce qu'a pensé Pomponace, mais ce qu'ont pensé ses contradicteurs, nous devrions dire ses accusateurs, et ses disciples, sur cette même question, la grande question du temps, celle qui dominait toutes les autres, et à laquelle les étudiants rappelaient leurs maîtres avec des cris d'impatience lorsque, par négligence ou par timidité, ils tardaient à l'aborder. Enfin, ce n'est que dans les derniers chapitres de son livre que M. Fiorentino entretient ses lecteurs des œuvres de Pomponace qui se rapportent à d'autres matières, notamment de son curieux traité des Enchantements, ou pour mieux dire du Surnaturel2, et de son grand ouvrage sur le Destin, le Libre arbitre et la Prédestination 3.

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2 De immortalitate animæ, Bologne, 1516. De incantationibus, Bologne, 1520. De fato, libero arbitrio, prædestinatione, providentia Dei, libri quinque; imprimé à Bâle, après la mort de l'auteur, en 1525, in-folio.

Ce plan, bien qu'il ne soit pas tout à fait conforme à l'ordre chronologique et qu'il semble même interrompre l'ordre des matières, est irréprochable. Il force l'attention à s'arrêter sur le point capital, celui que la critique ne pouvait éclairer sans le secours de l'histoire, et fait comprendre la succession des idées, bien plus importante que celle des temps. Il ne saurait entrer dans nos intentions de l'adopter pour notre propre compte et de suivre M. Fiorentino pas à pas. Nous nous attacherons seulement à ce qui touche directement Pomponace et à l'influence personnelle qu'il a exercée sur l'esprit essentiellement novateur de son siècle.

Pierre Pomponace (Pietro Pomponazzi), surnommé Peretto, à cause de la petitesse de sa taille, naquit à Mantoue, d'une famille ancienne et distinguée, le 16 septembre 1462. A l'âge de vingt ans, il quitta sa ville natale pour aller étudier à Padoue la médecine et la philosophie, deux sciences encore étroitement unies, comme elles l'avaient été dans l'antiquité et au moyen âge. En 1487, il obtint le grade de docteur en médecine, et en 1488, dans sa vingt-sixième année, il fut nommé professeur de philosophie dans la ville même, une des plus savantes de l'Italie, où il venait de terminer ses études. C'était alors la coutume, dans les universités italiennes, surtout dans celle de Padoue, de confier l'enseignement de la philosophie à deux professeurs connus pour appartenir à des écoles différentes. On pensait avec raison que cette division des opinions était un moyen assuré d'entretenir l'émulation des maîtres et l'intérêt des élèves. Quel était le rival contre lequel Pomponace était ainsi appelé à faire ses premières armes? On a supposé que c'était le théatin Vernias (Nicoletti Vernia), qui, en effet, a occupé une chaire de philosophie à l'université de Padoue de 1471 à 1499. Il avait commencé par défendre la doctrine d'Averroës; puis il se convertit et écrivit, à la fin de sa vie, en faveur de l'immortalité et de la pluralité des âmes. Soit au milieu, soit à la fin de sa carrière, il aurait bien pu rencontrer parmi ses adversaires Pierre Pomponace, qui repoussait également l'averroïsme et l'immortalité individuelle; mais M. Fiorentinot établit par des documents incontestables que Vernias n'avait point de contradicteur officiel (ordinariam philosophia legentis absque concurrente), et que Pomponace a été, non son rival, mais son successeur.

C'est à Alexandre Achillini que l'université de Padoue voulut susciter un concurrent lorsqu'elle admit Pomponace au nombre de ses maîtres. Achillini, qui passa à Bologne les dernières années de sa vie, enseignait alors à Padoue la philosophie et la médecine avec une autorité incontestée, avec une renommée sans égale. On l'appelait le grand

Achillini et Aristote II. Ceux qui l'entendaient répétaient ce mot, devenu proverbial: « C'est le diable ou le grand Achillini: Aut diabolus « aut magnus Achillinus. » C'était un averroïste, nous ne dirons pas dissimulé, mais inconséquent. L'averroïsme, qui était depuis trois siècles la forme la plus générale de la libre pensée, faisait le fond de ses idées, non de ses croyances. Lui aussi il distinguait entre le philosophe et le chrétien, admettant comme philosophe l'unité des âmes humaines, l'unité du principe pensant et l'éternité du monde, acceptant comme chrétien l'immortalité individuelle et le dogme de la création. On comprend quelles difficultés et quelles hésitations devaient naître pour lui de ce déchirement intérieur de son esprit. Ajoutez à cela que, fidèle, dans ses leçons comme dans ses écrits1, aux formes surannées de la scolastique, il ne procédait que par distinctions et par syllogismes, en s'appuyant presque toujours sur un texte emprunté à celui qu'on appelait le grand commentateur.

Contre un tel adversaire, la partie était belle pour Pomponace. Il avait l'ardeur, la confiance, le prestige de la jeunesse, tandis qu'Achillini touchait à son déclin. Ayant eu pour professeur de philosophie l'averroïste Trapolini, qui se convertit plus tard à d'autres doctrines, il n'avait pas à lutter contre l'autorité d'un maître respecté, et, n'ayant rien publié encore, il restait en possession de toute sa liberté; il n'avait aucun engagement, soit envers lui-même, soit envers les autres; tandis qu'Achillini, lié par sa propre parole, enchaîné par ses propres écrits, ne pouvait rien changer ni à sa méthode ni à sa doctrine. A ces avantages, il en joignait plusieurs autres d'un plus grand prix le don de la parole, un langage qui pouvait paraître élégant en comparaison de celui de l'école, une rare présence d'esprit et le talent de l'ironie, l'art de faire rire aux dépens de ses contradicteurs. Aussi eut-il un rapide et brillant succès, surtout auprès de la jeunesse, toujours avide de nouveauté. Les dignitaires auxquels était confiée la direction de l'université de Padoue, les Réformatears, comme on les appelait, doublèrent le traitement de Pomponace et le firent passer à un rang plus élevé. Il n'était encore que professeur auxiliaire ou suppléant; en 1495, après la mort de Vernias, il fut nommé professeur ordinaire de philosophie naturelle. Il conserva cette position pendant quatorze ans, ne publiant rien, se bornant à commenter de vive voix les trois livres d'Aristote sur l'âme et gardant pour lui, si elles existaient déjà

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Alexandri Achillini Opera, Venet. 1508, in-folio. De distinctionibus, Bonon. 1518, in-folio.

dans son esprit, les opinions qui devaient plus tard soulever tant d'orages.

En 1510 il quitta Padoue pour Ferrare, où il ne resta guère qu'une année. Ferrare, alors en proie aux horreurs de la guerre, n'était pas un lieu favorable pour les méditations de la philosophie. Aussi Pomponace accepta-t-il avec empressement la chaire que lui offrait, à la fin de l'année 1511, l'université de Bologne. C'est à Bologne qu'il décrivit et publia tous ses ouvrages, à l'exception de son traité de la Fatalité, du Libre arbitre et de la Prédestination, qui, terminé en 1520, n'a paru qu'après sa mort, à Bâle, en 1525. C'est à Bologne que, après avoir rempli sans interruption et toujours avec le même éclat, ses fonctions de professeur, il mourut le 18 mai 1525. Il a été témoin des événements qui ont bouleversé l'Italie et l'Europe à la fin du xv° siècle et au commencement du xvr. Il est impossible qu'il n'ait pas entendu parler du rôle extraordinaire que Savonarole jouait à Florence et de la tragédie qui en marqua la fin. Il assistait à la naissance de la Réforme et voyait commencer l'ère fatale des guerres religieuses. Mais rien ne pouvait le distraire de ses spéculations philosophiques, pas même les passions qu'il souleva contre lui; car, quoi qu'en dise son dernier historien, il n'a jamais connu la persécution. Il a même eu cette singulière fortune, que des princes de l'Eglise, des cardinaux, un prolégat, furent ses plus ardents défenseurs et acceptèrent la dédicace de ses écrits les plus compromettants. C'est le futur président du concile de Trente, le cardinal Hercule de Gonzague, qui, voulant que ses cendres reposassent à Mantoue, sa ville natale, se chargea des frais de ses funéraillles et lui érigea un monument de bronze. Sa vie est tout entière dans ses livres, dans son enseignement, dans ses doctrines, et l'on peut dire de lui ce qu'on a dit de Spinoza il a été moins un homme qu'une pensée.

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C'est en 1516 que parut à Bologne son fameux traité de l'Immortalité. Ce ne fut pas le premier des écrits qu'il publia; mais ce fut le premier de ceux qui firent parler de lui1. Il fut accueilli par un véritable orage, surtout à Venise, où il fut connu d'abord; car il était dédié au Vénitien Contarini, un élève de Pomponace devenu cardinal. Déféré au doge

'D'après M. Fiorentino, les ouvrages de Pomponace qui ont précédé le traité de l'Immortalité sont au nombre de quatre : 1° Dubitationes xx1 in Aristotelem, tellement rare, que M. Fiorentino n'a pu en trouver un seul exemplaire; 2° De intentione et remissione formarum, Bologne, 1514; 3° De reactione, Bologne, 1515; 4° De modo agendi primarum qualitatum, videlicet an agant immediate per species spirituales, Bologne, 1515. Dans ces divers opuscules l'auteur, en sa qualité de professeur de philosophie naturelle, se contente d'expliquer, d'une façon plus ou moins libre, quelques passages de la physique d'Aristote.

par le patriarche et les frères mineurs de l'Observance, le traité de l'Immortalité fut brûlé publiquement par la main du bourreau, tandis que l'auteur, attaqué tous les jours du haut de la chaire, en dépit de sa profession de foi chrétienne, était signalé comme un ennemi de Dieu et de l'Église. Non contents de faire brûler son livre, les moines vénitiens agirent auprès de la cour de Rome pour attirer sur Pomponace les foudres de l'excommunication. Léon X, qui occupait à ce moment la chaire de saint Pierre, n'était, ni par caractère ni par conviction, porté à la rigueur, quand on ne s'attaquait pas directement à son pouvoir, et son secrétaire, le cardinal Bembo, était, comme Contarini, un disciple de Pomponace, un disciple peut-être imbu de ses idées, sans compter que les poëtes et les philosophes païens lui étaient plus chers que tous les docteurs de l'Eglise, anciens ou modernes, réguliers ou séculiers. Grâce à lui et aux dispositions bienveillantes du souverain pontife, les instances des frères mineurs de l'Observance n'eurent aucun résultat.

A Bologne le traité de l'Immortalité produisit un effet tout différent. Soit hostilité contre Venise, soit esprit d'indépendance et fidélité à des traditions libérales, les Réformateurs de l'Université, non contents de confirmer Pomponace dans ses fonctions pour une période de huit ans, augmentèrent singulièrement ses honoraires, qui, à partir de ce moment, furent portés à 1,600 ducats d'or. Ce qu'il y a de plus remarquable encore, le vice-légat du pape, Laurent Fieschi, intervenant dans ces résolutions contre son habitude et contre les statuts de l'Uniniversité, les revêtit de son approbation et de sa garantie. L'Inquisiteur et le Sénat donnèrent leur assentiment ou laissèrent faire. Mais les adversaires de Pomponace ne se crurent pas pour cela obligés de garder le silence.

Le plus modéré et le plus respectueux d'entre eux, ce fut le cardinal Contarini. L'esprit de la ville où il résidait, où il avait reçu le jour, les passions qui se déchaînaient autour de lui, et peut-être aussi la sincérité de ses convictions et le désir de les mettre à l'épreuve, lui faisaient en quelque sorte une nécessité de présenter à Pomponace quelques objections ou, comme on dit dans l'École, de lui faire quelques difficultés. Il s'acquitta de ce devoir avec toute la déférence qu'un disciple a pour son maître, alors même qu'il se croit obligé de le combattre. Pomponace lui répondit sur le même ton et avec les mêmes ménagements dans son Apologie1. Mais il ne se crut pas tenu à la même

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Apologia, Bologne, 1518.

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