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réserve à l'égard des moines qui l'avaient dénoncé, qui avaient voulu le faire excommunier et qui continuaient de se déchaîner contre lui. Il les accablait de son mépris et de sa colère, il leur rendait leurs invectives, qu'autorisaient d'ailleurs les mœurs du temps. On sait en quels termes Luther parlait du pape et comment Henri VIII, alors le défenseur de l'Église catholique, parlait de Luther. Aussi l'Apologie, loin d'être acceptée comme une justification, servit-elle de prétexte à de nouvelles attaques et à des dénonciations encore plus plus pressantes que les premières. Un certain Fra Ambrogio Fiandino, évêque de Sessa, dans le royaume de Naples et religieux de l'ordre des Ermites de Saint-Augustin, appelle Pomponace « le plus exécrable des hommes, une langue pestilen« tielle qui mériterait d'être arrachée, le fléau, l'opprobre, le poison de « la société humaine, un vieillard ridicule, profanateur de la nature, sacri«lége, né pour la haine, formé pour la dispute, élevé pour la perfi« die1. » Le même prélat, dans une lettre adressée au pape, se plaint de la tolérance dont on use envers un pygmée qui fait la guerre au ciel. Toute la lettre se résume dans ces mots qui en forment le début : « Il «y a des hommes que l'espoir de l'impunité a précipités dans la dé<< mence 2. >>

A fra Ambrogio se joignit un autre moine, un bénédictin de Pise, fra Bartolomeo di Spina, qui, dans deux réquisitoires publiés coup sur coup, à quelques jours de distance 3, ne se contente pas d'opposer aux doutes de Pomponace ses meilleurs arguments, mais conjure les inquisiteurs de remplir vaillamment leur devoir: Utinam inquisitores intrepide suum officium exsequerentur. Telle était aussi l'opinion de Boccalini. Comme on lui signalait la distinction établie par Pomponace entre le philosophe et le chrétien, celui-ci, admettant au nom de la foi ce que le premier contestait au nom de la raison: «Eh bien, répondit-il, on «l'absoudra comme chrétien et on le brûlera seulement comme philo« sophe. »

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Ni la calme argumentation de Contarini, ni les invectives de frère

O exsecrandum hominis caput, o pestiferam et perniciosam linguam et ex agro hujus vitæ radicitus evellendam, o labem, o maculam, o tabificum venenum societatis humanæ. O hominem, ad odium natum, ad contentionem instructum, ad perfidiam educatum. Le pamphlet d'où ce passage est tiré a pour titre : Ambrosii eremitæ Parthenopei, episcopi Lamosensis disputationes contra assertorem mortalitatis animæ secundum naturale lumen rationis, Mantuæ, 1509. Impunitatis spes plures in amen

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tiam dejecit.

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3 En voici les titres : Opusculum contra Petrum Pomponatium mantuanum quod tutela veritatis de immortalitate animæ nominatur; Flagellum in apologiam Peretti; Venetiis, 1519.

Ambroise et de frère Bartolomeo di Spina, ni les observations du P. Chrysostome de Casal, qui, par ordre de l'évêque et de l'inquisiteur de Bologne, furent imprimées à la suite de l'Apologie, n'ayant pu empêcher les idées de Pomponace de faire une grande impression sur les esprits et de trouver, sinon des partisans, au moins des juges bienveillants jusque dans les rangs les plus élevés de l'Église, on suscita contre lui un adversaire que l'on croyait beaucoup plus redoutable. Nifo passait en effet, depuis la mort d'Achillini, pour le plus grand philosophe, le plus habile dialecticien, l'écrivain le plus érudit et tout à la fois le plus éloquent de l'époque. Léon X avait conçu pour lui une telle admiration, qu'il le créa comte palatin en lui permettant d'ajouter à ses propres armes celles de la Maison de Médicis. Il lui accorda, en outre, le privilége de légitimer des bâtards, d'anoblir des vilains et de conférer de son autorité privée tous les grades universitaires, excepté ceux qui relèvent de la faculté de médecine. Ce n'est pas seulement à ses livres, mais aussi à ses leçons que Nifo dut sa fortune et son éclatante renommée. Il enseigna successivement la philosophie à Padoue, à Salerne, à Naples, à Pise, et partout il attira la foule, partout il excita les applaudissements de la jeunesse. A Rome, où il passa quelques années, il sut charmer la cour élégante de Léon X. Nous avons de la peine aujourd'hui à nous expliquer ces succès, car nous ne pouvons plus en juger que par ses ouvrages, qui sont composés d'après la méthode aride et rédigés dans le latin barbare du moyen âge. La plupart sont des commentaires sur Aristote; mais il y en a aussi qui sont consacrés à la morale et à la politique'. Au nombre de ces derniers on remarque un traité sur l'amour (De amore) et un autre sur le beau (De pulchro). Le traité du beau, malgré ses formes didactiques et son appareil pédantesque, n'est au fond qu'un madrigal adressé à Jeanne d'Aragon, dont Nifo, peut-être par pure galanterie, se montrait très-épris 2. La thèse qu'il y soutient (car il n'est guère possible d'employer une autre expression à propos de cette œuvre de scolastique amoureuse), c'est que Jeanne d'Aragon n'est pas seulement belle entre toutes les femmes, mais qu'elle est le type même de la beauté (criterium forme), de la beauté parfaite, de la beauté sesquilatère, et il essaye de le prouver en donnant de tous les charmes de la princesse une description plus pré

Nous ne voyons pas ce

Opuscula moralia et politica, in-4°, Paris, 1645. qui a autorisé le savant auteur de l'article Niphus dans la Biographie universelle à affirmer que la passion dont Nifo faisait parade à la cour du prince de Sanseverino, s'adressait à une fille d'honneur de Jeanne d'Aragon. Nous n'avons rencontré nulle part le nom de cette prétendue fille d'honneur.

cise qu'il ne convient à un philosophe, à un grave théologien autorisé par le pape à créer, par sa seule volonté, des docteurs en théologie et en droit canon.

M. Fiorentino relève avec vivacité les ridicules de ce personnage; il lui reproche avec amertume la faveur dont il a été l'objet près des grands de la terre et jusqu'à son titre de comte et ses armoiries. Mais il n'en a pas moins été, nous n'oserions pas dire le plus profond, mais le plus savant métaphysicien de son temps, aussi versé dans les œuvres de Platon que dans celles d'Aristote, aussi familier avec saint Augustin et saint Thomas d'Aquin qu'avec Averroës. Élève de Vernias, il s'attacha d'abord, comme son maître, à la cause de l'averroïsme. Il lui consacra, sans parler de ses nombreux commentaires, le premier et peut-être le plus curieux de ses ouvrages, son Traité de l'Intelligence1. Comme son maître aussi et comme le grand Achillini, il changea d'opinion. Il pensa non-seulement que l'immortalité individuelle est plus conforme à la vérité philosophique et à la foi chrétienne que l'immortalité collective reconnue par les Averroïstes et l'unité substantielle de l'intelligence, mais qu'Aristote lui-même est contraire à cette doctrine, et qu'Averroës ne l'a pas compris. Pourquoi donc cette conversion n'aurait-elle pas été sincère, comme elle l'a été chez d'autres? Pourquoi le platonisme, qu'il a étudié plus tard, ne l'aurait-il pas emporté dans son esprit sur le péripatétisme arabe et même sur la propre doctrine d'Aristote? Ce qui est certain, c'est que Pomponace a trouvé en lui un contradicteur embarrassant et d'une grande autorité.

Ce n'est point, comme on l'a dit, sur les ordres de Léon X qu'il entra en campagne contre l'auteur du Traité de l'Immortalité, ce fut, ainsi qu'il le dit lui-même dans sa dédicace au pape, sur les instances de fra Ambrogio Fiandino. Il céda d'autant plus volontiers, qu'il supposait à Pomponace l'intention d'avoir voulu réfuter son livre sur l'Intelligence; par conséquent ce livre lui était toujours cher, et ses idées n'avaient pas changé autant que le supposent, en se répétant les uns les autres, la plupart des historiens de la philosophie. La réfutation porte le même titre que l'ouvrage de Pomponace 2. Elle parut le 27 octobre 1518. Le 18 mai 1519, Pomponace y répondit par son Defensorium, ainsi appelé sans doute pour qu'il ne soit pas confondu avec l'Apologie. Ces trois écrits, l'Apologie, le Defensorium et le Traité de l'Immortalité, doivent être considérés comme un seul et même ouvrage, qu'il faut

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De intellectu et dæmonibus libri sex, Venetiis, 1492, in-folio. Niphi Suessani De immortalitate animæ libellus, Venetiis, 1518.

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embrasser dans son ensemble, si l'on veut se faire une idée exacte de la pensée de l'auteur et de la position qu'il a voulu prendre à l'égard des opinions les plus accréditées de son temps.

Avant d'exposer sa propre doctrine, Pomponace entreprend de réfuter celles qui lui sont contraires et entre lesquelles se partage, au moment où il écrit, la grande majorité des philosophes : ce sont les doctrines d'Averroës, de Platon et de saint Thomas d'Aquin. Conformément aux idées d'Averroës, l'âme est tout entière dans l'intelligence; mais il n'y a qu'une seule intelligence, l'intelligence active qui anime et qui gouverne notre monde sublunaire, par conséquent il n'y a qu'une seule àme pour tous les hommes, une âme non-seulement immortelle, mais éternelle. Platon, lui aussi, fait consister l'âme uniquement dans l'intelligence, et l'intelligence, telle qu'il la comprend, est nécessairement immortelle. Mais il pense que chaque individu a son intelligence propre, il croit à la multiplicité des âmes et reconnaît à chacune d'elles le privilége de l'immortalité. Enfin, si l'on en croit saint Thomas d'Aquin, l'âme est le principe identique de l'intelligence et de la sensibilité, le sujet de la sensation aussi bien que de la pensée; d'où il résulte que, mortelle dans l'une de ces facultés, celle qui s'exerce par le ministère des organes, elle trouve dans l'autre une garantie contre la mort; car il est inadmissible que, connaissant les choses éternelles et universelles, elle soit destinée à périr avec le corps et à s'éteindre avec les sens.

A la première de ces opinions, qui est, selon lui, la plus incompréhensible et la plus déraisonnable des trois, à l'opinion d'Averroës, Pomponace essaye d'opposer celle d'Aristote. Ce genre de réfutation est ici parfaitement à sa place, puisqu'il s'agit surtout de savoir jusqu'à quel point le commentateur arabe a compris la pensée du philosophe grec. Or, si nous en croyons Pomponace, entre le commentaire et le texte il n'y a pas seulement différence, il y a contraste. Averroës fait de l'intelligence un principe absolument indépendant des sens, des images sensibles, et par conséquent du corps. Aristote dit, au contraire, que, si la fonction propre de l'âme est de penser, la pensée est une certaine façon de représentation sensible ou n'existe pas sans une telle représentation et n'est point possible sans le corps 2. Aristote a défini l'àme de telle sorte qu'on ne peut la concevoir sans les organes. D'ailleurs, l'opinion d'Averroës ne se soutient pas mieux par elle-même que par les textes sur lesquels elle a la prétention de s'appuyer. En ôtant à l'intelligence toute communauté avec les sens et en lui enlevant, en outre, le

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caractère de l'individualité, le philosophe arabe la relègue en quelque sorte hors de l'humanité, hors de la vie, et nous met tout à fait dans l'impossibilité de nous rendre compte de cette intelligence multiple et variable que nous apercevons en nous. Comment comprendre que la même intelligence, qui est éternelle, indivisible, indépendante par son essence et par ses opérations générales, soit variable, multiple, dépendante chez l'homme? Deux manières d'être aussi différentes appartiennent évidemment à des êtres différents.

L'opinion de Platon est combattue par celle de saint Thomas. La nature de l'homme a été beaucoup mieux expliquée par l'Ange de l'École que par l'auteur du Phédon. Il a compris qu'il n'y a pas en nous deux âmes et, pour ainsi dire, deux personnes, l'une qui pense et l'autre qui sent ou qui perçoit, mais que la pensée et la sensibilité sont étroitement unies entre elles, et que toutes deux appartiennent à la même substance, à un être indivisible. Saint Thomas a sur Platon un autre avantage, qui est la conséquence nécessaire du précédent. L'âme étant sensible aussi bien qu'intelligente, et sa sensibilité étant répandue dans les organes, il n'est plus permis de la concevoir seulement comme la cause motrice du corps, ainsi que font tous ceux qui la mettent tout entière dans l'intelligence, mais elle devient la forme vivante et active, ou, pour nous servir de l'expression consacrée, la forme informante du corps. S'il était vrai que l'âme ne fût que la cause motrice du corps, il n'y aurait pas plus d'unité dans la nature humaine qu'il n'y en a entre le chariot et les bœufs1. L'unité n'existe dans notre personne que si l'âme et le corps forment un seul tout, où l'âme nous représente la forme et le corps la matière. Enfin saint Thomas d'Aquin repousse la préexistence des âmes, très-difficile à concilier avec la doctrine que l'âme est la forme du corps, par conséquent qu'elle naît et se développe avec lui. Saint Thomas pense que l'âme a un commencement, bien que ce ne soit pas le même que celui des organes.

Sur tous ces points Pomponace est d'accord avec le grand docteur du xII° siècle; mais il se sépare de lui sur la question de l'immortalité de l'âme. Les raisons sur lesquelles se fonde saint Thomas d'Aquin pour affirmer que l'âme ne saurait mourir avec le corps, ces raisons ne l'ont pas convaincu, et il croit pouvoir les combattre par des raisons contraires.

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Il y a d'abord contre l'immortalité de l'âme l'autorité d'Aristote, qui

Anima et corpus non majorem haberent unitatem quam boves et plaustrum. » (De immortalitate, cap. VI.)

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