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peut-être, maint rapport alarmant lui parvenait sur l'origine, la moralité et la fidélité de sa belle. Aussitôt il lui écrit de revenir, de renoncer à ses mensonges, il lui tend les bras, lui pardonne tout... et lui envoie 200 ducats qu'il a eu beaucoup de peine à se procurer, et dont il pensait avec raison qu'elle avait grand besoin.

La prétendue Élisabeth, accompagnée d'un baron de Knorr, colonel1, et qu'on appelait son Maître du palais, arriva à Venise vers la fin de mai 1774, sous le nom de comtesse de Pinneberg. C'est une seigneurie du Schleswig, qu'elle considérait déjà probablement comme acquise au prince de Limbourg, et par conséquent à sa disposition. Radziwill, qui l'avait devancée de quelques jours, l'attendait et lui avait fait retenir un logement. «Madame, lui écrivait-il, je regarde l'entreprise de Votre «< Altesse comme un miracle de la Providence qui veille sur notre infor« tunée patrie, en envoyant à son secours une si grande héroïne. » Il s'excusait de ne pouvoir aller lui faire sa cour, « étant habillé en Polo«< nais, ce qui exciterait la curiosité des lynx. » Admirons la prudence de ce mystérieux diplomate qui voyage en costume polonais et qui se flatte de dérouter la police vénitienne, en logeant dans une maison retenue par lui une personne qui déjà depuis quelque temps occupait l'attention du public. Il paraît que cette maison appartenait au ministre de France auprès de la République, mais probablement celui-ci ignorait à qui elle était destinée, et le prince de Radziwill, étant parent de la feue reine de France Marie Leczinska, avait droit à des égards particuliers. Au reste le mystère cessa bientôt. Radziwill fit sa visite de cérémonie à la princesse Élisabeth, qui daigna en faire une à la comtesse Morawska, sœur du palatin. Tous les Polonais affiliés à la Confédération qui se trouvaient à Venise, beaucoup d'officiers français qui se préparaient à passer en Turquie, allèrent à l'envi présenter leurs hommages à la comtesse de Pinneberg. On la traitait de princesse de toutes les Russies. Parmi les plus empressés on trouve M. Édouard Wortley Montague 2, cet étrange original qui, après de longs voyages, s'était fait musulman et résidait à Venise, se préparant, disait-il, au pèlerinage de la Mecque. Malgré un accueil si flatteur, les banquiers montrèrent seuls beaucoup d'incrédulité. La princesse, voulant faire un emprunt, offrit inutilement pour gage sa terre d'Oberstein et certaines mines d'agate appartenant au prince de Limbourg; elle eut beaucoup de peine à obtenir une avance de 200 ducats.

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1 Probablement dans les troupes de S. A. le prince de Limbourg. Le fils de lady W. Montague.

Après une quinzaine de jours passés à Venise, elle en partit ave Radziwill et un assez grand nombre d'officiers qui voulaient comm eux se rendre en Turquie. La méfiance des capitalistes vénitiens, et peut-être aussi les inquiétudes que causait au gouvernement de la République la présence de tant d'aventuriers, les avaient probablement obligés d'abréger leur séjour et de chercher un pays plus hospitalier. Ce fut dans la petite république de Raguse qu'ils résolurent d'attendre le firman que Radziwill avait demandé à la Porte, et sans lequel il leur eût été impossible d'aller à Constantinople. Raguse était d'ailleurs comme le rendez-vous de tous les Confédérés qui allaient en Orient pour se battre ou pour intriguer. Déjà le comte Kossakowski s'y était arrêté, dans le courant du mois de mai, muni des pleins pouvoirs de Radziwill, à l'effet d'engager ses biens et de réaliser un emprunt de deux millions de sequins, pour lever un corps de 6,000 hommes parmi les chrétiens de la Bosnie et de l'Albanie 1. Un autre Polonais, M. Klucewski, avait également engagé toute sa fortune pour enrôler des soldats en Dalmatie, et, grâce à la protection de quelques patriciens, il espérait que la République de Venise fermerait les yeux.

La traversée fut longue et pénible, et notre héroïne ne débarqua à Raguse qu'au commencement de juillet 1774. Là, comme à Venise, elle logea dans la maison du résident de France, qui ne crut pas pouvoir la refuser à un parent de la feue reine. Dans la suite il fut blâmé par son gouvernement pour cette complaisance. J'extrais de la correspondance de M. Desrivaux, c'était le nom de cet agent, quelques observations sur notre fausse princesse.

Le 12 juillet 1774, M. Desrivaux annonce à M. de Boynes l'arrivée à Raguse du prince Radziwill, du prince staroste de Pinsk et de la princesse Élisabeth Volodimir, sœur du prince Joglokof, chef des ré voltés en Russie, et soi-disant fille de l'impératrice Élisabeth 2.

Il écrit de nouveau de Raguse, 10 août 1774:

Le prince Radziwill et sa suite attendent avec impatience l'effet des négociations qu'il fait faire à Constantinople et près du grand vizir pour avoir des firmans et de l'argent pour se rendre à l'armée et rentrer dans sa patrie à main armée. Mais il no paraît pas que ces négociations fassent de progrès; ils (les Polonais qui avaient débarqué à Raguse au mois de mai précédent) ne lui ont encore écrit qu'une seule fois, et je ne crois pas qu'ils lui aient donné de grandes espérances.

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Lettre de M. Desrivaux à M. de Boynes, ministre de la marine. Raguse, 16 mai 1774. (Archives du ministère des Affaires étrangères.) Archives du ministère des Affaires étrangères.

Il a à sa suite une dame qui l'a joint vers les derniers temps de son départ de Venise, qui se dit fille de la feue impératrice Élisabeth et du comte Rozoumowski, et qui prétend avoir été appelée à l'empire russe par testament de feu sa mère. Son frère est à la tête des révoltés en Russie, sous le nom de Pierre III, et connu dans la gazette sous celui de Pugatschew. Son vrai nom est Joglokoff'. Ce frère a déclaré ne combattre que pour elle, et l'a annoncé ainsi dans des imprimés qu'il a distribués. Elle dit avoir été reléguée en sa jeunesse, par la méchanceté de Catherine II, en Sibérie, et que cette princesse lui avait fait donner du poison pour se débarrasser d'elle; mais elle a eu l'adresse, par des remèdes pris à propos et par la fuite, d'échapper à l'activité du poison et à la poursuite de cette ennemie. Elle se sauva en Perse, chez un parent de M. Rozoumowski', d'où elle n'est sortie que depuis peu. Elle dit être connue et très-estimée de l'Électeur de Trèves. Elle donne à entendre qu'elle a épousé secrètement le prince de Limbourg de Holstein, qui doit aussi se rendre ici pour passer avec elle à Constantinople, où M. le prince de Galitzin, vice-chancelier de Russie, attaché à son parti et l'un des conjurés contre Catherine, se rend de son côté, après avoir bien dressé ses batteries à Pétersbourg, pour négocier conjointement avec eux près du Grand Seigneur, à qui il apporte le testament de la feue impératrice Elisabeth, pour la faire reconnaître comme la vraie héritière de l'empire russe, et former avec Sa Hautesse des traités offensifs et défensifs.

Elle m'a confié que Catherine et son successeur devaient perdre la vie par les mains des conjurés à sa dévotion, et qu'elle avait des avis que la scène devait être déjà terminée en ce moment.

M. le prince de Radziwill me paraît très-persuadé de la vérité de ces détails, mais je crains bien qu'il ne soit abusé, ayant remarqué dans les conversations et même dans la conduite de la prétendue héritière de l'empire russe plusieurs traits qui sentent beaucoup l'aventure. Au reste les deux princes (Radziwill et le staroste de Pinsk) ont pour elle un respect infini et lui marquent tous les égards dus à une souveraine. Dans peu l'on saura si tout ceci n'est qu'une comédie ou s'il peut y avoir quelque réalité. En attendant le sénat de Raguse, qui a été informé que cette princesse se donnait publiquement pour prétendante au trône de Russie, lui a député deux sénateurs pour la prier de sortir de la république, craignant des reproches de la part de Catherine, si par hasard elle échappait aux trames qu'e prétend avoir fait ourdir contre elle; mais cette espèce d'aventurière leur a répondu en impératrice déjà régnante, et les députés ont été contraints de s'en retourner sans avoir obtenu d'autre réponse que des railleries de leur pusillanimité. La république n'a pas voulu user de violence envers elle par respect pour M. le prince de Radziwill.

u'elle

Tout ceci, Monsieur, sent beaucoup le roman, mais je dois compte à Votre Excellence de tout ce qui se passe dans ce petit État, sauf à elle à en faire le cas qu'elle jugera à propos 3.

M. Desrivaux était bien informé. En effet, dès son arrivée à Raguse,

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Je ne sais où il a pris ce nom, que Pougatchef ni aucun Russe, je crois, n'a jamais porté. Elle avait commencé par dire que le schah était parent de Razoumofski. A Raguse elle se corrige. 3 Archives du ministère des Affaires étran gères.

elle avait affiché ses prétentions au trône, et son entourage de Polonais confédérés et d'officiers français les avait proclamées aussi bruyamment que possible. Elle avait fabriqué de prétendus testaments de Pierre I, de Catherine I et d'Élisabeth; ce dernier lui léguait la couronne. N'ayant personne qui pût traduire en russe et contrefaire de pareilles pièces, elle n'en produisait que des copies, ou plutôt des traductions en français. Les minutes qui existent sont de la main de l'aventurière. Son biographe allemand a cru remarquer que le texte de ces instruments est d'un meilleur style que la correspondance française de la fausse Élisabeth, et il en conclut qu'elle a eu un secrétaire. Pour moi, je n'observe en aucune façon cette différence de style, et je trouve la rédaction de ces pièces tellement ridicule, pour la forme comme pour le fond, que je m'étonne qu'elle ait pu faire des dupes. J'en donnerai la preuve.

Au testament supposé d'Élisabeth sont joints des conseils sur la manière de gouverner. Quelques extraits feront apprécier l'ignorance du faussaire :

.....Je veux que la nation russe soit toujours en bonne harmonie avec ses voisins, et, tant qu'il sera possible, ménager la nation, de crainte que le pays ne se trouve dépeuplé par des guerres inutiles.

Je prétends qu'Élisabeth envoie des ambassadeurs dans toutes les cours et qu'elle les change tous les trois ans.

.. Quand il y aura quelques découvertes de faites de pays ou d'autre nature, utiles à la nation ou à la gloire de la souveraine, ils produiront leurs découvertes en secret aux ministres, et, six semaines après, à la chancellerie du gouvernement relative à la découverte, et, après trois mois, chacun recevra la résolution à l'audience publique, en présence de l'impératrice, et sera publiée au son du tambour au coin des rues pendant neuf jours de suite.

.Élisabeth seconde sera maîtresse absolue de transiger, de changer, d'acheter tels biens qu'il lui plaira, c'est-à-dire quand ce sera pour le bien de la nation et avec l'agrément de la nation.

Ce mot est grave. On serait d'abord tenté d'y voir l'aurore d'un gouvernement représentatif, mais on se tromperait fort, car on lit ailleurs :

Les impôts seront réglés par Élisabeth ma fille.....

Si, avant son règne, il s'agissait de quelque guerre ou autre discussion, ou traité, ou loi, ou règlement, le tout n'aura de pouvoir ni force qu'après son consentement, et le tout sera annulé par son autorité souveraine et à jamais héréditaire.

Je laisse à son bon plaisir de révoquer ou d'abolir tout ce qui aura été fait avant son règne '.

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Quelque léger et étourdi qu'on suppose le prince Radziwill, je ne crois pas possible qu'il ait pris la moindre part à la rédaction de pareilles sottises. Assurément il n'y avait pas alors de gentilhomme polonais qui ne connût mieux la situation de la Russie et qui ne comprît quelque chose au grand mouvement qui agitait alors le midi de cet empire. Si la fausse Élisabeth avait eu un secrétaire tant soit peu intelligent, comment n'aurait-il pas dit un mot de l'insurrection de Pougatchef et de l'effroyable guerre servile qu'il avait allumée? Comment un Polonais aurait-il oublié de parler de sa patrie? A mon sentiment, tout se réunit pour faire croire que l'aventurière, une fois son rôle accepté, voulut le jouer toute seule et n'admit personne dans sa confidence.

Il est important de remarquer que la fausse Élisabeth, traitée d'abord en reine par Radziwill, écrit, dès le 23 juillet, c'est-à-dire environ quinze jours après son arrivée à Raguse, que le palatin a changé de manières à son égard. Elle lui a remis des copies des testaments pour le Grand Seigneur, et se plaint qu'il ne les a pas envoyées, ou qu'il a chargé son agent à Constantinople de les retenir. N'est-il pas probable que la communication de ces pièces étranges a ouvert les yeux au prince et lui a montré le danger et le ridicule où il s'exposait? Ce n'est pas tout à côté de la grande pièce politique, il s'en jouait une petite, d'un caractère tout privé. La princesse de toutes les Russies, tout en composant ses manifestes, ne dédaignait pas de s'occuper d'une intrigue amoureuse. A Venise et à Raguse elle avait retrouvé l'étranger de Mosbach, c'est-à-dire Domanski, ce gentilhomme polonais attaché à Radziwill et son agent en Allemagne. Des deux côtés la passion était vive, et il paraît qu'elle ne put se contraindre. Pour une prétendante au trône, c'était une grosse faute que de s'engager dans une affaire de galanterie, mais ce qui était bien plus grave, c'était de vouloir prendre pour mari un simple gentilhomme polonais. Les choses en vinrent à ce point comme il semble, et l'intervention de Radziwill fut nécessaire pour empêcher le scandale. Il ne put toutefois arrêter les propos des personnes de sa suite. Les officiers français qui devaient discipliner l'armée turque ne se gênaient plus pour plaisanter de la folle princesse qu'ils allaient servir, et quelques domestiques mal payés publiaient qu'elle avait mené une vie fort désordonnée en France, et qu'elle y avait joué plus d'un tour voisin de l'escroquerie. Enfin, au milieu de ces rumeurs fâcheuses, arrivait la nouvelle de la paix conclue entre la Russie et la Porte, et celle de la déroute complète et de la prise de Pougatchef. Quelque temps le prince Radziwill conserva les apparences, et la rupture ne fut déclarée que vers le milieu d'octobre. Il repar

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