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tableaux. Entendre, rendu neutre, a donné: il s'entend à cette besogne, où il faut voir non il entend soi à cette besogne, mais il est entendant à cette besogne.

Après la théorie des auxiliaires, je passe à la classification de nos conjugaisons, autre point essentiel du travail de M. Chabaneau. Dans nos anciennes grammaires du xvII° siècle, le préjugé latin avait gardé tant d'empire, que l'on y faisait figurer une déclinaison française sous cette forme nominatif Pierre, génitif de Pierre, datif à Pierre, accusatif Pierre, sans voir qu'il n'y avait plus là que des prépositions et non des cas. Un préjugé pareil a réglé la division de nos conjugaisons, où l'on a voulu retrouver les quatre conjugaisons latines: er représentant are, amare, aimer; oir représentant ere, debere, devoir; re représentant ĕre, reddere, rendre; et ir représentant ire, servire, servir. Mais ce n'est qu'une apparence; les thèmes en oir et en re sont des types vides, c'est-à-dire ne contenant que des verbes véritablement irréguliers, sur le modèle desquels il est impossible de faire aucun nouveau verbe, tandis que la langue continue à en faire sur les types en er et en ir. « Les deux conjugaisons en oir et en re, dit M. Chabaneau, ne sont « pas des formes vivantes; les verbes que l'on y classe font partie du ma<«<tériel de la langue; ils servent à ses besoins, mais le moule dans lequel ils furent fondus n'a plus servi, ne servira plus; car ils le brisè«rent, pour ainsi dire, en s'en dégageant. Aussi convient-il de diviser les conjugaisons françaises en deux grandes classes premièrement « celle des conjugaisons dont les flexions, presque toutes accentuées en « latin, ont survécu par conséquent à l'action des lois phonétiques, <«<et sur le modèle desquelles s'est façonnée et se façonna nécessairement « toute idée verbale nouvelle; deuxièmement, celle des conjugaisons «qui, dépouillées par l'action des mêmes lois de la majeure partie de << leurs flexions principales, n'ont jamais servi de modèles et n'ont, conséquemment, reçu dans leurs cadres aucun des verbes dont la langue «s'est enrichie depuis sa naissance 1. »

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De la sorte, dans notre fonds verbal, il y a une partie pétrifiée, morte, et une partie demeurée active et vivante. Toutes les fois que l'on fait un verbe nouveau, on le fait en er ou en ir. M. Chabaneau a remarqué que ce sont les substantifs qui fournissent les verbes nouveaux en er, et les adjectifs qui fournissent les verbes nouveaux en ir: drap, draper,

Une pareille division de nos conjugaisons se trouve aussi dans un travail, que j'ai lu en manuscrit, de M. Tallandier, professeur de français en Angleterre, à l'école d'état-major.

rose adjectif, rosir. Les exceptions sont très-rares; ainsi on peut citer, dans le langage des métiers, un verbe roser qui vient de rose adjectif, quelques verbes en ir qui viennent de substantifs comme raboutir, de bout, épointir, de pointe. Mais ce qui est sans exception, c'est qu'aucun verbe nouveau ne se forme plus ni en oir ni en re. Si de drap, par exemple, au lieu de draper, on faisait drapoir, c'est un substantif' qu'on y verrait; et, si on en faisait drapre, personne ne comprendrait.

A l'égard de la partie morte et de la partie vivante du fonds verbal en ir, une distinction importante est à faire. De ces verbes, les uns, comme mentir, servir, forment le présent d'après l'accent latin, je ments, tu ments, il ment, je sers, tu sers, il sert; et l'imparfait d'après le même thème, je mentais, je servais; les seconds le forment par un affixe en is ou it à la troisième personne, je choisis, tu choisis, il choisit, je fleuris, tu fleuris, il fleurit, et l'imparfait sur le même thème, je choisissais, je fleurissais. La cause de ces différences est que, dans le premier cas, la conjugaison suit exactement l'accent latin (ce qui fait justement qu'elle est devenue incapable de produire de nouveaux fruits, cet accent étant complétement oublié), et que, dans le second, les verbes en ir se sont adjoint, pour le présent, l'imparfait et d'autres temps, la forme inchoative latine escere. Escere a bien gardé la signification inchoative dans quelques verbes, par exemple jaunir, rougir; mais, dans plusieurs autres, ce n'est qu'un pur affixe, par exemple choisir, gémir, déguerpir. C'est dans cette forme que la conjugaison en ir est restée vivante.

L'immobilité de l'accent français, toujours placé sur la dernière syllabe quand elle est masculine, ou sur l'avant-dernière quand la dernière est féminine, a été la cause qui a frappé de mort toute formation verbale nouvelle à l'aide de l'ère latin. L'italien, qui recule, comme le latin, l'accent à l'anté-pénultième, peut prendre, s'il veut, le verbe latin assumere. Mais nous, si nous voulions le prendre, il en faudrait faire, ce que l'ancienne langue en aurait fait, ass undre, et assandre ne serait compris de personne. On a tourné la difficulté en attribuant à ces verbes latins en ere la finale verbale française er; car il ne faut pas croire que, dans assumer, résumer, imprimer, réprimer et tant d'autres, la finale er soit représentative de ĕre latin; non, c'est la finale verbale française que l'on fixe à un thème latin.

J'ai exposé les idées fondamentales du remarquable essai de M. Chabaneau sur la conjugaison française, dans le désir d'y appeler l'attention des lecteurs curieux de grammaire. Maintenant il ne me reste plus qu'à discuter quelques points, qui ne sont chez lui que des accessoires ou des notes, mais qui m'intéressent, car je suis aussi un curieux de grammaire.

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Notre participe passé, dans son emploi avec les régimes, présente des anomalies et a excité bien des discussions. «C'est avec beaucoup << de raison, dit M. Chabaneau, que la langue actuelle laisse le participe <«< invariable, au lieu de le faire accorder, comme faisait le plus sou<< vent en pareil cas l'ancienne langue, avec le complément direct du « verbe. Mais, moins logique que ne l'était habituellement celle-ci, ce « même participe qu'elle laisse invariable quand le régime le suit, elle « le fait accorder avec lui quand il le précède, exemple : la bourse que «j'ai perdue. Au lieu de ne voir là, comme il conviendrait, qu'un acci<«<dent grammatical dont l'histoire de la langue peut seule rendre « compte, les grammairiens ont fait assaut de subtilités pour expliquer « par la logique pure cette anomalie et fonder sur des raisons intrinsèques la règle qui la consacre. Vainement, car, dans ce cas comme <«< dans celui où le régime suit, perdu est le complément direct de ai et <<< nullement un adjectif, comme on le prétend, qualifiant bourse. L'es«pagnol est plus logique et plus conforme à la vérité des choses, qui «laisse dans tous les cas le participe invariable. » M. Chabaneau a grandement raison de taxer de subtilités l'effort de grammairiens qui veulent distinguer logiquement deux cas si évidemment semblables: j'ai perdu la bourse, et la bourse que j'ai perdue. Mais a-t-il également raison en attribuant une supériorité de logique à la langue moderne sur la langue ancienne, pour le cas où le régime suit? Car, pour le cas où le régime précède, elle est manifestement illogique avec elle-même. Tout part du latin habeo pactam sororem s'est traduit régulièrement tout d'abord par: j'ai promise ma sœur. Puis, une autre idée grammaticale se faisant jour, c'est-à-dire l'idée de la coalescence de habeo pactam, on a dit : j'ai promis ma sœur. Tous deux sont bons, ils pouvaient durer ensemble, et c'est en vertu de cette antique liberté que La Fontaine a dit excellemment :

dans la saison

Que les tièdes zéphirs ont l'herbe rajeunie.

Mais, s'il arrivait que malheureusement on la restreignît, il fallait laisser le participe ou toujours variable ou toujours invariable. Notre règle actuelle du participe est contradictoire, en vertu d'un archaïsme qui s'est cantonné dans une partie des cas, et d'une vue grammaticale qui s'est emparée des autres.

Dans l'analyse logique qu'il suit, M. Chabaneau pense que le participe passé a le caractère actif, régulièrement exprimé dans j'ai perdu la bourse, entaché d'irrégularité dans la bourse que j'ai perdue. Selon moi,

cette analyse est inexacte, et le caractère du participe passé est toujours passif. Il le tient de son origine latine; il l'a eu dans les premiers temps de la langue, et il l'a conservé dans quelques constructions. Quoi que l'idée fasse, elle ne change pas l'essence des mots, elle ne peut qu'en changer l'emploi et le sens. Ce qui a fait que, quand le régime suit, on s'est affranchi de l'accord, c'est l'indétermination où la pensée reste tant que ce régime n'a pas été énoncé; il a été alors loisible de le considérer comme invariable; d'où la raison logique de cette invariabilité, et la règle que nous suivons et que jadis on ne suivait pas. M. Chabaneau, pour justifier le caractère actif qu'il attribue au participe passé, dit qu'en latin ce participe passé est tantôt actif, tantôt passif; actif dans les verbes déponents, imitatus, ayant imité; passif dans les autres verbes, amatus, étant aimé. Mais, dans les langues romanes, on ne doit pas invoquer l'influence des verbes déponents; ces verbes n'y ont laissé aucune trace; et, pour tous ceux dont elles se sont servies, elles ont commencé par leur imposer la voix active. Cette analyse ne gêne en rien l'analyse très-fine suivant laquelle M. Chabaneau a montré que, dans nos temps composés, l'auxiliaire avoir ne joue le rôle que d'affixe. A la propriété d'indiquer le temps, la personne, le nombre, il faut ajouter la propriété d'indiquer la voix.

C'est sur cette distinction du participe passé provenant tantôt du déponent et tantôt du passif que M. Chabaneau fonde l'interprétation des locutions: un homme osé, entendu. Elles signifient, suivant lui, un homme qui a osé, qui a entendu. Je ne puis me ranger à cette opinion; mais, avant d'exposer mon interprétation de ce cas singulier, il faut que j'examine la conjugaison du verbe neutre aux temps composés.

Les langues romanes, qui avaient leur route tracée par habeo pactam sororem et autres exemples semblables, ne l'avaient plus pour dormivi et le prétérit des autres verbes neutres. Elles n'hésitèrent pas, et y formèrent un participe sur le type des participes passifs, type que ne leur donnait pas le latin; car dormitum est le supin, non un participe à forme passive. Maintenant ce participe dormi est-il, par sa nature, un passif? Certainement, juste comme l'est le non dormitur in illo (lecto) de Juvénal, et les autres passifs des verbes neutres latins : j'ai dormi est habeo quod dormitum fuit. Cette passivité essentielle du participe passé des verbes neutres explique comment il a été possible d'en conjuguer quelques-uns avec l'auxiliaire étre : je suis venu, je suis tombé, je suis monté, je suis descendu, etc., et l'on comprend sans peine dès lors que, si l'usage l'avait voulu, tous les verbes neutres auraient, comme certains l'ont, la double conjugaison par avoir et par être, la logique grammaticale permettant l'un ou l'autre.

Mais, dira-t-on, il suffit, pour expliquer la conjugaison par être ou par avoir, de supposer que le participe a simplement le sens du verbe au passé, sans y joindre le sens du passif. Ce qui prouve que cela ne suffit pas, c'est qu'on n'a jamais dit, quand il y a un complément direct, je suis perdu la bourse; ce qui eût été possible si perdu impliquait seulement le sens du verbe au passé. Tout est dominé par l'origine de la locution qui est habeo pactam sororem.

Tout cela est subtil, mais il n'y a rien de plus subtil que la grammaire, quand on y veut analyser les procédés de l'esprit. On sait que le participe passé des verbes neutres conjugués avec être s'emploie isolément, comme une sorte d'adjectif :

Et, monté sur le faite, il aspire à descendre,

a dit Corneille. La raison en est qu'on y sous-entend sans peine leur auxiliaire. Au contraire, les verbes conjugués avec avoir ne reçoivent pas cette construction; l'on ne dit pas et, dormi, il se sentit plein de vigueur. Cela tient à ce que l'ellipse du verbe avoir ne se suppose pas, tandis que celle du verbe être se suppose facilement et existe dans beaucoup de cas usuels. Aussi les grammairiens n'ont-ils point passé sans contester à Racine son hémistiche: Ce héros expiré. Ils se trompaient; en examinant l'usage historique, on voit que expirer se conjugue, non rarement, avec étre, et dès lors le participe passé peut s'employer isolément. Avec tous les verbes qui flottent dans leur conjugaison entre être et avoir, un pareil emploi est admissible; et il ne faut pas reprendre Victor Hugo d'avoir dit (Voix intérieures, XIII) :

Pareil au champignon difforme

Poussé pendant la nuit au pied d'un chêne énorme.

Cette digression me mène aux locutions homme osé, homme entendu. Osé, entendu, proviennent de verbes actifs, il est vrai, mais que l'usage a neutralisés en quelques cas spéciaux. Dès lors le participe passé en est devenu disponible avec un sens de passivité ou d'état, comme les autres participes passés de ce genre, tombé, monté, expiré. Entendu, verbe actif, devient neutre dans entendre à quelque chose; d'où entendu, au sens d'habile. Oser, verbe actif, devient neutre dans oser en quelque chose, d'où osé avec le sens de hardi. Transformer un verbe actif en verbe neutre, et en traiter le participe comme le participe des verbes neutres conjugués avec l'auxiliaire être, tel est le procédé dont la langue s'est servie pour donner à certains participes passés, d'ailleurs en nombre

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