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«< compte pas sur lui; mais il y a devant Livourne une flotte russe, et «j'y ai des amis. Mylord Montague fait pour moi un emprunt, dont «j'attends le montant au premier jour. » Pour gagner plus sûrement l'abbé et le cardinal Albani, elle donnait à entendre qu'elle avait envie de se convertir, et, par son exemple, de ramener son peuple à la religion catholique, et, afin de bien montrer la grandeur du sacrifice, elle ajoutait aussitôt qu'elle ne se dissimulait pas les conséquences fatales que pourrait avoir pour elle son abjuration.

Sur le rapport de l'abbé Roccatani, le cardinal répondit à la princesse par une lettre polie, dans laquelle il faisait des vœux pour le succès de son entreprise, si le bon droit était de son côté. L'abbé parvint encore à exciter l'intérêt ou, du moins, la curiosité du ministre de Pologne, le marquis d'Antici, avec lequel l'aventurière eut une conférence secrète dans une église de Rome. Charmé de son esprit et croyant qu'il avait affaire à quelque fille naturelle d'Élisabeth, le marquis d'Antici essaya de la convaincre qu'elle n'avait aucune chance de réussir, et que le meilleur parti qu'elle pût prendre était de chercher un refuge en Italie ou en Allemagne. Tant qu'il ne s'agissait que de trouver des auditeurs bénévoles pour une histoire romanesque, la fausse princesse se faisait écouter avec intérêt; elle rencontrait même des admirateurs crédules, mais d'ordinaire ses séductions échouaient lorsqu'elle demandait de l'argent. Déjà l'abbé Roccatani avait observé sa détresse croissante; l'exjésuite Chanecki l'avait abandonnée; les fournisseurs se lassaient d'attendre, et quelques domestiques réclamaient insolemment leurs gages. Au premier mot d'emprunt, l'abbé déclara la chose impossible. On se rabattit à prier le cardinal Albani de demander 7,000 ducats à l'Électeur de Trèves; nouveau refus. La situation était des plus critiques.

Dès avant l'envoi de la lettre de Raguse, Alexis Orlof avait appris l'existence d'une prétendante au trône de Russie et avait mis ses espions en campagne. De son côté, Catherine, avertie par ses agents en Allemagne et en Italie, mandait à son amiral de découvrir et d'arrêter à tout prix la personne qui se donnait pour la fille d'Élisabeth Pétrowna. Plus tard, apprenant que cette femme était à Raguse, elle ordonnait à Orlof de faire demander son extradition par quelques vaisseaux de son escadre, et de jeter même une ou deux bombes dans la ville, si le sénat de cette petite république osait faire quelque difficulté. Bien que les dépêches expédiées de Raguse eussent dû mettre Orlof sur la voie, il fit d'abord fausse route, et prit pour la prétendante une dame qui se trouvait à Paros, dépensant beaucoup d'argent et ayant un navire à ses ordres. Cette dame était une marchande de modes patentée par le

harem du sultan. Puis, successivement, il reçut des renseignements plus précis; d'abord d'un officier russe venant du Montenegro, qui, passant par Raguse, avait failli se faire maltraiter pour avoir révoqué en doute l'existence d'une fille d'Élisabeth; plus tard, la communication de sir William Hamilton l'avertit que la femme qu'il cherchait était à Rome et qu'elle paraissait éprouver des embarras d'argent. Aussitôt Orlof lui dépêcha son premier aide de camp, Kristének, avec l'ordre de la surveiller et de se mettre en relation avec elle. D'abord la fausse Elisabeth montra de la défiance et pria même l'abbé Roccatani de sonder Kristenek et de chercher à connaître ses projets; mais bientôt, son assurance ordinaire prenant le dessus, elle consentit à voir l'aide de camp et à causer avec lui. Kristének, qui avait deviné tout de suite la situation déplorable de ses finances, parla du désir qu'avait Orlof de conférer avec elle, et laissa voir qu'il serait heureux de mettre à sa disposition la somme qu'elle désirerait. Cette offre inespérée arrivait au moment où le cardinal Albani venait de lui refuser mille ducats, et où ses créanciers impatients menaçaient de se porter contre elle aux der

nières extrémités.

Elle prit sans balancer le parti de se rendre à Pise et d'y voir Orlof, trop souffrant, au dire de Kristének, pour aller au-devant d'elle. Fort malade elle-même, elle lui fit dire «qu'elle aimait trop la Russie pour <hésiter dans l'accomplissement d'un devoir. Depuis six semaines on lui «faisait attendre 2,000 ducats qu'elle avait demandés; elle était obli«gée d'en accepter l'avance, selon la proposition faite par Kristének; » puis, avec son effronterie coutumière, elle offrait à Orlof de le recommander à Rome ou dans toute autre cour d'Europe. L'argent vint aussitôt, et le marquis d'Antici dit qu'au lieu de 2,000 ducats elle en reçut 11,000. Orlof avait de grandes manières.

Après avoir payé ses dettes et fait quelques cadeaux, notamment à l'abbé Roccatani, elle écrivait le 31 janvier au cardinal que, dans dix jours, elle allait quitter Rome et le monde; elle n'avait plus besoin d'argent et ne lui demandait que sa bénédiction et les papiers qu'elle avait confiés entre ses mains. Il s'agissait probablement de son manifeste ou de quelque pièce semblable. Le cardinal fit répondre par Roccatani qu'il les avait brûlés, petit mensonge dont l'abbé s'excusait quelques jours plus tard. En même temps elle prenait congé du marquis d'Antici par une lettre où elle le remerciait de son bon conseil, dont elle allait profiter, en se retirant dans une de ses terres d'Allemagne. A cette occasion elle s'expliquait sur son titre de comtesse de Pinneberg; elle l'avait pris, dit-elle, par le conseil d'Orlof. On a peine à deviner le but

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de tous ces mensonges, et, pour ma part, je n'en vois d'autre explication qu'une habitude invétérée. Retenue quelques jours dans son lit par la fièvre, elle eut, dès qu'elle put se lever, le caprice le plus extravagant : c'était de s'habiller en homme et d'aller au conclave rendre visite au cardinal. On voit qu'elle aimait les difficultés et les recherchait comme un chevalier errant. Roccatani eut toutes les peines du monde à lui remontrer la folie et l'impossibilité de cette mascarade.

Le 11 février 1775, elle quitta Rome en grande pompe, jetant à pleines mains de l'argent aux mendiants qui bénissaient la plus charitable des princesses. Le 16 elle arrivait à Pise sous le nom de comtesse Silinska. Cette fois peut-être l'avait-elle pris par le conseil d'Orlof. Une maison avait été préparée pour elle et sa suite, et, pendant tout le temps de son séjour à Pise, huit ou dix jours, elle fut traitée en princesse. Orlof se montra non-seulement respectueux et empressé, mais encore il feignit d'être ébloui de ses charmes, et, recevant quelques encouragements, prit le rôle d'un adorateur passionné. Partout il l'accompagnait, la promenait en calèche découverte, et, selon le rapport du ministre de France, se tenait debout derrière elle au spectacle, ou ne s'assey ait qu'après des instances réitérées. A Pise, on ne savait que penser de cette inconnue toujours suivie par l'amiral russe, et l'opinion générale fut qu'elle était une de ses anciennes maîtresses auprès de laquelle il venait de rentrer en grâce. Madame Demidof, en effet, avait été congédiée.

Depuis longtemps le plan d'Orlof était fait et il n'attendait qu'une occasion. Il voulait enlever la prétendante, la mettre à bord d'un vaisseau de guerre russe et l'envoyer à Catherine. Déterminé à employer la violence, si elle était nécessaire, il préférait cependant recourir à la ruse, et il n'épargna rien, ni les attentions délicates, ni les flatteries, ni les serments amoureux, pour gagner la confiance de sa victime. Il alla jusqu'à lui proposer de l'épouser, à Pise même et publiquement, mais la fausse princesse, qui de son côté semblait admirer la taille gigantesque d'Orlof, sa figure martiale et sa balafre, qu'on supposait héroïquement gagnée1, lui répondit qu'elle voulait attendre un retour de la fortune. Cependant elle daigna accepter son portrait et maints cadeaux. Quelques jours plus tard Orlof écrivait à Catherine que sa proposition avait été fort sérieuse : « Finalement, disait-il dans une <«<lettre du 14-25 février 1775, je l'assurai que je serais charmé de l'é«pouser, et, pour preuve de ma sincérité, j'ajoutai que j'étais prêt, et le

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«jour même, ce qui la flatta beaucoup et augmenta sa confiance. Votre Majesté doit être assurée que j'aurais accompli ma promesse, si je n'a«vais pu exécuter autrement ses ordres; mais cette femme me répondit a que ce n'était pas le moment, tandis qu'elle était dans le malheur; « qu'elle reprit un jour la place où sa naissance l'appelait, alors elle me « rendrait heureux. Cela me rappela mes fiançailles d'autrefois avec la « Schmitt1. Je puis me vanter d'avoir eu de fameuses fiancées! Mille «pardons d'écrire sur ce ton à Votre Majesté2. »

Fort peu de jours lui avaient suffi pour gagner la confiance de la fausse Elisabeth et même son affection. Cependant il ne paraît pas qu'il en ait profité pour s'enquérir des projets qu'elle avait formés, ni même des complices qu'il lui supposait; son rôle d'amant passionné l'occupait trop entièrement sans doute. De son côté, Élisabeth, bien qu'elle l'entretînt parfois de ses relations avec les rois et les princes de l'Europe, des personnages puissants qu'elle avait à sa dévotion dans toutes les cours, ne s'expliqua jamais sur les moyens qu'elle avait de remonter sur le trône, et ne fit rien pour l'engager à soulever la flotte russe à l'ancre devant Livourne. Du moins, Orlof, qui, dans ses rapports à Catherine, entre dans maint détail minutieux, ne dit pas un mot sur ce point important. Il est permis de penser qu'éblouie par la générosité d'Orlof, et persuadée de la sincérité de ses sentiments, l'aventurière ne pensait alors qu'à exploiter l'immense fortune qu'elle lui supposait.

Elle exprima le désir, ou plus probablement Orlof le lui suggéra, d'aller à Livourne. De Pise le voyage est court, et ils descendirent vers midi chez le consul d'Angleterre, sir John Dick3, qui les attendait pour dîner. La fausse princesse fut reçue avec de grands témoignages de respect, mais sans qu'on la nommât. Le consul lui présenta sa femme, et Orlof celle du contre-amiral Greigh, commandant l'escadre russe. Après le dîner, lady Dick proposa de visiter l'escadre, et Orlof laissa échapper qu'on avait fait de grands préparatifs pour une fête qui serait donnée à l'occasion de cette visite. La fausse Élisabeth demanda à voir le vaisseau amiral, et se rendit au port accompagnée des deux dames avec lesquelles elle venait de dîner, d'Orlof, de Kristének, de Domanski et de Czernomski. Sa principale femme de chambre la suivit également. Une chaloupe couverte de riches tapis était prête. On s'embarqua et l'on aborda le vaisseau amiral en traversant une sorte de haie formée par des embarcations détachées de l'escadre. Le vaisseau se pavoisa, on tira Die

1 Vraisemblablement quelque maîtresse obscure avant ses grandeurs. vorg. Tochter, etc., Beilagen XX, 4. — Sir John Dick reçut un cadeau de Catherine pour le concours qu'il prêta à Orlof dans cette occasion.

le canon, les matelots étaient dans les vergues. Enivrée de sa réception, la fausse Élisabeth entra dans la chambre du conseil sans s'apercevoir qu'Orlof ne la suivait pas. Là, un officier lui déclara qu'il avait ordre de la retenir prisonnière. On arrêtait en même temps les deux gentilshommes polonais, ainsi que Kristének, Orlof voulant, jusqu'au dernier moment, conserver les apparences. La femme de chambre de la fausse Élisabeth fut conduite à terre sous bonne garde, et, dès qu'elle eut désigné les malles de sa maîtresse qui n'avaient pas encore été déballées, on s'en saisit, ainsi que de ses domestiques et on les emmena à bord. Il paraît qu'à Livourne l'affaire ne produisit aucune sensation, et l'on crut que l'étrangère n'était venue dans le port que pour s'y embarquer volontairement.

Après un moment de stupeur, la fausse Élisabeth encore persuadée du dévouement d'Orlof, lui écrivit pour réclamer sa protection. Il lui répondit aussitôt qu'il venait lui-même d'être arrêté, mais qu'il espérait être bientôt libre, et que son premier soin serait de la chercher dans tous les coins de la terre. Il l'assurait qu'elle serait traitée avec égard par l'amiral Greigh, mais il lui conseillait de ne pas tenter de mettre sa loyauté à l'épreuve, parce que, pour cette fois, il serait très-circonspect'.

On se demande pourquoi tout ce luxe de mensonges? Orlof croyait que l'aventurière était à la tête d'un grand parti. « Au premier jour, << écrivait-il à Catherine, je m'attends à être empoisonné ou à recevoir un « coup de fusil de ses complices. Je redoute surtout les jésuites; elle s'est « trouvée en relations avec quelques-uns de ces messieurs2. » Selon Orlof, les jésuites étaient les irréconciliables ennemis de la Russie, et il allait jusqu'à croire que Pougatchef était leur agent.

L'escadre mit à la voile vingt-quatre heures après l'arrestation de la fausse Élisabeth, avec l'ordre de ne s'arrêter qu'à Cronstadt et d'éviter particulièrement toute communication avec les côtes d'Angleterre. Probablement Greigh en instruisit sa prisonnière, qui en conclut qu'en entrant dans la Manche Orlof trouverait quelque moyen de la délivrer. Elle montra d'abord du calme et de la résignation, mais, lorsque le vaisseau qui la portait donna dans le canal, elle parut inquiète et agitée. Nul message ne venant, elle eut un accès de fureur qui se termina par un évanouissement. Pendant un quart d'heure on la crut morte. Reprenant ses sens tout à coup, elle essaya de se jeter dans une embarcation anglaise qui avait accosté son vaisseau; un instant après elle voulut se

2

'Beilagen XVIII. La lettre d'Orlof est en mauvais allemand. - Beilagen XX, A.

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