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l'a appelée Kant, la raison pratique (intellectus practicus), bien différente de l'intelligence spéculative. Tandis que celle-ci, répartie entre les hommes dans des proportions très-diverses, leur donne une aptitude inégale à la connaissance de la vérité et à la culture des sciences, l'intelligence pratique les éclaire tous de la même lumière, les rend tous égaleinent capables de connaître et de remplir leurs devoirs. Si nous en croyons Pomponace, qui se montre ici plus fidèle à la langue qu'à la pensée d'Aristote, il n'existe pas moins de trois sortes d'intelligences: l'intelligence spéculative, par laquelle nous discernons le vrai du faux; l'intelligence pratique, par laquelle nous discernons le bien du mal, et l'intelligence opérative, qui, variant d'un individu à l'autre, nous rend propres aux travaux industriels et mécaniques et donne naissance à tous les arts utiles. La première ne nous a été accordée que dans certaines limites, puisqu'elle n'existe tout entière que dans l'intelligence divine. La troisième nous est commune, en quelque sorte, avec la brute; car chaque espèce animale a son industrie particulière, les arts instinctifs qui la font vivre. La seconde est la seule qui appartienne en propre à l'humanité, et qui, lui appartenant tout entière, sans restriction ni exception, lui montre quelle est sa véritable fin et lui fournit le moyen de l'accomplir1.

Nous pensons avec M. Fiorentino2 que cette partie de la doctrine de Pomponace est de beaucoup la plus originale. On ne trouve rien de semblable, ni dans la scolastique, ni chez les philosophes arabes, ni chez les philosophes platoniciens de la Renaissance, plus occupés de l'amour mystique et de la beauté idéale que de la loi sévère du devoir. C'est comme un pressentiment de la Critique de la raison pratique, qui se fera attendre encore pendant près de trois siècles. Cependant ni les disciples ni les adversaires de Pomponace n'y ont fait attention. Ce qui les a frappés les uns et les autres, ce qui les occupe uniquement, ce sont les arguments allégués contre l'immortalité de l'âme; c'est contre ces arguments que Contarini et Nifo dirigent tous leurs efforts.

Les objections du premier peuvent toutes se résumer dans ces mots qui, d'ailleurs, lui appartiennent : « L'intelligence de l'homme conçoit « l'infini et sa volonté le désire 3. » Or, comment concilier cette double prérogative avec la supposition que notre âme est mortelle ? Une intelligence qui conçoit, non-seulement l'universel, mais l'infini, ne peut

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Quare universalis finis generis humani est secundum quid de speculativo et factivo participare, perfecte autem de practico. (De Immort., ch. XIV.) - Fiorentino, p. 182. Intellectus infinita intelligit et voluntas infinita appetit. »

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appartenir qu'à une essence supérieure à la sensibilité, et par conséquent indépendante du corps et destinée à lui survivre, puisque c'est uniquement par les sens que nous sommes unis à la matière. Une volonté qui poursuit un bien infini, étranger à cette vie, irréalisable dans ce monde, est nécessairement une volonté immortelle, autrement nous serions condamnés au supplice de Tantale, la fin qui nous serait proposée dépasserait nos moyens, et l'harmonie que nous admirons dans toute la nature serait absente chez l'homme 1.

Pomponace répond que l'idée de l'infini ne prouve rien ni pour l'indivisibilité, c'est-à-dire la spiritualité, ni pour l'immortalité de l'âme, si réellement, comme il en est persuadé, il a prouvé que cette idée, comme toutes celles qui ont un caractère universel, n'a pu se développer en nous que par le concours des sens. Tout ce que nous concevons comme universel nous apparaît, sans doute, comme éternel et incorruptible; mais pourquoi les mêmes qualités appartiendraient-elles à l'esprit qui s'élève à de telles pensées? Nous connaissons Dieu sans être Dieu. De même nous connaissons l'intelligible sans être pour cela de pures intelligences. Reste la volonté à la poursuite d'un bien infini. Mais, en supposant le fait parfaitement établi, quelle conséquence en peut-on tirer en faveur de l'immortalité? De ce que notre volonté se propose un but déraisonnable, c'est-à-dire un but disproportionné à nos facultés et à la durée de notre existence, il n'en faut pas conclure qu'il lui soit donné de l'atteindre. Qu'un paysan ait l'ambition de devenir roi, personne ne sera choqué s'il reste paysan. D'ailleurs, en supposant que notre âme survive à notre corps, ce bien infini qu'elle poursuit sans cesse, elle ne l'obtient jamais, même dans une autre vie ; car la théologie nous apprend que dans le ciel chacun des élus sera récompensé selon son mérite. Or l'infini n'est pas divisible, il n'y a pas de plus ou de moins dans la perfection, dans la jouissance du souverain bien 2.

Avec Nifo, quoi qu'en dise M. Fiorentino, Pomponace nous paraît beaucoup plus embarrassé qu'avec Contarini, et les personnalités qu'il lui adresse ne dissimulent pas la faiblesse de ses raisons. Parmi les arguments allégués par Nifo, il y en a un d'abord que Pomponace nous paraît avoir laissé absolument sans réponse. Oui, dit-il, notre intelligence entre en exercice par les sens; c'est à l'occasion d'une image sensible arrivée à notre esprit par l'intermédiaire de nos organes qu'elle

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Fiorentino, p. 93, 213. Apologia, lib. II, c. III; Fiorentino, p. 208

s'élève à la connaissance de l'intelligible et de l'universel; mais il n'en résulte pas que la sensation fasse partie de son essence, et qu'une fois parvenue à son complet développement, une fois entrée dans l'exercice de son activité propre, elle ne puisse pas se passer du ministère des sens. Ce qui fait, non pas la substance de l'âme, que Nifo distingue avec soin de ses opérations, mais son existence tout entière, c'est la pensée et la volonté 1. Or la pensée et la volonté ne s'exercent pas nécessairement sur des objets sensibles. C'est, au fond, le même raisonnement que celui qu'on rencontre déjà chez saint Thomas d'Aquin et dont Pomponace se flatte à tort d'avoir fait justice par une plaisanterie. Supposer, dit-il, que nous avons deux manières de connaître, l'une qui appelle l'intervention du corps, l'autre qui s'en passe, c'est appliquer à l'âme ce que le peuple raconte des lamies 2,

Le libre arbitre fournit à Nifo une autre preuve de la distinction de l'âme et du corps. Puisque la matière est soumise aux lois de la nécessité, l'âme, douée de la faculté de choisir librement entre plusieurs actions, ne saurait être matérielle. Mais nous savons déjà comment Pomponace prétend résoudre cette difficulté. Pour la volonté, comme pour l'intelligence, le corps est nécessaire, car elle ne peut se manifester que par un mouvement. De toutes les formes qui animent les corps organisés et sous lesquelles nous apparaît la vie, l'âme est sans doute la plus élevée, la plus indépendante des lois de la matière, mais il s'en faut bien, comme on peut s'en convaincre par l'expérience, qu'elle en soit complétement affranchie 3.

Une troisième objection de Nifo est celle qu'il emprunte au sentiment religieux. L'homme seul, parmi tous les êtres qui vivent sur cette terre, ouvre son âme à la piété, est capable de religion. Comment se persuader qu'un être qui éprouve le besoin et qui possède la faculté de vivre en quelque sorte en commerce avec le ciel, soit destiné à mourir tout entier? M. Fiorentino lui-même est obligé de convenir que Pomponace répond très-mal à cette question. Il pousse, en effet, le paradoxe jusqu'à soutenir que le sentiment religieux n'existe pas seulement chez l'homme, mais qu'on le rencontre aussi chez les animaux. C'est qu'il avait sur la religion des opinions particulières dont nous aurons bientôt l'occa

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Intelligere et velle intellectivæ animæ coæva sunt, intelligere et velle eorum intelligibilium quæ sunt actu intellecta, sive sint sine phantasmate, sive non sine .phantasmate.» (De Immort., c. xx.) - « Modo induens corpus, modo spolians, « ut vulgus fert de lamiis. » (De Imm., c. 1x.) 3 « Cum anima humana sit suprema

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« materialium, inter omnes est minime dominata; non tamen ex toto absolvitur ab ipsa materia, veluti experimento docemur. (Defensorium, c. x.)

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que,

sion de parler. En ce moment nous voulons seulement faire remarquer dans la discussion qu'il soutient contre Nifo et Contarini, Pomponace a rarement l'avantage. On peut même assurer que la doctrine qu'il a si habilement développée dans le Traité de l'immortalité, loin d'être fortifiée, se trouve quelquefois ébranlée ou obscurcie par les arguments dont il fait usage dans l'Apologie et le Defensorium. Cependant nous savons que le talent de la controverse ne lui était pas étanger. Mais il est toujours plus facile d'attaquer que de se défendre, surtout quand on a contre soi les instincts les plus profonds et les plus universels de l'âme humaine. Ajoutons que Pomponace s'était renfermé dans une question de pure psychologie, la question de l'intelligence, et que ses adversaires, tirant leurs objections de la religion et de la métaphysique, de la Providence et de la liberté humaine, le forcent à s'expliquer sur des problèmes qu'il n'a pas encore suffisamment examinés, sur des matières qu'il discutera plus tard dans des ouvrages séparés. C'est dans son Traité des enchantements, à propos de la question du surnaturel, qu'il nous fait connaître ses vues philosophiques, nous n'osons pas dire son système sur les religions. C'est dans son Livre sur le destin, le libre arbitre et la prédestination 2, que nous rencontrons ses idées sur les rapports de Dieu tant avec l'homme qu'avec la nature, ou ce qu'on peut appeler sa métaphysique générale. Les deux écrits, pénétrés du même esprit, sont étroitement liés l'un à l'autre et se ressemblent sur plusieurs points. Il n'est donc guère possible, en les résumant, de ne pas les réunir.

Un médecin de Mantoue ayant été témoin de quelques guérisons qui lui paraissent tout à fait merveilleuses, prie Pomponace, avec qui il est en relation d'amitié, de lui en donner l'explication et de lui dire en même temps ce qu'il pense des faits surnaturels en général, et des êtres invisibles, tels que les anges et les démons, qui passent pour en être les auteurs ou les instruments. Le Traité des enchantements est une réponse à cette question.

Pour se mettre à l'abri des persécutions que ses hardiesses pourraient lui attirer, Pomponace emploie ici la même distinction que dans son Traité de l'immortalité. Selon la foi, il y a certainement des faits surnaturels, puisque ce sont des faits de ce genre qui démontrent la vérité de la religion chrétienne. Selon la foi, il y a des miracles, il y a des anges et des démons. Selon la raison et la saine philosophie, il n'y a rien de tout cela, il n'y a que la nature et ses lois immuables. Mais,

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De Incantationibus, Bologne, 1520. Publié après sa mort, en 1525.

comme nous sommes bien éloignés de connaître toutes les lois et toutes les forces de la nature, les effets de celles que nous ignorons passent dans notre esprit pour miraculeux. La même observation est applicable à l'homme. Nous ne connaissons pas plus toutes les facultés et toutes les propriétés de l'homme que toutes les forces de la nature. D'ailleurs, l'homme étant, comme dit Aristote, le résumé de l'univers, il ne peut y avoir dans celui-ci aucune propriété essentielle qui ne se retrouve dans celui-là, et ces propriétés, ces forces de la nature humaine nous échappent d'autant plus qu'elles sont réparties très-inégalement entre les individus. L'une d'entre elles, dont nous n'avions jamais entendu parler, vient-elle par hasard à se manifester devant nous, nous nous figurons aussitôt assister à un miracle; nous croyons reconnaître l'action ou d'une grâce d'en haut ou d'un art infernal1. Enfin, il ne faut pas oublier qu'un grand nombre de faits prétendus merveilleux qu'on nous raconte sont de pures inventions, ou des illusions produites par la fraude, ou des faits naturels convertis en prodiges par l'imagination populaire.

Cependant, puisqu'on vient de reconnaître, au nom de la foi, de vrais miracles, il faut bien qu'il y ait un moyen de les discerner, un signe qui les sépare des faits naturels. Ce signe distinctif, dit Pomponace, n'existe pas et ne peut pas exister, car le même fait peut être naturel ou miraculeux, selon qu'il a été produit par les forces de la nature ou par une cause supérieure. La Genèse nous en offre un exemple remarquable: Moïse et les magiciens d'Égypte opèrent devant Pharaon les mêmes prodiges. Mais, tandis que le premier tient son pouvoir directement de Dieu, les derniers n'agissent que par la puissance de leur art. Qui nous apprendra à faire la différence? L'Eglise catholique, dont toutes les décisions sont inspirées par le Saint-Esprit et conformes à la parole divine. L'ironie est manifeste, et il faut avoir la candeur de l'âge d'or pour croire avec Ritter aux professions de foi chrétiennes de Pomponace. L'ironie n'est pas moins sensible lorsque, dans sa discussion avec Contarini, il soutient que la religion chrétienne, en enseignant le dogme de la résurrection de la chair, est la seule qui puisse admettre raisonnablement l'immortalité de l'âme, tandis que les autres religions et les différents systèmes philosophiques qui ne reconnaissent pas la

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«Ignarum et profanum vulgus et rudes homines quod non norunt fieri per cau«sas manifestas et apparentes, in Deum vel dæmones referunt. » (De Incant., c. III.) Quod vero aliqua talia sint miracula, aliqua vero ejusdem speciei non sint, « sufficit Ecclesiæ catholicæ auctoritas quæ Spiritu Sancto et Verbo Dei regulatur. » (De Incant., c. VI.)

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