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résurrection n'ont aucun motif sérieux à alléguer quand ils affirment que l'âme doit survivre au corps1. Pomponace a, de parti pris, oublié de nous dire ce que deviendront, en attendant le jugement dernier, ces esprits séparés d'un corps dont ils ne peuvent se passer. Mais revenons à la théorie du surnaturel.

Si Pomponace ne croit point aux miracles, il croit à l'astrologie judiciaire et ne doute pas de l'influence que les astres exercent sur les destinées et sur les facultés de l'homme. Quelque surprise qu'elle cause d'abord, cette contradiction est plus apparente que réelle. L'astrologie est, jusqu'à un certain point, une conséquence logique de la cosmologie d'Aristote, acceptée sans discussion par les péripatéticiens de la Renaissance comme par les philosophes scolastiques du moyen âge. On sait que, d'après le philosophe grec, le monde se compose de dix sphères concentriques dont la première agit sur la seconde, la seconde sur la troisième et toujours ainsi jusqu'à la dernière. La dernière, c'est la terre, qui, se trouvant enveloppée par toutes les autres, subit nécessairement leur commune action, sans préjudice de l'action particulière qu'elle peut recevoir indirectement de chacune d'elles. Rappelonsnous, en effet, que chacune de ces dix sphères, que chacune des étoiles qui y sont attachées et qu'elles entraînent dans leur mouvement, est confiée à la direction d'une pure intelligence, d'une intelligence séparée, bien supérieure à celle de l'homme, et que toutes ces intelligences se transmettent l'une à l'autre l'impulsion qui leur est imprimée par le premier moteur. Le système une fois admis, il faut convenir que Pomponace ne raisonne pas trop mal lorsqu'il soutient que, de même que la terre, l'homme ne saurait échapper à la puissance universelle de ces globes admirables qui l'entourent et à la sage direction des intelligences qui les gouvernent. On se souvient peut-être que le libre penseur Lévi ben Gerson est, lui aussi, un adversaire des miracles et un défenseur décidé de l'astrologie judiciaire.

Au reste, l'influence des astres n'est pour Pomponace qu'une façon particulière, moitié arabe, moitié aristotélicienne, de se représenter le gouvernement de l'univers et de l'humanité. Il en fait l'instrument par lequel la Providence intervient régulièrement et sans interruption dans les affaires humaines, de manière à rendre inutiles la suspension des

« Quare et sola religio christiana rationabiliter habet ponere animorum immor«talitatem, cæteræ vero religiones omnesque philosophandi modi qui animos immortales posuerunt sunt irrationabiliter dicti et omnino fabulosi. » (Apolog. lib. III, c. III.)

lois de la nature et ces coups d'état de la puissance divine que les théologiens appellent des miracles. L'influence des astres a, d'ailleurs, cet avantage de donner, en théorie, satisfaction à la raison, ou, comme on dit aujourd'hui, au rationalisme, sans exiger beaucoup de rigueur dans l'application, par conséquent en laissant encore un assez vaste champ à l'incrédulité. Comme il est difficile de la définir, et par là même de la circonscrire dans des limites déterminées, il est permis d'accepter comme vrais les récits les plus extraordinaires, les hypothèses les plus chimériques, les traditions les plus fabuleuses. Le merveilleux continuera de régner sur les esprits, à la condition de passer pour naturel. C'est précisément le point de vue où s'est placé Pomponace. «Ce que << nous appelons des miracles, dit-il, ce ne sont point des faits contraires « à la nature et qui sortent de l'ordre des corps célestes; mais le nom qu'on leur donne leur vient de ce qu'ils se produisent d'une manière <«< inaccoutumée et très-rarement, et qu'au lieu d'être compris dans le <«<cours ordinaire de la nature, ils n'apparaissent qu'à de très-longs in<< tervalles1. »

Au nombre de ces faits rares, extraordinaires, mais pourtant conformes aux lois de la nature, et qui sont amenés par les révolutions des corps célestes, Pomponace ne se fait point scrupule de compter la naissance, le développement et la chute des religions. Les religions, comme toutes les choses de ce monde, comme les États et les individus, sont soumises à l'influence des astres et subissent la loi universelle de la génération et de la corruption. C'est la marche générale du monde, ce sont les révolutions nécessaires du ciel, ce sont les astres, en un mot, qui les appellent à l'existence, chacune à son tour, quand son temps est venu, et qui suscitent les hommes dans lesquels nous les voyons représentées pour la première fois, les législateurs religieux, ceux que nous appelons justement les fils de Dieu. Ce sont les astres qui donnent à ces hommes le pouvoir d'opérer ce que nous appelons des miracles; car il y a des miracles, dit Pomponace, dans toutes les religions, dans la religion de Moïse, dans la religion des Gentils, dans la religion de Mahomet, aussi bien que dans la religion chrétienne 2. Ce sont les astres aussi qui amènent la décadence et la chute inévitable des religions. Les

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«Non sunt miracula quia sint totaliter contra naturam et præter ordinem cor«porum cœlestium, sed pro tanto dicuntur miracula quia injuste et rarissime acta et « non secundum communem naturæ cursum, sed in longissimis periodis. » (De Incant., c. XII.) « Amplius, videat aliquis legem Moysis, legem Gentilium, legem Mahumeti in unaquaque lege fieri miracula qualia leguntur et memorantur in lege Christi.» (Ibid. c. x11.)

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religions ont leur horoscope comme les hommes. Il y a des signes qui n'échappent point à un œil exercé et qui lui permettent de prédire à coup sûr qu'une religion touche à sa fin. Ces signes de mort, Pomponace croit les apercevoir dans le christianisme. Il lui semble que la vie s'est ralentie dans son sein, tout y est froid, les miracles y ont cessé, et ceux qu'on lui attribue sont de pure invention ou des effets de la fraude 1. L'excellent Ritter, dans son inépuisable indulgence, suppose que Pomponace, en s'exprimant ainsi, se borne à exposer l'opinion de quelques philosophes de son temps ou des siècles passés, avec l'intention de la réfuter plus tard 2. Mais, comme cette réfutation n'apparaît nulle part, ni dans le Traité des enchantements, ni dans aucun autre de ses écrits, il faut bien admettre qu'il parle pour son propre compte. D'ailleurs, il faut remarquer que les religions, pour Pomponace, ne sont que des lois; il les appelle rarement d'un autre nom. Or nous savons quel est, selon lui, le but que se proposent les lois et les législateurs. Ce n'est pas d'instruire les hommes, mais de les diriger et de les gouverner par la crainte et les espérances d'une autre vie; ce n'est pas de leur enseigner la vérité, mais de profiter de leurs faiblesses mêmes pour les conduire dans le chemin de la vertu. Dès lors pourquoi les religions, sans en excepter le christianisme, seraient-elles à l'abri des changements et réservées à une durée éternelle?

Ce qui achève de nous dévoiler la pensée de Pomponace sur la religion, c'est l'idée qu'il se fait de la philosophie et des philosophes. Tandis que les fondateurs de religions, les législateurs, comme il les appelle habituellement, ne sont pour lui que les fils de Dieu 3, les philosophes, dit-il, sont des dieux véritables, les seuls dieux de la terre, soli di terrestres, et diffèrent autant des autres hommes, à quelque classe et condition qu'ils appartiennent, que des hommes vivants diffèrent de ceux que nos yeux aperçoivent dans un tableau. Aussi doiventils se garder de laisser échapper leur secret et de parler aux simples et aux profanes comme ils se parlent entre eux 5. Les simples et les pro

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Quare et nunc in fide nostra omnia frigescunt, miracula desinunt, nisi « conficta et simulata : nam propinquus videtur esse finis. » (DeIncant., c. XII.)

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* Geschichte der neueren Philosophie, iome IX, p. 396. — 3 «Quare hujus modi legislatores qui Dei filii merito nuncupari possunt, procurantur ab ipsis corporibus « cœlestibus.» (De Incant., c. XII.) - * « Quæ omnia, quanquam a profano vulgo non « percipiantur, ab istis tamen philosophis, qui soli sunt dii terrestres et tantum disa lant a ceteris, cujuscumque ordinis sive conditionis sint, sicut homines veri ab hominibus pictis, sunt concessa ac demonstrata.» (Ibid., c. Iv.) 5 Arcana philosophorum non sunt propulanda vulgaribus et idiotis. » (Defens., c. XXXVI.)

fanes, les hommes du commun, ressemblent aux ànes, que les coups de bâton peuvent seuls décider à porter leur fardeau. C'est ainsi que la grande masse du genre humain a besoin d'être conduite par les promesses ou par les menaces. La vertu désintéressée est aussi rare que la science, c'est-à-dire que la philosophie, puisqu'il faut être philosophe pour la comprendre et la pratiquer.

S'il était vrai que Pomponace, en dépit des agitations de son esprit, eût conservé la paix de son âme sous les ailes de la foi, il serait difficile de comprendre le portrait qu'il a tracé du philosophe, évidemment d'après lui-même. « Prométhée, c'est le philosophe, qui, cherchant « à découvrir les secrets de Dieu, est rongé par des soucis et des pen<«<sées qui ne lui laissent pas de relâche; il ne connaît ni la faim, ni la «soif, ni le sommeil; objet de raillerie pour tous, il passe pour un in<«< sensé et un sacrilége, persécuté par les inquisiteurs, livré en spectacle « à la foule. Tels sont les avantages qui sont réservés aux philosophes, « telle est leur récompense1.

La liberté d'esprit dont Pomponace fait preuve en faisant entrer la religion dans l'ordre général de la nature et en expliquant les révolutions religieuses par les mêmes lois que les révolutions politiques, ne l'empêchent pas, comme nous avons eu déjà l'occasion de le constater en passant, d'être un adversaire déclaré de l'athéisme. Comment serionsnous étrangers à l'idée de Dicu, puisque nous participons à la connaissance de l'éternel et de l'universel? L'idée de Dieu est une idée première, une idée nécessaire de notre intelligence, un principe qu'on ne discute pas, puisque les principes sont indiscutables, les principes sont la porte par laquelle on entre dans la science. Dieu, c'est la suprême raison des choses à laquelle il est impossible de chercher une autre raison 2. L'univers est l'œuvre immédiate de sa pensée, tandis que les intelligences séparées qui président aux mouvements des corps célestes ne peuvent rien sans le concours des astres, ni notre propre intelligence sans le concours des organes, sans l'intervention des esprits et du sang 3. L'essence divine étant absolument simple, puisqu'elle nous représente l'unité suprême, toutes les idées de Dieu se ramènent à une seule, l'idée du monde. Dieu a donc pensé éternellement, Dieu a voulu éter

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Prometheus est philosophus, qui, dum vult scire Dei arcana, perpetuis curis et cogitationibus roditur, non sitit, non famescit, non dormit, non exspuit, ab omnibus irridetur, et tanquam stultus et sacrilegus habetur, ab inquisitoribus pro« sequitur, fit spectaculum vulgi. Hac igitur sunt lucra philosophorum, hæc est « eorum merces. » (De Fato, lib. III, c. vII.) - 2 De Immort., c. XIV. 3 De Incant..

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C. III.

nellement ce monde qui lui doit l'existence et qui participe à son unité. Tout ce qui est possible se trouve réalisé en lui, aucun degré ni aucune forme de l'existence ne lui manque, depuis le plus humble atome de matière jusqu'aux pures intelligences qui règlent la marche du ciel.

Pomponace, dominé à son insu par la tradition du moyen âge et par le culte de la Renaissance pour les auteurs de l'antiquité, se laisse quelquefois entraîner jusqu'à dire qu'il lui appartient aussi peu de contredire Aristote qu'à une puce de lutter contre un éléphant1; et en effet il le suit de très-près, de plus près même que ne le fait la scolastique, dans ses opinions sur la nature de l'âme et sur le système du monde. Mais, ici, nous ne reconnaissons plus la même influence. Ce Dieu dont l'essence, dont l'indivisible perfection se réfléchit dans le monde; ce Dieu qui a pensé le monde et qui l'a voulu de toute éternité, ce n'est pas le Dieu d'Aristote, du deuxième livre de la Métaphysique, un Dieu qui ne connaît que lui-même, qui ne pense que lui-même et qui agit sur le monde sans le connaître, en qualité de cause finale, non, c'est le dieu de Platon qui s'est révélé à Pomponace dans la traduction de Marsile Ficin.

Mais, en se séparant d'Aristote pour se rapprocher de Platon, Pomponace s'est-il également rapproché du christianisme? Accepte-t-il le dogme de la création ex nihilo? Il voudrait le faire croire, mais on s'aperçoit bien vite que ce n'est qu'un stratagème mêlé d'ironie, comme celui dont il s'est déjà servi plusieurs fois, et où l'ironie tient certainement la plus grande place.

Si Dieu a voulu le monde éternellement, n'a-t-on pas le droit d'en conclure que le monde est éternel, ainsi que l'affirment les péripatéticiens? Non, dit Pomponace, d'abord parce que l'Eglise nous enseigne que le monde a été créé et que l'Église ne peut faillir; ensuite parce qu'il y a une différence entre vouloir et faire, entre la décision et l'action. Dieu, de toute éternité, s'est contenté de vouloir que le monde existât, il l'a fait quand cela lui a convenu 2. La différence de la volonté et de l'action se comprend chez un être qui, pour manifester sa volonté, a besoin d'un instrument, d'un organe. Mais Dieu étant affranchi de cette nécessité, comme Pomponace vient de le remarquer lui-même, sa volonté et son action, ce qu'il veut et ce qu'il fait, sont absolument identiques. Pomponace en est si persuadé, que, ne comptant pas beau

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De Fato, lib. II, c. v; De Immort., c. VIII.

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« Dico igitur quod Deus ab æterno voluit producere hoc universum quod videmus, non tamen pro æterno, sed pro a novo, veluti Ecclesia determinat. » (De Fato, lib. II, c. v; lib. V, c. iv.)

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