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y compris l'introduction, j'aurais voulu réduire ces développements et je dirai même presque les supprimer. Ce qui fait la nouveauté du livre de M. de Cherrier, ce n'est pas en effet cette première partie. On connaissait avant lui tous les détails de la réorganisation du royaume sous Charles VII: système militaire et financier, commencement des armées permanentes et des impôts permanents (les deux choses sont nées ensemble et ont toujours grandi ensemble), parlement, église, université. L'auteur ne se proposait pas davantage de nous donner un autre Louis XI; et ce n'est pas non plus sur les commencements de Charles VIII, ce n'est ni sur les états généraux de 1484, ni sur le gouvernement d'Anne de Beaujeu et les stériles péripéties de la guerre folle, qu'il a réuni des documents nouveaux. Ces documents nouveaux portent exclusivement sur la campagne d'Italie, sur les négociations qui la précèdent, sur les relations compliquées qu'elle provoque. Le vrai sujet de M. de Cherrier, c'est l'histoire de la conquête du royaume de Naples par Charles VIII, qui est le premier acte de nos guerres d'Italie. Sa véritable introduction, ce n'est pas ce tableau de la France dans la seconde moitié du xve siècle, c'est l'état de l'Italie dans la même période; et cela est si vrai, que M. de Cherrier, arrivant à l'expédition du jeune roi, y consacre deux grands chapitres : tableau qui n'a rien de trop étendu, si le vrai théâtre de son histoire est l'Italie, mais qui est disproportionné dans le cadre de son livre, quand il nous y veut donner la suite du règne de Charles VIII. Car on n'y trouve pas seulement une vue générale de l'Italie vers la fin du xv siècle; on y trouve une exposition des révolutions politiques des cinq principales puissances italiennes : Rome, Venise, Florence, Milan et Naples ; exposition reprise successivement pour chacune d'elles, presque à partir de leur origine. Voilà le véritable commencement de son livre : ce qui précède n'est bon qu'à donner le change sur l'intérêt qu'il doit offrir.

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Ce n'est pas que, dans cette première partie, je pense que tout se doive retrancher. Après avoir montré, par cette description politique et morale de l'Italie, comment elle allait presque fatalement s'ouvrir à l'étranger, il fallait bien dire pourquoi la France fut appelée à y entrer la première. Il fallait donc nous faire connaître l'état du pays sous Charles VIII, et surtout Charles VIII; car c'est moins un besoin national que l'humeur et le caprice du prince qui nous jeta dans cette longue aventure. A ce titre, il convenait de nous faire connaître Charles VIII tout entier; il était utile de le prendre dès le règne de son père: car, sous un gouvernement où le bon plaisir du prince est la loi, tout est à signaler, et les instincts de sa nature et les influences qu'elle a reçues de l'éducation.

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Aussi, tout en demandant des retranchements dans le règne même de Charles VIII, je regarderais encore comme se rattachant étroitement au sujet des choses empruntées au règne précédent, et, par exemple, ces curieux détails que M. de Cherrier a réunis sur la conduite de Louis XI envers son fils : cette solitude où il le retint, cette ignorance où il le laissa grandir, cette défiance comme d'un successeur qui lui était marqué par une loi fatale; oubliant que cet héritier était son fils, ou plutôt se rappelant quel fils il avait été lui-même envers son père! Amboise avait été choisie pour la résidence, on pourrait presque dire pour la prison de l'enfant royal. Plusieurs compagnies d'archers y veillaient, les habitants eux-mêmes devaient faire, jour et nuit, la garde aux portes, comme en temps de peste double cordon sanitaire, plus à l'usage du père que du fils et qui manquait son but; car il n'en fallait pas tant pour préserver l'enfant d'une contagion imaginaire, et ce n'était pas assez pour défendre l'âme de Louis XI contre les soupçons. Le jeune prince y avait pour précepteur un ancien secrétaire du roi, sous la haute surveillance d'un ancien valet de chambre, Étienne de Vesc ou de Vers, qui se bornait à lui faire lire quelques romans de chevalerie ou quelque histoire de croisades, choses bien passées et dont le roi croyait n'avoir rien à craindre! Quant à l'art de régner, le roi lui-même, lorsqu'il en serait temps, se réservait de le lui apprendre, et il pouvait sans inconvénient en ajourner l'enseignement à la dernière heure; car il le réduisait à cette formule: «Qui ne sait dissimuler ne sait régner, qui nescit dissimulare « nescit regnare. »

Charles VIII laissa la maxime de son père à ses conseillers, et il s'abandonna quant à lui aux impressions de ses premières lectures, aux séductions des aventures chevaleresques et aux rêves de la croisade. Comment cela put-il prévaloir sur les idées qui avaient jusque-là dominé à la cour; comment ces vues purent-elles s'allier avec les intrigues si peu idéales de la politique italienne; comment ces projets de conquête, si contraires à la politique de Louis XI, trouvèrent-ils dans les résultats mêmes du règne de Louis XI leur point de départ et leur fondement ? C'est ce que nous allons voir en abordant la partie capitale du livre de M. de Cherrier.

II.

« A aucune époque de son histoire, dit M. de Cherrier, sauf pendant « soixante-trois ans (de 489 à 552), sous les rois Ostrogoths, l'Italie <«< n'avait été constituée en un seul Etat péninsulaire, homogène et indé

pendant. Par succession de temps, le morcellement politique de ce « pays, loin de s'arrêter, fut poussé jusqu'à l'excès. De petites nations « avec des mœurs, des aptitudes, un langage, des instincts différents, « s'étaient formées. La diversité des races établies au sud des Alpes à la suite des invasions, la configuration physique de la péninsule, divisée << en deux parties dans toute sa longueur par l'Apennin, l'institution de « communes devenues autant de républiques rivales, puis de princi«pautés sans aucun lien qui les unît, enfin les longues guerres des Gibe«lins et des Guelfes, du sacerdoce et de l'Empire, étaient autant de <«causes qui, après avoir morcelé l'Italie à l'infini, s'opposaient à une <«<fusion regardée comme impossible. Si on lit attentivement l'histoire «de l'Italie, ce qui frappe l'esprit c'est l'impuissance où sont les Italiens « de régler eux-mêmes leurs affaires extérieures. Ils ont de la haine pour a les étrangers, et sans cesse ils ont recours à l'intervention étrangère. «Des armées du dehors franchissent-elles les Alpes, c'est presque tou«jours des Italiens qui les appellent, sans prévoir qu'ils préparent ainsi « leur asservissement. >>

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Une autre cause avait préparé cet asservissement de l'Italie à l'étranc'est qu'elle n'avait pas su garder la liberté intérieure:

<«Dans la lutte des communes contre l'empire germanique, continue «M. de Cherrier, pendant les xn et x siècles, les peuples du nord « et du centre de l'Italie, particulièrement les Guelfes Lombards, com«battirent vaillamment pour leur indépendance. Mais, à peine devenus <«libres, ils ne surent pas régler les libertés si péniblement acquises. Les « nouvelles républiques, loin de se confédérer pour la défense com«mune, furent déchirées par des factions, et marchèrent fatalement << vers l'abîme. Chaque parti voulait pour soi seul la liberté, ce qui s'en<«<tendait toujours du droit de tenir les autres sous le joug, de les en«voyer en exil, de s'approprier leurs biens. Les excès commis au nom « de la liberté finissent par persuader à ceux qui les subissent que le pouvoir d'un seul sera, pour eux, un refuge assuré contre l'anarchie. « Les Italiens, sans en excepter les Guelfes Lombards, le crurent, et passèrent d'une démocratie sans frein à une complète sujétion, sous les plus habiles meneurs des séditions populaires. Dès que ceux-ci « purent jeter au vent leurs promesses menteuses et le drapeau libéral « à l'ombre duquel ils s'étaient élevés à la puissance, ils se firent princes, « puis bientôt maîtres absolus de la fortune et de la vie des citoyens. «A la fin du xv siècle, la transformation des anciennes républiques « en petites principautés était presque complète. Si plusieurs d'entre «<elles conservaient encore le nom et quelques formes de leurs vieilles

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« institutions républicaines, l'autorité résidait de fait dans les mains de «< certains chefs de famille qui, sans oser prendre le titre de seigneurs « de la ville, s'en attribuaient la puissance. L'établissement des gouver«nements despotiques fut promptement suivi de Faffaiblissement des « mœurs et des caractères. Avec la liberté disparurent le sentiment du patriotisme qui grandit un peuple, et l'esprit guerrier qui le défend. » (T. I, p. 254-255.)

Dans les années qui précédèrent immédiatemant l'expédition de Charles VIII, l'Italie était loin de soupçonner qu'une ère d'invasion et d'asservissement dût alors s'ouvrir pour elle. Depuis la conclusion de la lutte du sacerdoce et de l'empire, elle croyait en avoir fini avec la domination étrangère. La victoire du saint-siége avait été le triomphe de la cause nationale. Mais la péninsule n'en était pas plus unie pour cela; elle l'était moins peut-être : elle se trouvait livrée sans partage à ses propres rival tés. Sans doute, vers la fin du xv siècle, on y comptait moins de divisions politiques que dans les siècles précédents; et son histoire, comme celle de l'Europe, aurait pu se ramener facilement à l'histoire de quelques États principaux au sud, Naples et la Sicile; au centre, Rome et Florence; au nord, Milan et les deux grandes républiques maritimes, Gênes et Venise. Mais cela n'avait pas mis plus de concorde dans son sein; les luttes n'en étaient que plus générales. C'est ce que l'on avait vu plusieurs fois dans le cours de ce demi-siècle 1° vers l'époque de l'avènement des Sforza à Milan (1452); 2° après la conjuration des Pazzi à Florence (1478); 3° dans la guerre de Ferrare (1482); 4° dans la révolte des barons napolitains contre le roi Ferdinand (1485). Ces guerres avaient été pour les États italiens l'occasion d'essayer d'un système qui bientôt allait naître pour l'Europe: le système d'équilibre. La papauté aurait pu paraître la plus redoutable, si l'on se rappelle ses anciennes prétentions et ses luttes. Mais ses prétentions à gouverner le monde ne s'étaient guère affichées à l'égard de l'Italie, et elles y auraient mal réussi. Le rôle de la papauté entre les puissances italiennes était plutôt la médiation, et ce rôle avait été dignement soutenu, au commencement de cette période, par Nicolas V, Calixte III, Pie II et Paul II. Malheureusement il fut abandonné par Sixte IV, Innocent VIII et Alexandre VI, et ces pontifes, plus princes que papes. devaient même, par la poursuite outrée de leurs intérêts de famille, ajouter aux complications de l'Italie.

« La Providence, dit M. de Cherrier, voulant sans doute prouver aux « hommes que la perversité du siècle ne prévaudra pas contre son Église, «< permet qu'elle subisse des épreuves auxquelles nulle puissance humaine

a ne saurait longtemps résister. Tour à tour faible et forte, persécutée, triomphante, asservie et même captive, la papauté a vu, pendant dix« buit siècles, s'élever puis s'écrouler de puissants empires, des dynasties << briller et disparaître, le monde se transformer. Souvent attaquée, jamais << entièrement vaincue, toujours, par la force de son principe, elle se <«< relevait de terre pour assister à la chute des puissances temporelles qui <«< avaient conjuré sa ruine. Mais, ici-bas, il n'est point de grandeur qui « ne souffre des éclipses; et, si de grands papes, successeurs des Apôtres, «furent des modèles de vertu et de sainteté, d'autres, entraînés par la « barbarie et par la perversité du siècle, donnèrent au monde de per«nicieux exemples. » (P. 260-261.) Jamais ces exemples ne furent plus détestables que sous les pontifes qui occupent ce dernier quart du XVI siècle : Sixte IV, Innocent VIII et surtout Alexandre VI.

Après Rome, le premier rang pouvait être disputé par Naples et par Milan. Naples l'emportait par l'étendue de son territoire et par l'ancienneté chez elle du régime monarchique: mais, sous cette forme de gouvernement, si le pouvoir est soustrait à l'ambition des citoyens, il peut être disputé entre des dynasties; et ces sortes de compétitions ne sont ni moins vives ni moins opiniâtres. Deux maisons prétendaient au trône de Naples: celles d'Anjou et d'Aragon. La maison d'Aragon le possédait alors; mais la maison d'Anjou y avait laissé des partisans, et elle avait légué à plus fort qu'elle des droits qui d'un moment à l'autre pouvaient être revendiqués.

Milan, avec un territoire moins étendu, était plus au cœur du mouvement italien, de ce mouvement national entretenu par les rivalités du sacerdoce et de l'empire. Mais l'esprit de liberté y avait péri, laissant la place au despotisme. Maîtres à Milan, les Visconti, et après eux les Sforza, n'avaient guère ménagé l'indépendance des autres cités, et c'est ainsi que Milan s'était agrandi aux dépens de l'ancienne ligue lombarde'.

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Despotes cruels et perfides, dit M. de Cherrier des Visconti, mais habiles pour la plupart, leur ambition était de dominer sur toute l'Italie; s'ils ne réussirent «pas, ils surent, du moins, mettre à profit les troubles des autres États pour s'agrandir à leurs dépens. Ne connaissant de règle que leur volonté, ils courbèrent les peuples sous un joug abrutissant. Tout bien considéré, les nations ont en définitive les gouvernements qu'elles méritent: le fait que voici en est un témoignage. En 1342, Barnabos et Galeaz Visconti, enivrés de leur puissance, et pleins de mépris pour un peuple avili au point de tout supporter, osèrent publier un décret dont le preambule était ainsi conçu : La volonté des seigneurs est que le supplice infligé à leurs ennemis soit lent. Les malheureux tombés entre leurs mains ne devaient recevoir le coup de grâce qu'après quarante et un jours de tortures et de mutilations, que les deux tyrans avaient graduées avec une habileté infernale. Beaucoup de victimes, ajoute le narra

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