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les étouffer dans leur germe. Il y eut échange de communications entre Venise, Naples, Rome et Florence, mais rien d'arrêté; et Ludovic, alarmé de ces intelligences, revint à ses résolutions premières et pressa Charles VIII d'accomplir ce qu'il avait projeté.

Au milieu de cette mêlée diplomatique dont M. de Cherrier suit avec une grande habileté toutes les péripéties', Ferdinand mourut (25 janvier 1494), et sa mort sembla rendre la lutte plus imminente encore. Alphonse succédait à son père, et Louis le Maure se trouvait en présence d'un adversaire direct dont il n'avait rien à espérer. Les deux personnages n'en commencèrent pas moins à se faire les plus grandes protestations de bon vouloir. Alphonse, en faisant part de son avénement à Ludovic, sollicitait de lui son amitié et ses bons conseils. Ludovic le suppliait de mettre en oubli tous ses anciens griefs, et il parlait à l'ambassadeur napolitain d'une ligue entre Milan, Naples, Ferrare et Florence pour déjouer les projets de Charles VIII: mais, en même temps, il faisait dire à Charles VIII de hâter la conclusion d'une confédération italienne contre Naples en lui donnant le prétexte saint d'une guerre contre les Turcs, de ne plus se contenter de paroles vagues, de forcer

chacun à se déclarer.

Charles VIII s'était rendu à son appel. Il était arrivé à Lyon (mars (1494), et, dans le temps que ses troupes venaient s'y réunir, il envoyait de nouveaux messagers en Italie : à Rome, où le pape promettait, comme suzerain, d'examiner l'affaire, s'excusant, comme père des fidèles, de prendre les armes contre l'une ou l'autre partie; à Florence: et sur

la réponse évasive de Pierre de Médicis, Charles VIII faisait arrêter à Lyon les marchands florentins; à Venise enfin, qui donnait toujours de bonnes paroles, offrant ses vœux pour la guerre de Naples et se réservant pour la guerre des Turcs. Le plus sûr était de ne compter que sur soi-même, et Charles VIII le savait bien; il hâtait donc ses préparatifs, il ralliait autour de lui sa noblesse, il frétait des vaisseaux à Villefranche, à Marseille, à Gênes même.

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Alphonse n'était pas non plus resté inactif. Il avait su former, sans Milan, cette ligue dont Ludovic ne lui parlait que pour le tromper. s'était lié par des traités formels et le pape, et Pierre de Médicis, et les principaux seigneurs de la Romagne. Il négociait toujours avec Venise, qu'il ne pouvait pas croire fort attachée à Ludovic; il faisait appel à Ferdinand d'Aragon et même au grand Turc. Maître du sud de l'Italie,

1

Voyez tout le chapitre Ix, Négociations de Charles VIII avec les gouvernements italiens, t. I, p. 349 et suiv

ayant devant soi des alliés, et derrière, des soutiens au besoin, il s'était mis à la tête de ses armées dans les Abruzzes et s'apprêtait même à porter la guerre dans les États de Ludovic. Malheureusement le pape était un allié qui réclamait plus de secours qu'il n'en donnait : Alphonse fut contraint de détacher une partie de ses troupes pour le défendre contre les Colonna et contre le cardinal de la Rovère, maître d'Ostie; mais il ne laissa pas de prendre l'offensive. Ferdinand, son fils, conduisit un corps de troupes en Romagne d'où il comptait marcher sur le Milanais afin de provoquer un soulèvement en faveur de Jean Galéaz, et Frédéric, son frère, ramenait à Gênes avec une flotte les exilés génois. Ce plan fut dénoncé à Charles VIII par le cardinal de la Rovère et contrecarré dans son exécution. Frédéric fut prévenu à Gênes par le duc d'Orléans, et ses troupes, mises à terre, furent battues à Rapallo (2 septembre 1494). Ferdinand n'eut pas plus de succès contre Milan: le comte de Cajazzo avec un corps de Suisses, et Stuart d'Aubigny, avec 200 lances françaises, l'arrêtèrent aux confins de Ferrare; et, sur ces entrefaites, Charles VIII avait passé les Alpes (2 septembre 1494). Ge qu'on vient de voir n'est qu'un prélude: la vraie campagne allait com

mencer.

Je ne m'arrêterai pas à retracer, après M. de Cherrier, les fautes et la fortune étrange de cette expédition: imprévoyance à la préparer, témérité à la conduire; l'argent amassé pour la guerre dissipé à l'avance dans les fêtes; la campagne engagée sans autres ressources que des prêts espérés ou des emprunts à faire; et toute cette marche à l'aventure, si bien en rapport avec l'esprit qui l'inspira. Ce n'était qu'en tremblant que les vieux conseillers de Louis XI, Comines, par exemple, associé par la malice ou par la fantaisie de Charles VIII à des hasards qu'il avait réprouvés, suivaient les pas de cette jeunesse tout enivrée d'une gloire nouvelle; et quelle stupeur en voyant que sa folie avait raison de leur sagesse; qu'elle trouvait ouvert partout le chemin où ils avaient signalé tant d'obstacles impossibles à franchir!

De la conquête, Charles VIII ne connut que les fêtes et les honneurs députations apportant les clefs des villes sur des plats d'or; joyeuses entrées, acclamations, réjouissances publiques, bals et festins splendides. L'Italie allait à sa rencontre dans tout l'éclat de sa civilisation; Léonard de Vinci était l'ordonnateur de ses fêtes; elle se plaisait à étaler devant lui toutes les merveilles de ses arts, toutes les magnificences de son luxe. Mal en advint plus d'une fois aux hôtes de Charles VIII. Quand la duchesse de Savoie, quand la marquise de Montferrat, toutes deux régentes pendant la minorité de leurs fils, le reçurent, l'une à

Turin, l'autre à Casal, revêtues de leurs plus riches parures, il leur emprunta leurs diamants et les mit en gage. Cette façon de mener la guerre avait bien aussi ses périls. A Asti, où Louis le Maure et Béatrix, sa femme, lui firent visite avec tout ce qu'il y avait de belles dames à Milan, le jeune roi par trop fêté tomba malade. Une réception fit contraste avec les autres : ce fut lorsque, relevé de maladie, il vint avec Ludovic, à Pavie, faire visite au souverain nominal de Milan. La jeune femme de Jean Gałéaz, Isabelle, se jeta à ses pieds, lui recommandant son fils et le suppliant de ne pas attaquer son père. En présence du terrible Maure, elle ne lui parlait pas de son mari: mais l'infortuné était là, et son pâle visage portait déjà l'empreinte de sa destinée. Charles VIII arrivait à peine à Plaisance et à Parme qu'il apprenait sa

mort.

Ludovic, à cette nouvelle, repartit brusquement pour Milan, où le sénat lui déféra le titre de duc, alléguant qu'un enfant comme celui que laissait Jean Galéaz ne suffisait pas aux circonstances présentes; et, dès le lendemain, ce protégé de la France se parait des insignes du pouvoir comme les ayant reçus par avance de l'empereur Maximilien.

Cet événement, qui rendait plus fort l'allié de Charles VIII, loin de donner confiance à l'armée, ne lui inspira que des craintes : et ce n'était pas sans raison. Ludovic, maître du pouvoir qu'il avait voulu s'assurer à l'aide des armes françaises, allait se trouver moins porté à soutenir les Français qu'à se débarrasser d'eux; et l'on savait de quoi il était capable. On n'avait pas douté un seul instant que le poison (art infernal dont l'Italie, de l'aveu de Guichardin, avait encore le triste monopole) ne l'eût servi dans cette dernière circonstance. Non-seulement lui, mais tous les Italiens devinrent suspects; et le duc d'Orléans donnait le conseil de prendre occasion de ce crime pour se tourner contre le duc empoisonneur et substituer la conquête de Milan à celle de Naples. C'était une entreprise plus facile, plus avantageuse, qui offrait une belle revanche à l'héritier des Visconti sur les Sforza. Mais le conseil paraissait trop intéressé, et Charles VIII ne renonçait pas pour si peu à ses brillantes chimères. Il ferma même les yeux sur le changement que cette nouvelle situation pouvait amener dans l'attitude et les résolutions de Louis le Maure, et reprit le cours de son expédition.

la

Il quittait les pays alliés pour entrer sur les terres suspectes ou ennemies par quel chemin devait-il s'avancer? par la Romagne ou par Toscane? Par la Romagne, il ne pouvait pas craindre beaucoup le jeune Ferdinand mais il eût paru éviter Florence et Rome, qui lui étaient hostiles, et il laissait ainsi à l'ennemi de grandes positions derrière soi.

Il se décida pour la Toscane où l'appelaient Laurent et Jean de Médicis, proscrits par leur cousin, et des sympathies plus ou moins avouées.

Ici encore nous ne pouvons que renvoyer à M. de Cherrier sur l'état de la Toscane et les révolutions qu'y devait amener la présence de Charles VIII. Il y avait en Toscane, dans cet ancien pays de liberté, comme une accumulation de tyrannies: tyrannie des Médicis sur Florence, tyrannie de Florence sur Pise, la noble république; tyrannie de ville à ville, plus odieuse peut-être encore que l'autre, comme n'ayant point d'excuse. Un peuple peut, en certains jours, avoir besoin d'une main puissante qui le gouverne; mais la domination d'une ville sur une autre n'a de raison que le droit du plus fort; la ville qui en opprime une autre est indigne de la liberté. Pierre de Médicis était, du reste, bien peu digne lui-même et bien peu capable de commander aux Florentins, et son crédit se trouvait déjà fort ébranlé. Je regrette que M. de Cherrier n'ait pas insisté davantage sur ce mouvement des esprits dans Florence et sur le rôle de ce dominicain fameux qui, prêchant à tous la réforme, croyait voir dans la main de Charles VIII l'épée de Dieu tirée pour l'accomplir: je veux parler de Jérôme Savonarole1. Les progrès des Français en Toscane furent rapides. Les Français avaient dans leur armement, surtout dans cette arme nouvelle qui se mêlait déjà chez eux au vieux appareil de la chevalerie, l'artillerie de campagne, les canons de bronze aux boulets de fer, une supériorité marquée sur les Italiens; et leur façon de combattre déroutait absolument la tactique usitée en Italie. Ce n'étaient plus de ces rencontres où les condottieri enrôlés indifféremment à la solde de tel ou tel prince, se battant pour gagner leur vie et intéressés à se ménager, joutaient des journées entières, sans se faire souvent d'autre mal que de se jeter à bas de cheval. Les soldats français faisaient en toute conscience leur métier, tuant sans merci qui leur opposait résistance: et la manière dont ils traitèrent les garnisons de quelques places prises d'assaut répandit au loin la terreur. Aussi renonçait-on à les combattre. Pierre de Médicis, venu avec la députation que Florence envoyait à Charles VIII pour l'arrêter, lui livra, sans marchander, les principales défenses de la Toscane. Il y perdit Florence; car la ville, indignée, lui ferma ses portes au retour, et le frappa de proscription.

Charles VIII continuait d'aller en avant sans rencontrer d'obstacle, faisant là, comme naguère chez ses alliés, des entrées triomphales. Lucques l'accueillit avec acclamation, et il y reçut de Sienne des messages

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qui dès lors lui donnaient toute assurance de dévouement. Pise montra bien plus d'enthousiasme encore à son arrivée : la ville, comme nous le disions, était depuis longues années sous le joug de Florence. Elle reçut Charles VIII en libérateur, renversa le lion de Florence pour le remplacer par ses armes, et le roi laissa faire sans trop s'inquiéter de ce qu'en penseraient les Florentins. Cela n'était pas de nature, en effet, à disposer favorablement les Florentins à son égard; mais comment lui résister? Les portes lui furent ouvertes, que dis-je? on les enleva de leurs gonds, un pan de mur fut abattu et le fossé comblé en signe d'une plus entière soumission; mais l'intérieur était loin d'offrir l'aspect d'une ville conquise. Le gonfalonnier et les huit prieurs de la seigneurie étaient allés à sa rencontre; des députations de nobles et de bourgeois, toutes à cheval, l'attendaient avec les ordres religieux venus en procession. Ce fut avec cette escorte qu'il entra dans la ville à la tête de ses troupes, la lance sur la cuisse; il trouvait partout les rues jonchées d'herbes et de fleurs, les maisons tendues de riches étoffes, les drapeaux fleurdelisés et les écussons aux armes de la France appendus aux fenêtres; et, tandis qu'il faisait trembler le sol sous les roues bruyantes de ses canons, les cloches retentissaient comme pour un triomphe populaire.

Etait-ce un hôte, était-ce un maître qu'on recevait ainsi? On voulait croire que c'était un hôte; et pourtant qui l'eût pu dire? L'ennemi des Français, c'était Pierre de Médicis, et il était chassé de Florence; mais il avait traité avec Charles VIII, et le roi maintenant le voulait ramener. Cela faillit empêcher tout accord: «Sonnez vos trompettes, et nous <«< sonnerons nos cloches, » dit fièrement Capponi pour trancher le débat. Nul pourtant ne se souciait d'en venir à la lutte: « Le peuple tremblait grandement,» dit Guichardin; et Charles VIII avait autre chose à faire. Des articles furent adoptés, où l'on renonçait de part et d'autre aux prétentions trop absolues'. Le roi ne parlait plus de souveraineté, mais il gardait les places fortes, obtenait de l'argent; et ainsi Florence, qui, selon l'espoir du roi de Naples, devait arrêter Charles VIII, allait concourir, comme le reste de la Toscane, au succès de son expédition.

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Restait Rome: mais le nord de l'Italie était-il toujours aussi assuré aux Français et Charles VIII en conquérant les alliés du roi de Naples n'était-il pas exposé à perdre les siens?

On a vu quelle était la situation nouvelle de Milan. Quant à Venise, la vieille alliée de la France, elle n'avait donné que des paroles; et

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