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rence, se trouvait sans intermédiaire acceptable en présence du texte homérique.

Autre était sa situation à l'égard des trois grands tragiques d'Athènes : entre eux et lui se trouvaient Ennius, Pacuvius, Attius, dont il estimait l'énergie, sans trop en apercevoir la rudesse, qu'il savait par cœur, qu'il citait volontiers, par esprit national, de préférence à leurs modèles grecs eux-mêmes. Il ne s'interdisait pas, au besoin, de les traduire luimême; c'est lui qui nous le dit, et il est bien singulier qu'on n'ait pas voulu l'en croire. «De qui sont ces vers? Je ne les reconnais pas,» se fait-il dire par son interlocuteur, au second livre des Tusculanes 1. «Ne << voyez-vous pas, répond-il, que j'abonde en loisir, Videsne abundare «me otio.» La déclaration est formelle, et pourtant n'a pas empêché qu'on retirât longtemps à Cicéron la propriété des deux morceaux précisément à l'occasion desquels elle était faite, les plaintes d'Hercule mourant, d'après les Trachiniennes de Sophocle, les plaintes de Prométhée attaché au Caucase, d'après le Prométhée délivré d'Eschyle. Tout au plus aurait-on pu supposer que, par les mots isti versus, Cicéron a désigné seulement le dernier des deux morceaux; or, celui-là même, on n'a pas laissé, malgré l'assertion du véritable auteur qui le réclamait comme sien, et sur la seule foi du grammairien Nonius 2, de le donner au poëte tragique Attius. Sans doute, et c'est peut-être ce qui a trompé Nonius, Attius était l'auteur d'un Prométhée dont Cicéron paraît avoir cité quelques vers 3. Mais il l'avait imité, à ce qu'il semble, du Prométhée enchaîné d'Eschyle, et non de la troisième pièce de la trilogie, du Prométhée délivré, auquel était emprunté le passage que Cicéron dit, et il n'y a nulle raison de le contredire, avoir reproduit lui-même. M. Clavel s'est rangé avec grande raison du parti des critiques qui se sont refusés à lui donner ce démenti. Les deux morceaux figurent dans son recueil et avec les éloges dont ils sont dignes.

Quel que soit le mérite des vers, véritablement fort beaux, dans lesquels Cicéron, d'après Eschyle, a exprimé les douleurs de Prométhée, ils gagnent probablement à ne pouvoir être comparés avec l'original. Un tel avantage n'appartient pas à ceux qui les précèdent dans la seconde Tusculane: ils ont de la force, de l'éclat, et même, dans leur rudesse, une élégance plus moderne, à ce qu'il semble, que celle d'Attius, et qui

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traductions d'Homère par Cicéron, voir dans la Bibliotheca classica latina de Lemaire, Wernsdorf, Poetæ latini minores, t. III, p. 474 et suivantes. — 1 Tuscul. II, 11.- 2 Non. V. Adulo. - Tuscul. III, 31. Peut-être ces vers eux-mêmes sont-ils de Cicéron. Quelques critiques l'ont pensé, entre autres M. Ribbeck, qui ne les a pas compris dans son recueil, Tragicorum Latinorum reliquia.

ne permet guère de les croire extraits de ses Trachiniennes, si tant est, ce dont on doute, qu'il ait fait des Trachiniennes; et, toutefois, on ne peut nier que la comparaison avec le texte de Sophocle ne leur fasse quelque tort; plus de tort que ne le dit M. Clavel. Le mouvement est moins aisé, moins naturel, moins dramatique; ce n'est pas autant une scène où luttent ensemble et l'emportent tour à tour des affections contraires, la douleur, l'énergie morale; cela devient un discours, tournant parfois à l'amplification, à la déclamation, moins pourtant que dans les discours bien plus élégants, mais bien plus éloignés encore de la vérité du drame, où Ovide1 et Sénèque 2 ont fait aussi parler Hercule mourant.

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Euripide a sa place dans les traductions de Cicéron, ainsi qu'Eschyle et Sophocle; il y est représenté par des morceaux de moindre étendue, mais plus nombreux. On ne doit point s'en étonner; ce poëte sentencieux était des trois tragiques, et même de tous les autres poëtes, Homère seul excepté, celui qu'alléguaient le plus volontiers les philosophes grecs. Il avait droit à la même préférence de la part de leur disciple romain. Cicéron qui, en vers comme en prose, faisait profession de traduire librement, qui abrégeait, allongeait, modifiait sans trop de scrupule, pesant les mots au lieu de les compter et plus jaloux de conserver l'esprit que la lettre de son modèle, me paraît avoir montré, dans ses traductions des tragiques grecs, une louable flexibilité. Lorsqu'il va des mouvements passionnés d'Eschyle et de Sophocle aux moralités d'Euripide, voisines de celles de Ménandre, il modère, il abaisse son ton tragique, il semble rivaliser non plus avec Attius, mais avec Térence. Lui-même nous met sur la voie de ce rapprochement dans un chapitre de ses Tusculanes, où il fait donner le même conseil de sagesse par le parasite Phormion et par le héros athénien Thésée 4. Là est, selon moi, l'explication de la différence remarquée par M. Clavel entre les passages que Cicéron a traduits d'Eschyle et de Sophocle, et ceux qu'il a traduits d'Euripide, différence dont il donne des raisons auxquelles je ne puis accéder. Il ne me paraît pas comme à lui que Cicéron soit plus inégal à Euripide qu'il ne l'était à Sophocle et à Eschyle, et que cela tienne à une difficulté plus grande, celle de reproduire des idées philosophiques et de les reproduire en vers ïambiques.

Si j'entre dans le détail j'aurai lieu de me séparer de M. Clavel en

1. Metam. IX, 176 sqq. 2 Herc. Eteus, 1131,

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sqq.

3 Cic. De optimo genere dicendi. Tuscul. II, 14. Cf. Euripid. Thes. fragm. III; Terent. Phorm. II, 1,

11 sqq.

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core sur un autre point. Il s'agit d'une de ces maximes que pouvait excuser, dans les tragédies d'Euripide, le caractère ou la situation du personnage, mais auxquelles, hors de là, leur tour sentencieux donnait une portée générale fâcheuse, qu'il était naturel, par conséquent, que Cicéron rapportât pour les blâmer, les réfuter, ou simplement les expliquer. Telle est celle dont s'autorise, dans les Phéniciennes, l'ambitieux Étéocle, et dont, à son exemple, c'en était l'éclatante condamnation, César aimait à s'autoriser. Attius, auteur d'une imitation des Phéniciennes, s'était probablement abstenu de la reproduire, puisque Cicéron, avec une modestie qui ne lui est point habituelle, demande grâce pour la traduction qu'il est obligé d'en faire : « quos (versus) di«< cam, ut potero, incondite fortasse, sed tamen ut res possit intelligi: » Nam si violandum est jus, regnandi gratia Violandum est: aliis rebus pietatem colas 2.

Si l'on peut violer la justice c'est pour régner: en tout le reste il faut être juste.

M. Clavel regrette, dans la traduction de Cicéron, l'omission du mot náλλσtov; à la bonne heure: mais il suppose bien à tort que Cicéron a volontairement affaibli Euripide par complaisance pour César. Cela ne s'accorde guère avec l'intention, évidemment peu favorable au dictateur, du passage où il est dit qu'il avait toujours à la bouche l'immorale maxime; avec la date du traité Des Devoirs dans lequel se trouve ce passage; il a été écrit après la mort de César et au temps des Philippiques.

Tout en m'applaudissant, comme feront les autres lecteurs de M. Clavel, d'avoir ainsi sous la main, complétement rassemblées et disposées dans un ordre commode, ces traductions en vers de Cicéron, je dirai qu'elles perdent beaucoup à être ainsi séparées de leur cadre: elles ne devaient pas êtres lucs à part et en regard du grec, soumises à un contrôle qui en signalât l'inexactitude ou l'infériorité; elles faisaient corps avec un commentaire spirituel, où le texte qu'elles reproduisaient plus ou moins imparfaitement recevait, d'applications morales inattendues, comme une vie nouvelle. Et, par exemple, en rappelant le chant des Sirènes dans l'Odyssée 3, Cicéron appuie de l'autorité d'Homère ce qu'il dit de notre passion naturelle d'apprendre et de savoir pour arrêter Ulysse les Sirènes d'Homère comptent moins, à ce qu'il lui semble, sur

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Euripid. Phoniss. v. 524. Édit. Boisson. t. I, p. 236, 326. — De Offic. III, Odyss. XII, 184 sqq. Cf. De Fin. V, 18.

21. Cf. Sueton. J. Cæs. XXX.

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la douceur de leurs chants que sur l'attrait qu'ils offriront à la curiosité du héros.

J'arrête ici une analyse que je pourrais prolonger longtemps; car le volume de M. Clavel, par le grand nombre et la variété des textes qu'il rassemble, qu'il rapproche, qu'il explique, par les idées que ces textes et leur commentaire éveillent dans l'esprit, prête fort aux développements, à la discussion. J'en ai dit assez pour recommander à la curiorité et à l'intérêt des lecteurs studieux un ouvrage qui témoigne chez son auteur d'une solide connaissance des deux grandes langues classiques. de l'antiquité, qui profitera à l'étude de l'une et de l'autre littérature, et que les humanistes seront heureux de pouvoir placer dans leur bibliothèque, comme un complément utile, auprès des œuvres de Cicéron.

PATIN.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

Dans sa séance du 4 janvier 1869, l'Académie des sciences a élu M. A. Duméril, à la place d'académicien libre, vacante par le décès de M. Delessert.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans sa séance du 2 janvier, l'Académie des beaux-arts a élu M. Dupré, statuaire à Florence, à la place d'associé étranger vacante par le décès de M. Rossini.

ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

L'Académie des sciences morales et politiques a tenu, le samedi 16 janvier, sa séance publique annuelle sous la présidence de M. Renouard.

Le Président a ouvert la séance par un discours annonçant, dans l'ordre suivant, les prix décernés et les sujets de prix proposés.

Section de philosophie.

PRIX DÉCERNÉS.

Question mise au concours pour 1867: « Examen de la philosophie de Malebranche. » Le prix a été décerné à M. Ollé-Laprune, professeur de philosophie au lycée de Versailles.

L'Académie a accordé une mention honorable à M. Royer, professeur de seconde au lycée de Dijon.

Section de morale.

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Sujet remis au concours pour 1867 : « Étudier les doctrines << morales en France, au xvi° siècle, notamment dans Montaigne, Charron, la Boétie,

« Bodin, etc. » Le prix a été décerné à M. Albert Desjardins, agrégé à la Faculté de Droit de Paris.

Section d'histoire générale et philosophique. Question prorogée à 1867 : « Exa«miner quels furent le caractère, les desseins, la conduite de Philippe IV, dit le Bel, dans ses actes législatifs, politiques, administratifs et militaires.» Le prix a été décerné à M. Deroisin, avocat à la cour de Paris.

M. Jules Jolly, juge au tribunal civil de la Seine, a obtenu une mention honorable.

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Prix Victor Cousin. Section de philosophie. Question mise au concours pour 1867: «Socrate considéré surtout comme métaphysicien. » Le prix, de la valeur de 3,000 francs, a été décerné à M. Fouillée, professeur de philosophie au lycée de Bordeaux.

L'Académie a accordé une mention très-honorable à M. Chaignet, professeur de littérature ancienne à la Faculté des lettres de Poitiers, et une mention honorable à M. Montée, docteur ès-lettres.

PRIX PROPOSÉS.

Section de morale. L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour le concours de 1869, le sujet suivant: «De l'instruction et du salaire des femmes employées « dans l'industrie, et des moyens de concilier pour elles le travail salarié et la vie de famille. Le prix est de 1,500 francs. Les mémoires devront être déposés le 1" décembre 1869.

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Section de législation, droit public et jurisprudence. - L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour le concours de 1869, le sujet suivant: «Examen des causes qui ont présidé, dans les temps modernes, à la formation des unités nationales tant « au point de vue du droit public qu'au point de vue de l'histoire. » Valeur du prix 1,500 francs. Terme du concours, 31 décembre 1869.

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Section d'économie politique et finances, statistique. L'Académie propose, pour le concours de 1870, la question suivante: «Faire connaître les principales variations des prix en France, depuis un demi-siècle; en rechercher et en indiquer les causes et déterminer particulièrement l'influence exercée par les métaux pré« cieux. » Le prix est de la valeur de 1,500 francs. Les mémoires devront être déposés le 31 décembre 1870.

Section d'histoire générale et philosophique. L'Académie propose, pour le con

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